Texte – Pourquoi ai-je un jeu de Mikado dans mon bureau d’orthophoniste ?

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Texte initialement publié dans La Lettre n°9 –Janvier 2006-bulletin des adhérents des Ateliers Claude Chassagny

Pourquoi ai-je un jeu de Mikado dans mon bureau ?

Virginie Amoureux, orthophoniste

 

Parce que c’est un jeu peu encombrant, discret, dont la texture me plaît (le mien est en bois), peu ornementé, 3 couleurs simplement, qui passent un peu avec le temps.

Parce que j’y ai joué avec ma grand-mère dans le temps (jeu pas cher, peu encombrant, etc. vous connaissez la suite) et que j’en garde de bons souvenirs.

Parce que la dynamique du temps y est présente: parfois cela va très vite, parfois cela s’éternise.

Parce que malgré son aspect simple, il attire les petites mains. Pourquoi donc ? Ne serait-ce pas les piquants à leurs extrémités («ne touche pas, c’est piquant, tu vas te faire mal, c’est dangereux…») qui leur donnent cette aura de «défendu» qui justement plaît ?

Moi, si en tout cas: je peux dire à l’enfant petit: «tu vois, c’est un jeu de grand, il faut faire attention de ne pas se piquer (les doigts, la bouche, les yeux).

N’est-ce pas cette poignée de quelque chose qu’on a au creux de la paume de main, qui on le sent bien, est faite de morceaux distincts, épars – on les verra bientôt étalés, dispersés sur la table – mais qui pour l’instant roulent sur eux-mêmes comme des cailloux dans la main ou des grains de sable ?

N’est-ce pas cette surprise, avec juste ce qu’il faut de prévisible pour ne pas se sentir en danger, de voir comment les cailloux – euh, je veux dire les bâtons – sont arrivés, lancés ou juste lâchés sur la table, voire par terre, voire sur le téléphone, voire tout là-bas sur les genoux de l’orthophoniste, en tous cas dans son coin à lui ou à elle.

C’est un éclatement total ou un déroulement en rangs serrés ou un imbroglio de pics avec en dessous, au dessus, parfois tout à la fois, tout emmêlés avec juste 2, 3 malins qui auront été se mettre plus loin, tout seuls et «ouf» car on peut commencer par eux!

N’est-ce pas ce dilemme entre ce que l’œil a perçu, ce par quoi il s’est laissé capter, attirer: ce bâton-là, en dessous, qui touche à tous les autres, et la raison qui appelle à en prendre un autre, beaucoup plus dégagé et s’offrant sans difficulté «oh, je ne l’avais même pas vu!» Plaisir de se risquer avec la quasi-certitude de devoir laisser son tour ou stratégie du gagnant potentiel ?

N’est-ce pas ce gain de confiance qui s’établit peu à peu dans le regard de l’autre et de sa parole?

– « ah, tu as bougé.

– ah non!

– si, tu as bougé

– T’es sûr(e)?

– Oui, tu peux me faite confiance. Moi aussi, je peux penser ne pas avoir bougé. Si tu me le dis, je te croirai. On ne peut pas tout voir soi-même, surtout quand on se concentre!»

 

N’est-ce pas cet étayage immédiatement tangible que l’on peut offrir à l’enfant en lui «dévoilant» nos tactiques, nos astuces, nos gestes, nos attitudes, pour démêler ce nœud de bois ? Moi, je connais :

– le levier

– le «je bouscule tout»

– le «je prends par les deux bouts»,

– le «j’en fais sauter juste un», attention à l’arrivée

– le «je retiens ma respiration et je vais tout doucement»

 

N’est-ce pas le plaisir du geste anticipé, conduit, mené jusqu’au bout, qui laissera le bâton déposé en toute sécurité, sûr que l’on est de l’ajouter aux autres qui vont compter pour les points ?

N’est-ce pas ce léger dépit, quand on le croit dégagé, ce fichu bâton, et que se relâchant trop vite, croyant la victoire assurée, on fait un geste maladroit et «pof !», il faut renoncer et le laisser pour l’autre, là, si facilement accessible ? : «Oh, c’est toi qui a fait tout le travail, moi, il me tombe tout cuit dans le bec !»

Mais c’est aussi ce geste «héroïque» de se «sacrifier» et d’agir pour le démantèlement d’un bataillon de pics, sachant que tout bougera et que quelques uns d’entre eux iront rouler et s’arrêteront tranquillement; il n’y aura plus qu’à les cueillir.

«Tu vois, dans ce jeu, il y a toujours un moment où l’on travaille pour l’autre: je fais quelque chose qui te fera gagner et toi aussi, tu feras quelque chose qui me facilitera la tâche. On se partage le gâteau.» (D’ailleurs, ne s’agit-il pas du mi-cadeau?)

Bien des fois, on avance aussi de front, car ce n’est pas si simple, il faut parfois beaucoup de persévérance et de petits coups à droite à gauche, pour démêler l’écheveau. Il faut s’épauler pendant un moment puis à nouveau se distancier pour se distancer. Et puis il y a le coup d’œil au «tas» de l’autre; l’autre qui n’en finit pas avec son tour, qui ne ratera jamais, jamais; à qui tout est facilité par l’heureuse et hasardeuse disposition d’une bonne série de bâtons. «Vais-je faire un peu exprès de trembloter ou de ne pas lancer assez loin ?» Je l’avoue, je m’adapte à mon adversaire, parfois je rate et je râle, pas tout à fait fortuitement, mais il faut vraiment que les choses m’aient été «trop» facilitées! Car, gagnant, perdant, il faut bien qu’il se termine ce jeu !

Et puis, voilà le comptage des points. Parfois on fait «à la louche», mais on gardera un doute, on pourra se dire dans sa tête: «Finalement, j’avais peut-être plus que lui, ou plus qu’elle, ou moins». Le plus souvent, on les compte ces points et c’est bien étonnant de constater qu’avec moins de bâtons, on a plus de points et c’est justice, car on a bataillé dur pour dégager l’unique, celui qui vaut plus que les autres. Avec lui, on est sûr de s’en sortir: cela augmentera notre score de façon notoire et si c’est encore insuffisant pour gagner, il sauvera la face et on s’en tirera avec les honneurs !

C’est sûr, maintenant, je sais écrire pourquoi, et parce que … et vous, pourquoi et parce que quoi ? avez-vous ce jeu, ou un autre, dans votre bureau ?

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