« Le Liseur » : A propos de l’ouvrage de Bernard Schlink (PDF à imprimer)
Extrait de La Lettre n°1 –Janvier 2004
EN ESSAYANT DE VOUS PARLER DE CE LIVRE …
« LE LISEUR »de BERNHARD SCHLINK
Virginie Amoureux, orthophoniste.
Présenter un livre devrait toujours inclure un moment de lecture car l’envie nous vient de transmettre directement ce qui nous a parlé, surpris, ému.
Pourtant, c’est une bien étrange expérience, lors d’une séance de lecture publique par exemple, que d’entendre de la bouche d’un autre les mots qui nous ont bouleversés ou simplement charmés (mais le charme est profondément bouleversant car il nous remue, il déplace les choses).
Ces mots que nous nous étions fait entendre à nous-mêmes, lus et relus parfois et même le plus souvent, sur lesquels nous nous sommes arrêtés ; ces mots que nous avions cru nôtres et qui là deviennent ceux qui passent par l’autre, par ses yeux, par ses lèvres et nous offrent une prosodie, un accent, une étoffe presque étranges; ces mots ne sont plus là qu’à nous seuls et nous pouvons nous en sentir un moment dépossédés et même presque bousculés dans notre identité de lecteur:
« Comment ma lecture et celle-là que j’entends, de ce passage que je connais presque par cœur, peuvent elles être issues du même livre ?
N’ai-je finalement pas surtout lu mes propres mots, ma propre histoire et l’autre, là, que j’écoute, que nous dit-il de lui à travers les mots de son livre à lui, de son auteur à lui ? »
Chacun touche son mystère, fait parler un peu de son silence à travers l’expérience de la lecture et quoi de plus attirant et dérangeant que le mystère de l’autre,
l’autre auteur
l’autre lecteur
l ’autre liseur
l’autre auditeur ?
En essayant de vous parler de ce livre : le liseur de Bernhard Schlink (Folio 3158), je me suis précisément remémorée cette « lecture » d’un livre d’un de mes écrivains préférés, Erri De Luca, « lecture » en présence de l’auteur, et qui m’a laissé ce goût un peu étrange dont je vous ai entretenu, rappel que les mots ne sont la propriété de personne alors qu’il est pourtant si nécessaire que chacun se les approprie.
« Le Liseur » pourrait être cette histoire d’un profond malentendu (« mal lu ? ») entre ce que croit donner celui qui lit, Michael est son prénom, à celle qui l’écoute, qui demande à entendre, à connaître, Hanna. « Le liseur » se déroule en Allemagne dans l’après seconde guerre mondiale. « Le liseur », traduit de l’allemand – titre proche dans son sens de ce qui devrait se dire plutôt : « le lecteur devant».
Devant, évoquant la scène sur laquelle se déroule un drame, que nous, les lecteurs de ce livre, allons peu à peu voir se dessiner après y avoir assisté sans lui donner sens, dans une première lecture où les éléments étranges, dérangeants, nous laissent encore à la marge.
Puis soudainement, nous plongeons, après qu’ Hanna ait disparu de la scène, laissant sa place vide, dans l’autre dimension de l’histoire (l’Histoire ?), pas celle qu’on avait cru lire (ou voulu nous faire lire), mais dans la dimension que donne à voir l’autre quand on se tait et qu’on écoute son silence, qu’on vit son absence.
Comme Michael, nous relisons les événements, nous relisons ce que lui-même a lu en tant que liseur, nous écoutons ce qu’il a déjà entendu, nous cherchons un sens, nous sommes bouleversés par l’implacable logique d’un secret, d’un mystère dont personne ne dépossèdera Hanna.
« J’ai retrouvé l’endroit de la forêt où j’eus la révélation du secret d’Hanna. Il n’a rien de particulier, et n’avait rien de particulier à l’époque, pas d’arbre ou de rocher aux formes bizarres, pas de vue extraordinaire sur la ville et la plaine, rien qui invitât à de surprenantes associations d’idées. A force de réfléchir à Hanna en tournant en rond semaine après semaine, une idée s’était détachée, avait suivi son chemin bien à elle et avait fini par arriver à son résultat. Lorsqu’elle y fut parvenue, elle y fut parvenue – ç’aurait pu être partout, ou en tout cas n’importe où, pourvu que la familiarité du cadre et des circonstances permette de percevoir et d’admettre une surprise qui ne vous assaille pas de l’extérieur, mais qui éclot à l’intérieur de vous. » (p.148/149).
Le liseur, celui dont le rôle devient peu à peu – à mesure qu’il apprend à écouter se dire le cœur de cette tragédie – celui de poseur de mots, de metteur de sens, n’a plus accès à sa propre existence. Jadis recueilli, soigné, initié à l’amour par Hanna, il ne sait plus aimer, revenant sans cesse à cette page de leur histoire à relire.
Si j’ai choisi de vous présenter ce livre, c’est qu’il m’a touchée en tant que lectrice et bien sûr lectrice orthophoniste.
Il donne un accès peu emprunté à une réflexion possible sur ceux qui lisent, sur ceux qui savent, sur ceux qui offrent leurs yeux, leurs lèvres, à ceux qui les voient, qui les croient, qui les écoutent. Il nous renvoie au savoir, à la langue, à l’impact des mots, aux« mal lus » et aux malentendus de nos histoires quotidiennes. Il est avant tout un livre écrit, à lire et à faire connaître.