Texte – Un enfant qui chuchote…

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Mémoire présenté à l’Université René DESCARTES (Paris 5) pour obtenir le diplôme universitaire « Troubles de la communication et du langage chez l’enfant ».

 

Réflexion clinique  autour de la prise en charge orthophonique d’un enfant qui chuchote

Annie THEBAULT

Je remercie Monsieur Laurent DANON-BOILEAU pour son enthousiasme communicatif.

Je travaille dans un Centre Médico-Psycho-Pédagogique. Je reçois des enfants présentant des troubles du langage oral et/ou écrit Je vais vous présenter le cas de David L. un petit garçon de 5 ans qui chuchote depuis son entrée à l’école à 2 ans 5 mois. C’est l’école qui l’envoie au CMPP après une prise en charge au sein de l’école par le R.A.S.E.D (réseau d’aide et de soutien pour enfants en difficulté).


Le premier entretien :

David et sa maman sont reçus par une psychologue.

Mme L. explique que David ne parle pas, ni à l’école, ni aux « étrangers ». S’il répond, c’est en chuchotant. Avant l’entrée à l’école, il parlait normalement. C’était un petit garçon vif, curieux. Actuellement, il ne sait pas s’occuper seul. Il est coléreux, autoritaire. Il pose beaucoup de questions.

David est entré à l’école à 2 ans 5 mois en janvier. Sa mère était enceinte. Mme L. décrit ce moment comme un véritable « arrachement ». Elle ne l’aurait pas mis à l’école si elle n’avait pas été enceinte. Elle n’a pas voulu faire coïncider la mise à l’école avec la naissance de la petite sœur. Mme L. avait peur que David prenne la mise à l’école comme une punition.

Dès ce moment, David a toujours refusé de parler à voix haute à l’école et en présence d’étrangers (autres que ses parents, ses grands-parents, sa petite sœur et ses cousins). De plus, l’institutrice l’a pris pour un autre enfant le jour de la rentrée et l’a appelé Pascal pendant 3 jours.

Donc David chuchote ou s’exprime par gestes.

David aurait dit à sa mère « qu’il ne faut pas qu’on l’entende » et que « sa maîtresse serait certainement contente parce qu’au moins elle aurait un, élève qui ne fait pas de bruit ». Il trouve que sa sœur parle très fort. Par ailleurs, David a très peur quand il entend un avion et « cherche dans la maison quelqu’un pour s’y coller ». La psychologue sent un enfant un peu méprisant, qui ne sourit pas. Il a une mine butée, froide, un peu provocatrice.

Les parents de David sont reçus plusieurs fois par le Médecin Psychiatre.

Les parents se décrivent tous les deux comme très timides. Mme L. avait un an d’avance à l’école. Elle n’avait pas de copines. Mme L a enseigné un an.

Elle a choisi ce prénom pour son fils parce qu’il était facile à écrire, « on entend toutes les lettres ». Mme L. a du mal à se séparer de son fils.

Les parents de David pensent que ses difficultés ne sont pas dues à un problème technique. David n’ose pas parler. Ils notent tout de même des difficultés d’articulation (sur : s, ch, f). David compte très bien (jusqu’à 87) et il adore ça.

Ces premiers entretiens se déroulent sur une période de 3 mois. Le médecin me demande de recevoir David en Bilan Orthophonique.

 

Bilan orthophonique :

Je reçois David et sa maman.

Mme L. m’explique que, depuis sa venue au CMPP, David lève le doigt en classe, participe, mais continue à chuchoter. II va à l’école avec plaisir. Il est en Grande Section, il travaille lentement. L’écoute des sons est difficile. II est gaucher. Sur le plan moteur, Mme L. le décrit plutôt « casse-cou ». David invite peu ses copains. Il va parfois chez ses copains, joue, mais ne parle pas.

David a refusé de rester seul avec moi. II m’a beaucoup regardée et écoutée pendant l’entretien avec sa mère.
Je note :
– compréhension excellente (Khomsi 0-52). Il est très lent, réfléchi pendant cette épreuve.
– une articulation très tonique, sur /b, d, g, v/ : je ne perçois pas la sonorisation, puisqu’il chuchote. Mme L. dit qu’il peut sonoriser.
– sur (s, ch) il existe un schlintement, mais il peut le dire dans une syllabe, dans un mot (s, z, ch, j) —> Ø. David souffle fortement à la place.

Son débit est très saccadé en répétition, très tendu. Pas loin du bégaiement. Il chuchote fort. Je lui dis que ça doit être très fatigant. David s’est détendu au cours du bilan. II a même ri aux éclats (en chuchotant !). Il communique facilement. Il est très souriant. Il me paraît très intelligent.

Mme L. me dit qu’il compte tout le temps. Il compte jusqu’à 100, il a 5,4 ans. Il fait des multiplications. Il peut comparer spontanément des produits : « 2 x 10 = 20 ? Ah! Oui c’est comme 4 x 5 ». II compte les pas qu’il fait de la sortie de l’école à la voiture. David me parait un peu obsessionnel, contrôlé.

Il semble ennuyé par ses difficultés d’articulation. Comment a-t-il pu « tenir » 3 ans en chuchotant ?

Pendant la synthèse, nous avons réfléchi à la meilleure façon d’aider cet enfant. Les parents semblaient très réticents par rapport à une aide psychothérapeutique.
Nous avons décidé que David serait aidé en orthophonie et que ses parents seraient vus par le médecin. J’ai donc commencé un travail avec David.

 

Déroulement de la 1ère séance :

J’ai d’abord reçu David et sa maman et j’ai expliqué la manière dont je pensais aborder les choses. J’ai mis en avant l’entrée en relation avec David et la mise en confiance nécessaire. J’ai d’emblée mis le travail technique au second plan, le travail articulatoire me paraissant prématuré. La mère de David comprenait parfaitement que le chuchotement n’était pas un problème technique. J’ai dit que la médiation avec un tiers pouvait aider David dans sa relation à sa famille et aux autres.
David a accepté difficilement de rester seul avec moi. Je réexplique le cadre de notre travail.

Je lui parle de l’acte de chuchoter et je lui dis ce qu’il m’évoque :
– la discrétion
– le secret
mais aussi pour le « chuchoteur » une manière d’obliger l’autre à ne pas le quitter des yeux, finalement d’avoir un pouvoir sur l’autre.

Je lui parle des efforts que chacun fait pour se faire comprendre.
David prend alors des Duplos et commence une construction. Il ne verbalise pas spontanément. A mes questions, il répondra seulement : [έ maga~έ / de ~ we] un magasin / des jouets. Les constrictives sont remplacées par une forte expiration.

Je lui propose de jouer à « Badaboum » : jeu dans lequel il faut empiler le plus haut possible des pièces de bois tout en essayant de faire perdre l’autre. C’est un jeu bruyant. David est très prudent et malicieux. Puis il prend la pâte à modeler et fait un bonhomme ; « papa, il soigne les bêtes ».

Cette première séance aura été plutôt silencieuse, mais David est très présent ; son regard est très communicatif.

A la fin de la cette première séance, la mère de David dit : « Oh ben, vous en avez fait du bruit ! » La salle d’attente est assez proche de mon bureau et elle a entendu les Duplos. Je reste sans voix devant cette remarque. C’est peut-être à elle que j’aurais dû parler de la valeur du chuchotement, du silence. J’ai aussi le sentiment d’avoir été épiée.

Après cette remarque, elle prend fermement David par la main pour descendre les 2 étages.

 

2ème séance :

David reprend le jeu de Badaboum, puis les Duplos. Il reproduit un jeu semblable à celui de la 1ère séance : un magasin, son père fait les courses. Puis je lui propose de faire des bulles. David n’a pas de respiration abdominale, il est assez tendu sur le plan corporel. Il peut s’amuser à faire des bruits de gorge et de langue. Mais aucun son n’est produit.

 

3ème séance :

David reprend les mêmes activités. Il s’exprime peu et semble faire des commentaires pour lui. Il dessine : je note qu’il n’a aucune tension dans le graphisme. « C’est un crocodite, il nage sur l’eau. et il y a un soleil ».


4ème séance :

II choisit un mémory, un badaboum, un loto des animaux.

Il chuchote plus fort quand il s’adresse à moi. J’amorce un travail d’articulation :
– pour le /S/ : David est très tendu et il existe un schlintement.
– pour le /ch/ : c’est plus facile.

Je vois sa mère toujours inquiète. Je lui propose de la rencontrer avec son mari. Elle me dit qu’il viendra seul. J’évoque le rendez-vous mensuel prévu avec le médecin : elle est très surprise.

Puis comme après chaque séance, elle prend fermement David par la main.

 

5ème séance :

Je reçois David avec son père. Mr L. est intimidé, pas très à l’aise. Il me dit que David s’entraîne le soir à articuler.

En classe : il participe davantage. Il sait presque lire (nous sommes en avril, il est en Grande Section). Il demande à ses parents de lire tous les mots écrits qu’il rencontre. Mr L. évoque sa propre timidité.

Quand je parle du rendez-vous avec le médecin, Mr L. (comme Mme) est très réticent. Il n’en voit pas le besoin. Le travail orthophonique semble les rassurer.

 

6ème séance :

J’apprends que David ne va pas à l’école l’après-midi quand il vient me voir ! Mme L. trouve qu’elle ferait trop d’allées et venues.

David choisit des histoires séquentielles, qu’il raconte avec économie. En plus de son chuchotement, il reste peu bavard. Il veut jouer aux Dames et y joue très bien (il a 5,8 ans). Puis il construit un avion en Légos : « un. avion avec papa, il va en Tunisie ».

 

Les séances suivantes :

Je sens David se détendre ; prendre plaisir à dessiner, construire. Il verbalise davantage. Il parle de sa famille, en particulier du travail de son père (à la ferme). Il rit. Mais il chuchote toujours ….

 

10ème séance :

Au début de la séance, je demande à Mme L. de prendre rendez-vous avec le médecin avant les vacances d’été. Depuis les séances d’investigation, les parents n’ont jamais vu le médecin. Je dois insister.

Puis je vois David. Il prend à nouveau le « Badaboum ». Il perd une première fois. Au moment de perdre une seconde fois, il dit à voix haute : « c’est pas grave si je perds c’est pas un concours ». Je suis enchantée d’entendre le timbre de sa voix, mais ne fais aucun commentaire. Je m’étais demandé comment, après 3 ans, il pourrait abandonner ce chuchotement. Sa personnalité semblait construite autour de ça.

Je me suis aussi demandé à ce moment là ce qu’il pouvait bien perdre à ne plus chuchoter. A partir de cet instant, je l’ai réalisé plus tard, David n’a plus jamais chuchoté. David est instantanément beaucoup plus bavard. Son langage est élaboré. Il exprime facilement et spontanément ses avis, ses doutes.

Je lui propose de travailler l’articulation, il n’a pas envie. Les constrictives sont toujours absentes dans la parole.

A la fin de cette séance, je dis à David que je suis contente d’entendre le son de sa voix. Il me répond : « Ah oui ? » avec un regard surpris et heureux, me semble t-il.

 

Un mois plus tard. les parents rencontrent le médecin. Ils lui disent que David est heureux, qu’il va mieux, qu’il est moins tendu, qu’il est comme les autres. Les autres enfants n’ont fait aucune remarque depuis qu’il parle sans chuchoter. Les parents souhaitent trouver des activités pendant l’été « pour qu’il sorte de notre milieu fermé ».


14ème séance : dernière séance avant les vacances d’été.

David prend un jeu de « Récimages » : il faut imaginer une histoire à partir de 2 ou 3 images.

Ses récits sont riches, le vocabulaire utilisé est varié, précis. La syntaxe est élaborée (il emploie le passé simple, des prépositions (soudain ..)).
Il me demande : « quand je parlerai bien, je viendrai plus ? ». Il m’exprime son besoin de continuer. Je le rassure et lui dis que nos rencontres ne sont pas exclusivement liées à ses difficultés d’articulation.

 

En septembre : David entre au CP.

Il est heureux. Il espère pouvoir bientôt lire des histoires à sa petite sœur de 3,6ans. Dans ses jeux, il met souvent en scène son père et sa petite sœur.
Il accepte l’idée d’un travail articulatoire. L’articulation n’a pas bougé pendant les vacances :

– /s/ + mais interdental
– /ch/ = +
– /z/ difficile
– /j/ émet un /i/ du fond de la gorge.

La discrimination auditive est bonne. David perçoit les vibrations au niveau du larynx et des lèvres. Peu à peu, je lui demande de penser à articuler correctement chez lui.

 

En novembre :

Je prépare la possibilité de l’arrêt, David me dit que sa mère a envie d’arrêter, mais qu’il n’est pas prêt.

Ce travail s’arrête le 14 février.

Mme L. est ravie. David n’est plus timide en classe, il participe beaucoup. Il réussit très bien scolairement. Il reste un peu réservé avec les personnes étrangères. Je le rassure, David va bien. Il est à l’aise, il a de l’humour.

Mme L. sait que l’articulation n’est pas parfaite, il reste un léger schlintement sur / ch, j /. Mme L. comprend que c’est un détail. Mme L. me dit que sa fille prenait la même attitude que David, qu’elle s’est ouverte elle aussi.

 


Conclusion

Cette prise en charge orthophonique aura duré presque 1 an. Le travail a été centré autour de David dans un abord relationnel. Peu à peu un travail plus spécifique a pu se faire au niveau de l’articulation.

Cette « faille » articulatoire est-elle à l’origine du symptôme initial « le chuchotement » ? Ce chuchotement était-il une façon pour David de se singulariser dans un monde scolaire bruyant dans lequel les petits garçons sont en général assez turbulents ? Était-il un moyen de garder une relation fusionnelle à la mère au moment où celle-ci allait avoir un autre enfant ?

En effet, David est un petit garçon extrêmement intelligent, qui dans un premier temps était très contrôlé. J’ai agi le plus doucement possible auprès de sa mère et de sa famille. C’est une famille assez isolée, hyperprotectrice et sans doute fragile.

Ce travail auprès de David a semble-t-il permis à la famille de se repositionner, de prendre confiance et d’abandonner l’idée d’enfants parfaits. J’ai vu Mme L. se détendre, accepter que David prenne son envol. Elle m’a dit que ce travail avait permis à la petite sœur de David d’aller mieux.

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BIBLIOGRAPHIE


• BRIGAUDIOT et DANON-BOILEAU Laurent: Le langage de l’enfant de 0 à 2 ans, PUF, 2002.
• BRUNNET : Savoir lire, Savoir faire, PUF.
• CHASSAGNY Claude: Pédagogie Relationnelle du langage, IPERS.
• DANON-BOILEAU Laurent : Des enfants sans langage, Odile Jacob, 2002.
• DANON-BOILEAU Laurent : L’enfant qui ne disait rien, Calman-Levy ,1995.

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