Texte – L’enfant qui aimait chanter

L’enfant qui aimait chanter

Perrine GRILLEAU

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Le langage est la matière constituante des êtres humains, au même titre que l’eau. La plupart des êtres humains ont accès à des langues, assimilées dans des pratiques quotidiennes, à deux et en collectifs, non sans heurts ni plaisirs. La mise en œuvre d’une langue, nous la nommons « parole ». Un de ses pouvoirs est de raconter, de mettre en récit, d’inventer, de redire des histoires, de dire la sienne et d’écouter, de se traduire celles des autres. Voici le récit du travail en orthophonie, avec un patient, rencontré il y a longtemps. J’ai écrit à partir de mes souvenirs avant de les confronter à mes notes de séances.

 

L’orthophonie est toujours une rencontre.

 

Le premier jour où on s’est rencontrés, il avait cinq ans et quelques mois. Sa mère disait qu’il aimait chanter. Elle parlait de lui d’une manière douce. Elle disait qu’il parlait très peu, qu’il était calme, timide, tranquille. Elle m’a fait comprendre que les prises de parole de son fils étaient presque toujours des échecs. Sa grande sœur le comprenait parfois. La maman n’a pas mentionné devant son fils qu’il pleurait sans cesse à l’école. Il n’avait pas d’amis et s’il parlait rarement en famille, il ne parlait jamais en dehors. Je l’ai su plus tard par la maîtresse d’école. La mère venait me rencontrer à cause de la prononciation incompréhensible de son enfant. Elle remarquait qu’il prononçait mieux quand il chantait. Les langues parlées à la maison étaient le français et le lari du Congo-Brazzaville. La maman parlait très bien français et probablement très bien lari. Elle m’a répété plusieurs fois à propos de son fils : « Il ne sait pas dire son prénom » et c’était terrible pour elle. On a pris le temps de parler, de lui, de sa vie, de ses langues. On a pris le temps de se présenter, de se rencontrer, avec sa mère, puis sans sa mère.

 

Il prononçait bien les voyelles quand il parlait spontanément ainsi que la plupart des l,r,m,n. Mais, les consonnes fricatives sourdes (f,ss,ch) étaient articulées « k » et les sonores (v,z,j) « g » ou « k ». On entendait quelques autres consonnes occlusives (p,t,b,d) quand il parlait très lentement. Dans le jeu, il parlait plus vite et les consonnes étaient alors postériorisées en « k », et « g ». « Une klak » pouvait être une plage, une plaque, une claque, une flaque, une classe. Le nombre des signifiants était donc réduit et chaque signifiant renvoyait à beaucoup de signifiés différents. L’enfant avait commencé à parler tard. Il avait des difficultés à mobiliser sa langue. Sa mère disait qu’il gardait longtemps les aliments en bouche avant d’avaler. Il présentait une dissociation automatico-volontaire, ce qui signifie que la répétition de mots ou de syllabes était plus difficile pour lui que la prononciation spontanée. La signification améliorait sa prononciation. Il était plus intelligible quand il inventait ses paroles que quand il répétait des mots. Le koleil était le soleil. La kerme était un tracteur, non pas une ferme. Un couac c’était la soif. Une makine pour cueillir les pantalons, c’était un four probablement pris pour une machine à laver. Un pigoui désignait un oiseau dessiné en plein vol. Je lui ai dit que moi, j’appelais ça un « oiseau ». Il ne démordait pas du fait que c’était un « pigoui », ce ne pouvait pas être un « oiseau » puisque c’était un « pigoui ». Il répétait indéfiniment les phrases que je ne comprenais pas, de la même façon, sans changer ni un mot ni l’intonation, parfois une dizaine de fois. Il prenait souvent beaucoup de temps pour répondre à mes questions. Parfois, il me répondait oui puis non, ou non puis oui.

 

Jouer et demander, voilà le travail.

 

Il disait qu’il adorait jouer. On a beaucoup joué à faire parler et agir des personnages dans des scénarios qu’on inventait. Dans ces jeux, il faisait parfois chanter des personnages. Quand il chantait, son visage s’animait. Il avait plus de plaisir et adoptait des mimiques, des regards et des attitudes plus variées que lorsqu’il parlait. Les chansons qu’il faisait chanter aux jouets étaient probablement des chansons traditionnelles qui lui avait été transmises dans sa famille. Il ne réussissait pas à les traduire mais j’avais compris à ses réponses qu’elles avaient du sens pour lui et qu’il ne les attribuait pas à n’importe quel personnage, ni à n’importe quels schèmes d’actions du jeu. Autrement dit, il considérait les chansons comme des énonciations, avec un contexte et un rôle, dans le scénario. Je ne sais pas si c’est lui qui créait le lien entre la chanson et l’histoire, ou bien si les chansons étaient traditionnellement issues de versions des mêmes contes dont nous nous inspirions parfois pour jouer. Ainsi, le grand méchant loup affamé chantait une chanson différente de celle des petits animaux cherchant à ne pas se faire croquer. Il a proposé de m’apprendre et m’a appris la chanson du loup que j’aimais beaucoup.

 

Pour jouer des personnages-humains, on utilisait souvent mes petites figurines qui étaient presque toutes blanches. Il était noir. C’est dérangeant quand on est noir, que les gens de sa famille sont noirs, de n’avoir à disposition que des jouets représentant des blancs. Un jour, il m’a posé la question :

« Perrine, t’as pas des parents noirs ? ». Je cherchais déjà des figurines noires parents. Les playmobils noirs enfants se trouvent dans les paquets d’écoles, de colonies de vacances ou d’hôpitaux. Je vois souvent des messieurs playmobils noirs dans leur fonction professionnelle : policier, pirate, pompier, cycliste. J’ai trouvé une dame playmobil noire, médecin, en blouse blanche. Les enfants n’acceptent pas souvent de donner à une figurine en costume professionnel un rôle de parent dans un jeu. Ceux qui y consentent, bien souvent, ne différencient pas les personnages (enfants/adultes, rôle professionnel/rôle familial) et peuvent avoir des difficultés de symbolisation qui rendent le « jouer » à deux difficile. Lui savait jouer. Il avait probablement appris avec ses parents ou sa grande sœur. Il distinguait l’imaginaire des jeux (et des contes) de la réalité du vécu. Je remercie au passage les orthophonistes des Ateliers Chassagny, qui ont partagé comment en orthophonie amener d’abord les enfants à savoir jouer, à pouvoir jouer. Il ne s’agit pas que de proposer mais de baliser, d’étayer, de nommer les entrées et les sorties du jeu, les représentations concernant le temps, les espaces, les personnages, la co-construction du scénario, les possibles et les impossibles pour jouer, et pour jouer ensemble. Il y a ainsi dans notre métier des pratiques qui, conscientisées et explicitées, se transmettent, servent d’appui, évoluent, s’adaptent à chacune, comme des langues ou des contes.

 

Changer crée du changement en l’autre.

 

Du travail qu’on faisait tous les deux en orthophonie, de nos jeux, de nos dialogues, cet enfant s’en est saisi pour changer. Deux mois plus tard, il répète korè trois fois, sans que je comprenne, puis il me dit : « Y a plein d’arbres ». Forêt ! Au lieu de répéter dix fois des mots, ou des phrases, il commence à donner des définitions, des explications et des synonymes. Il sort de son isolement et se fait deux copains qu’il ne me désigne pas par leur prénom, mais comme son copain noir et son copain blanc. Je pense que c’est grâce à ses amitiés que toutes les consonnes sont apparues, petit à petit, les unes après les autres, après des consonnes intermédiaires « svch » « kch » « ks » « kchy ». L’amitié dans le développement du langage est fondamentale. 

 

En séances, il y eut du plaisir partagé, du sérieux, des rires, de la frustration (pour moi par exemple qu’il n’avance pas encore plus vite) mais aussi quelques colères de sa part accompagnées de larmes. Lors de sa première colère, il boude tout à coup et m’accuse de ne rien comprendre. Il me dit qu’on est obligé de changer de jeu et qu’il ne veut plus jamais venir ici. Sa mère assure la continuité du travail, avec un sourire. Elle verbalise que ce travail est important et que c’est d’ailleurs ce qu’il dit souvent. Elle décide qu’ils reviendront le mardi suivant. J’écris après coup pour comprendre ce qui s’est passé. Cette colère me paraît d’abord venir de nulle part. Je note les phrases du jeu dont je me souviens qui l’ont déclenchée. « Le bus fait un tour.  Les bus font un tour. Tous les bus font un tour. » Il répète la même idée alors que je l’ai comprise. Moi, je crois qu’il y apporte une précision à chaque fois. Je réalise, dans l’après-coup, qu’il pense que je ne le comprends pas dès que je ne répète pas en décodé après lui. Je le comprends désormais sans autant d’efforts qu’au début. Je n’ai plus besoin de répéter tous ses dires, avec la prononciation usuelle, pour vérifier que je ne fais pas fausse route, pour corriger, pour lui donner la forme sonore habituelle des mots. Les premiers mois, je répétais probablement en permanence ce qu’il disait comme une stéréo corrective. Je ne le faisais plus. J’avais changé.

 

Essayer de se comprendre, le croire possible.

 

La séance suivante, nous reprenons nos jeux de bus et je ne comprends pas le nom d’un arrêt de bus. Il pleure. Je cherche la réussite de l’échange en lui proposant : « Tu sais ce qu’on va faire ? Je vais regarder la ligne de bus sur internet puisque tu connais son numéro. Je vais lire tous les arrêts de bus et tu me diras quand c’est celui-là. » Soulagement partagé de s’entendre sur le nom de l’arrêt de bus. Je retrouve dans mes notes à la date de cette séance : uniquement le nom de cet arrêt de bus, écrit très lisiblement, beaucoup plus lisiblement, d’une autre couleur et en plus gros que toutes mes autres notes.

 

Il y eut ensuite une troisième et dernière colère dont je me souviens très bien. Igongoirlekangukakeur, igongoirlekangukakeur, igongoirlekangukakeur. Ils vont voir (igongoir). Kakeur ? Ca cœur ? Ta sœur ? Facteur ? Pas peur ? Lekangu ? Le temps bu ? Le champ vu ? Le faon du ? Il m’accusait de ne pas vouloir comprendre. Je ressens la nécessité avec sincérité, dans le travail, de verbaliser mon point de vue, avant de réussir l’échange : « Mais tu vois bien que je réfléchis, que j’essaie de comprendre. C’est quoi un  cacœur ? Ça se dit pas comme ça, ça existe pas cacœur, tu dis presque tous les sons en « k », je peux pas comprendre, si tu le dis pas autrement. Au lieu de répéter cacœur en pleurant, aide-moi. Explique-moi. C’est un objet ? C’est quelqu’un ? » Il m’a expliqué. J’ai compris. C’était un chasseur. « Le sang du chasseur ». Le chasseur était un personnage playmobil que je nomme encore intérieurement ainsi.

 

Des lieux de vie, du début à la fin, le prénom.

 

Trois mois après le début du travail, dans un jeu que nous inventons, il m’explique que Tchoupi  (qu’il prononce Kchoupi) n’a pas de prénom à l’école, mais seulement à la maison. Ce à quoi, je m’oppose. Même si personne ne le prononce, il garde son prénom dans sa mémoire, à l’école. Je me souviens d’un coup de fil avec la maîtresse. C’était compliqué de supporter, dans le collectif, les difficultés, les larmes, les colères et les frustrations quotidiennes de cet enfant. Elle a utilisé le mot de « lenteur » qui m’a heurtée et j’ai immédiatement tenté de le circonscrire à certaines activités. J’ai répondu que passer du mutisme à la parole en trois mois, c’était extrêmement rapide. Ensuite, c’est le Képé (C.P). Il change de classe. C’est le mois où il réussit à dire son prénom, ce qui crée un fort sentiment de reconnaissance et de complicité entre l’enfant et sa mère. Cela nous amène à parler tous les trois de ce prénom, de son origine, de qui l’a choisi. Plus tard, l’enfant me dit qu’il aimerait que je rencontre son père. Il dit qu’on aurait dû organiser ça avant que son père ne reparte au Congo. On a parlé de l’autre pays de ses parents, pays où il n’était jamais allé et où était son père, le Congo. Je lui ai fait remarquer : « Congo, c’est plus facile à dire pour toi que France, que tu dis Krank. » Il y a parfois des moments où un trouble de la prononciation met en lumière un mot ou crée une différence entre des mots, importants pour un patient et son orthophoniste. C’est intéressant, dans le travail, quand les mots résonnent avec leurs sonorités et leurs représentations et avec le trouble, sans que ce soit artificiel. Ce sont souvent des moments qui se gravent en mémoire pour moi.

 

Mes dernières notes de séances sont des prénoms de nos personnages qu’il invente dans le jeu. Je note pour les reprendre d’une séance à l’autre, ces prénoms que j’adore pour certains : Lumière, Soleil. Après huit mois de travail, vient le moment où je dois arrêter mes suivis pour changer de région. Je suis trop occupée en séances à préparer la fin du travail, à le mettre en récit avec lui, pour prendre des notes.

 

La première fois que cet enfant est venu me voir, il a dit à la fin, devant moi à sa mère : « Gue gue guenir tou les gours » (Je veux venir tous les jours). Et sa mère lui a permis de venir chaque semaine. Elle ne s’est jamais plainte de la contrainte que c’était dans leur vie. Au moment où j’ai déménagé, tous les problèmes de cet enfant n’étaient pas réglés. Sa prononciation et sa façon de dialoguer étaient meilleures. L’écriture et l’école étaient difficiles. Nous avons pris quatre séances pour nous dire au revoir. La première, il a pleuré. La deuxième, il a dit ne pas être d’accord. La troisième, il m’a dit qu’il acceptait mon départ à condition que je lui laisse mes playmobils. La dernière, il m’a dit « au revoir » en souriant, en étant d’accord pour ne partir qu’avec des souvenirs.  Cet enfant (comme d’autres) m’aide, le souvenir de la réussite du lien et des séances, de l’étonnement, du travail m’aide à réfléchir, à chercher avec d’autres patients. Il m’a dit qu’un jour, il aurait une grande barbe blanche et qu’il serait mort dans un cimetière, comme celui entre l’arrêt de bus pour venir me voir et mon bureau. Il m’a dit qu’il était heureux sur le chemin de voir le cimetière. « Tu sais pourquoi ? Parce que ça veut dire que je vais te voir. » Il y a des suivis moins bien investis, de la part des enfants ou de leurs parents ou même de l’orthophoniste, où le transfert, les troubles et le style de chacun permettent moins facilement la confiance et les progrès. Nous avons la chance d’avoir des cadres pour penser nos pratiques, pour faire en sorte que les erreurs, les réussites et les difficultés nous conduisent à mieux nous ajuster et mieux inventer. Ce sont toutes les formations théorico-cliniques des Ateliers Claude Chassagny que j’évoque… Ces formations, au long cours, permettent un travail (individuel et collectif) entre orthophonistes, d’écoute, de lectures théoriques et de mises en récit des suivis. Elles aident à se positionner, à consolider et à préciser le sens et le rôle de notre accompagnement. Je termine avec émotion et reconnaissance une formation de deux ans à la Pédagogie Relationnelle du Langage.

 

Aux personnes, collègues, formatrices et relectrices des ACC et de l’ITECC, orthophonistes et non-orthophonistes, amies, qui ont lu des brouillons et m’ont fait des retours, merci.

 

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