Texte – Hors regard hors jeu hors sens

Hors regard, hors jeu, hors sens : récit d’un suivi orthophonique

Audrey GUIOMAR

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Ce texte reprend la vignette présentée en Avril 2023 lors d’une soirée d’étude clinique de l’association toulousaine FARE (Association de Formation et de Recherche pour la santé mentale infanto-juvénile), dédiée au thème de la compréhension : « C’est quoi comprendre ? (En présence de l’autre) ».

Lorsque je rencontre Victor, il a presque 10 ans et en paraît 5. Il se déplace seul, mange seul avec des couverts adaptés, va aux toilettes, mais il ne dispose que de quelques mots ou expressions toutes faites. Il cherche peu à communiquer par des gestes ou mimiques. Il ne désigne pas l’objet avec l’index. Il dit « non », mais c’est un « non » peu symbolisé (quand il est dans le refus il s’allonge et colle son dos au sol). Il lui arrive de cracher ou de chercher à mordre. Dans l’institution où il est accueilli, il évolue à côté des autres, en satellite autour de certains jeunes qu’il ne quitte pas d’une semelle.


 

Nos premières séances en circuit fermé

Ce sont nos premières séances… Victor se tient tout près de moi et ne bouge pas. Il me fixe intensément, la tête un peu penchée. Il ne suit pas des yeux la balle ou la petite voiture que je fais rouler dans sa direction, il ne regarde pas les bulles que je souffle, la tour en cubes que je construis, les traits que je trace. Il ne me quitte pas des yeux, sauf l’espace d’un instant, mais à plusieurs reprises, pour jeter un coup d’œil à mes chaussures.


Mes propositions tombent à plat. Il ne réagit pas à ce que j’énonce, ne dit rien, n’explore ni avec l’œil ni avec la main. Quelques séances plus tard, il viendra régulièrement effleurer du bout des doigts, très brièvement, mon bras, ma main, ma tête… comme pour s’assurer de ma présence par la modalité tactile. Ses clignements des yeux sont particuliers : ses paupières se ferment lentement et de façon prononcée, comme pour découper un peu, dans ce flux constant du visible.


Au bout de dix minutes environ, Victor détourne la tête brusquement et se « déchaîne ». Son visage à ce moment-là s’est départi de son expression figée et affiche un air discordant, quasi grimaçant.  Il me mobilise sur le mode « Attrape-moi si tu peux ! ». Il cherche activement à être vu en train de menacer l’intégrité du bureau ou de mes affaires. Être vu pour être (main)tenu, en quête de la limite qui l’arrêtera.


Il s’est précipité sur des objets qu’il a bien repérés et dont il a saisi la valeur (mon portable et mes lunettes pourtant posés en haut de l’armoire, plus tard l’ordinateur, une chaise…). Son corps s’agite et sa main agite l’objet, qu’il tente de lancer, cogner, renverser voire casser. Je pose le non mais bien vite je dois le contenir physiquement. Lorsque je signifie la fin de la séance, il s’allonge sur le tapis, vient y coller son dos, dit « non », agite ses jambes et crie. Ces moments assez éprouvants se rejouent de séance en séance, longtemps.


Quelques séances plus tard, toujours fixée par lui, sous sa « prise visuelle », je construis une tour et la fais tomber : Victor ne prend pas plaisir à ce jeu de la tour qui s’effondre, ce jeu du « badaboum ». Bien au contraire, il s’agite   comme s’il se désorganisait en même temps qu’elle. Une autre scène me revient : une boîte tombe, se renverse. Tout ce qu’elle contient jaillit et se répand au sol. Il se précipite alors sur un meuble qu’il cherche à faire tomber. Il s’agite aussi lorsqu’un jour je remonte le mécanisme d’une petite girafe mécanique qui se met alors à tourner en rond.


Comme par capillarité, ce qui s’agite dans l’objet vient l’agiter. Il semble traversé par le même flux, en prise directe avec l’objet. Impossible pour lui, dans ces conditions, de se ressentir dans une continuité narcissique.


Lors de ces premières séances, son « mode de voir” l’autre – qu’on peut même qualifier de tactile – me semble être en lien avec une recherche de stabilité, d’immobilité, celle de l’arrière-fond décrit par Geneviève Haag. L’urgence semble être d’utiliser l’œil dans sa fonction de contrôle, de pénétration, d’accrochage chez l’autre. Pas d’intermittence possible du visible (excepté par les clignements des yeux). Cela ferme la voie à l’exploration par le regard et toute manipulation de l’objet.


Victor me fixe, je me sens fixée par lui : nous voilà en circuit fermé, sans espace d’attention conjointe qui fasse tiers. Ce « mode de voir » vient éclipser mon regard non seulement dans sa fonction d’échange et dans sa fonction référentielle, mais aussi dans sa fonction réflexive, au sens où Winnicott l’entend, car cela n’est pas sans effet sur ma capacité à le regarder, lui, à l’accueillir, à ressentir, donner à voir mes éprouvés, partager du sens. 


Lors des premières séances et même des premiers mois du suivi, me fixer ou agiter/s’agiter, ces deux seules modalités se succèdent en séance. Sa main ne manipule pas l’objet, son œil ne regarde pas car il a à s’ancrer dans mon œil, sa bouche articule bien le « non » (le « bonjour » ou des expressions toutes faites) mais ne trouve de satisfaction que dans la vocifération, à la fin des séances.


 

La gestuelle comme mode de compréhension, avec appui sur l’autre

Les mois ont passé. Victor s’apaise un peu et me quitte maintenant plus longtemps des yeux. Je m’occupe d’un poupon. Je le couche. Comme moi, il le met en position horizontale. Je recouvre ce poupon d’une couverture, il agit de même, tout en revenant encore beaucoup à mon visage. Il ne comprend pas ces petites scènes mais il est attentif à mes gestes et les duplique spontanément. Il reste hors-jeu avec l’objet (je pense à cette phrase du linguiste et psychanalyste Laurent Danon-Boileau, « le jeu absente de la sensation »). Mais il peut agir ce qu’il me voit faire, un peu plus dans le lien et avec appui sur mes investissements, mes éprouvés. Il n’agite pas l’objet mais l’anime comme je l’anime.


Puis il en passe par son propre corps en agissant sur lui ce que j’agis sur le poupon : je mets un pansement au poupon, il colle un pansement sur sa peau. Cette configuration évolue encore, il réclame qu’à mon tour je m‘allonge comme le poupon, que je me peigne, que je prenne le biberon. Tous les trois, le poupon, lui, moi, nous voilà dans un presque même petit déroulé. Ce tour de rôle peut être nommé (au bébé, à Victor, à Audrey) et ces mots tout simples viennent différencier les places. Peu à peu il semble mieux se saisir du sens de ces situations, et il vient modifier très légèrement un scénario, y apporter sa touche.


Par son corps propre qui se meut et par le détour de l’autre qu’il voit agir, Victor semble mieux accéder au sens de ces scénettes. La gestuelle, la motricité, avec appui sur l’autre, viennent soutenir l’appropriation du sens. Parfois, il s’empare du biberon, le tète longuement, et dans ce moment de plein, il me lâche complètement des yeux, le regard comme suspendu.


Bien plus tard Victor en viendra lui aussi à reproduire les petits jeux de type caché-trouvé que j’initie de temps à autre. Il cache l’objet derrière son dos (seulement quelques secondes) tout en restant, lui, en contact avec cet objet qu’il tient dans la main. Cela m’est adressé. Il est attentif à ce que je joue et dramatise à ce moment-là : mes yeux qui cherchent, l’étonnement sur mon visage, mon plaisir à retrouver l’objet, les mots que je dis : « pas là » puis « là ! ».  Progressivement Victor commence à se représenter davantage ces objets de la séance, qu’il cherchera pendant toute une période à emporter : l’objet manquant se fait plus présent dans son psychisme. Et au moment où l’objet est hors-la vue, j’observe que ses paupières se ferment. Cette forme de gestuelle du regard semble venir soutenir l’événement de la disparition, qu’il aborde par procuration.


Aujourd’hui, quatre ans après notre première séance, je retrouve cette même gestuelle du regard, mais en lien avec de l’objet verbal, au moment où j’énonce et où il comprend cet énoncé : « c’est fini ». Aujourd’hui encore, Victor se met également hors la vue, spontanément, sans reproduire ce qu’il me voit faire. Il se cache à moitié derrière un meuble ou derrière des rideaux un peu transparents. Il se ménage ainsi la possibilité de me voir mais peut se représenter comme n’étant plus vu par moi, absent de mon champ du visible. Là encore, il est très attentif aux mots que je dis et à mon visage qui s’anime (mon étonnement « où est Victor ? », mon plaisir des retrouvailles avec le “coucou ! ”). Tout récemment, toujours au moment de la séparation, il s’est adossé contre l’armoire, a fermé les yeux quelques secondes, immobile, dans un bref faire-semblant de dormir, qui figure corporellement le hors la vue à venir.


 

La “surface” d’attention conjointe : un peu de regard possible

L’investissement de l’image est possible à minima. Victor peut porter son regard sur celles des albums pour tout-petits et en dire quelque chose avec de petites associations : bébé dodo – chauchu (chaussures) papa… Une image en particulier retient son attention : celle où le personnage de Petit ours brun tombe. Encore une chute, mais à la différence de la chute soudaine du panier ou celle de la tour en cubes qui s’effondre, cette illustration est moins “vivante”. Spontanément, il reproduit ce qu’il voit sur l’image, puis réclame quelques séances plus tard que j’en fasse autant. Je rejoue la scène à mon tour. Dans un tour de rôle, nous animons l’image en y ré-injectant du mouvement, de la profondeur et de la temporalité (avant la chute, la chute, après la chute et le bobo au genou).


Mais son intérêt reste surtout localisé sur la surface de sa peau. Victor me montre souvent ses bobos, boutons, hématomes et aussi ce qu’ils deviennent, croûtes, cicatrices puis petites traces à peine visibles. Nos regards s’y posent. De la main, il touche l’endroit concerné. Il a recours à une forme de désignation, en amont du pointage, et il énonce spontanément « là, ici ». Ces traces attestent de ce qui a eu lieu, permettent a minima des choses dites sur ce qui s’est produit ailleurs et avant. La peau se fait « surface » d’attention conjointe.


Une petite scène m’a marquée : c’est l’été (l’été dernier), nous portons tous les deux des vêtements à manches courtes. Sur ses bras des boutons de moustique, sur le mien une griffure récente. Je lui explique : « c’est mon chat, il m’a griffée, le coquin… ». Plusieurs semaines plus tard, apercevant cette fois la cicatrice encore visible, il énonce « chat » en me regardant. Par ce simple mot, Victor a accusé réception de mon dire : il a compris, s’est souvenu, m’a re-présenté l’événement avec du langage longtemps après. Ce moment vient sceller dans notre relation son statut d’interlocuteur.

Récemment, Victor s’est mis face à la fenêtre et a pointé, avec un index mieux détaché de la main, la petite cabane des poules qui viennent d’arriver dans l’institution. Il a dit : « é pou (les poules) é où ? » en situant, à mon intention, l’objet dont il parle. Ce pointage proto-déclaratif se réfère à l’objet du discours, extérieur au nous-deux. Ce faisant, par cette gestuelle, il nous identifie tous les deux comme deux êtres de parole échangeant au sujet d’un objet à distance, non perçu et davantage investi du côté du désir. La dimension d’intention du pointage renvoie aussi au désir de se faire comprendre. Nous sommes toujours face à une surface, celle de la vitre, mais son regard s’engage du côté d’une profondeur possible. Pas de deixis possible sans quitter la surface, sans l’avènement d’une distance et l’ouverture d’un espace d’attention conjointe. 


 

Écouter et suivre des yeux avec l’appui du dos

Victor reste un tout-petit en quête de sensations. Ces deux dernières années, je parviens un peu mieux à m’ajuster, de ma place d’orthophoniste, à sa quête de sensations. Dès qu’il arrive en séance il cherche un objet précis – l’objet qu’il a en tête comme on dit – l’objet présent dans son psychisme, et s’installe sur le tapis, enlève chaussures et chaussettes. Il énonce maintenant où il met ses chaussettes : « mets là » (sur la chaise). Les objets sont choisis pour leur seule qualité sensorielle : les objets les plus durs et les objets qui grattent, notamment un petit bout de ficelle…Il s’allonge sur le dos, après m’avoir adressé des demandes très précises avec les moyens du bord, en combinant mot, geste, onomatopée. Il localise très nettement, sur son pied : « là, ici » (très précisément sur sa voûte plantaire), il oralise une onomatopée « Grrrrr… » et avec la main, il mime aussi le geste de gratter. Il peut rajouter ce qui s’apparente à un énoncé : « eu veux là ». Il commence d’ailleurs à pouvoir s’auto-désigner par le filler « eu » (forme vocalique en lieu et place du pronom JE), c’est une étape linguistique mais aussi psychique importante. Ces temps-là avec l’appui du dos sont des temps étonnamment sereins et interactifs. Il y est très à l’écoute des petites questions que je pose, de ce que j’évoque, de ce que je viens nommer du corps : le pied, la main, la tête, le front, le coude de Victor. Très attentif aussi à ce que j’annonce et énonce (M. Patate va sur ta main) et aux petites choses que j’évoque.


Dans ce temps de satisfaction sensorielle, je tiens le fil du langage, activité tiercéïsante, qui vient médiatiser quelque chose de ses sensations. Je me sens moi-même pleinement investie dans le lien verbal. Il ne me fixe plus. Son « mode de voir » est davantage du côté du regard, avec de l’intermittence possible. L’appui du dos le libère du besoin d’ancrage dans les yeux de l’autre.


Nos séances se sont organisées sur ce fond de satisfaction (recevoir de la sensation) mais dans ce format, allongé sur le dos, Victor est partant pour tout ce que je propose d’autre, c’est-à-dire ce qui vient progressivement le distancier de la sensation et de l’immédiateté. Le temps du contact peut être progressivement différé. J’anime des objets qui s’éloignent de lui, qui se rapprochent pour se poser sur son front, sa main, son pied… Il suit des yeux leur évolution dans l’air avec de la jubilation et de l’impatience. Ces jeux proches du fort-da, où la sensation se fait un peu attendre, où la satisfaction n’est pas là d’emblée, mettent en jeu de l’attente, du désir. Il en passe peu à peu à un mode de satisfaction moins sensoriel avec l’objet.


La nécessité d’en passer par l’appui du dos m’enseigne les conditions très corporelles de la compréhension, avec notamment cette notion d’André Bullinger d’espace de derrière qui doit se constituer, pour qu’advienne ce qu’il nomme l’espace du devant. Concernant le jeune Victor, c’est dans l’ouverture à cet espace du devant que je situe concrètement l’avènement de la compréhension.


Depuis plusieurs semaines, Victor ne s’allonge plus : il s’assied en tailleur, face à moi, le dos toutefois calé contre l’armoire. Il s’ouvre à la relation en face à face. Avec le poupon, il avait animé sa bouche pour produire comme moi des sons et bruitages, ceux du ronflement, du bâillement, de la succion… Il avait pris du plaisir à ces productions articulées à un peu de référence. En animant l’image de Petit ours brun, il avait aussi investi du côté du sens mes petites onomatopées (aïe, ouille) et mon faire-semblant de pleurer. Aujourd’hui, allongé sur le dos, Victor reproduit mes bruitages, vocalisations. Il investit particulièrement les sons qui grattent la gorge, ceux qui apportent le plus de sensation. Il se montre très joyeux ou très concentré lors de ces jeux vocaux qui mobilisent l’espace oral.

Nous sommes tous les deux dans une sorte de Lalangue où les sensations dans la gorge, dans la bouche, sur les lèvres, se conjuguent avec les sensations auditives. Ces productions d’abord sans coupure (sons vocaliques, sons constrictifs) peuvent être aujourd’hui discontinues (arrêtées, puis reprises), varier dans leur intensité, sonorisées ou non, et progressivement plus articulées.


Elles ont d’abord été disjointes du sens. Mais un peu de référence arrive. Victor associe spontanément la vocalisation du Mmm… à « maman » ou encore celle du Rrrrr… au prénom d’une éducatrice. Progressivement il entre dans un travail d’association objet/son : le RRrrr de la ficelle, le Chchch d’un tissu doux. Le vocabulaire de la sensation (« ça gratte » « doux, fort ») est investi du côté de la compréhension et de l’expression car il s’essaye spontanément à les répéter.


 

Pour conclure…

Voilà comment Victor chemine, à son rythme.
L’espace oral s’anime, les productions s’articulent à de la référence. Il n’est plus du côté de la vocifération.


À la fin de nos séances, lorsqu’il s’éloigne, accompagné de son éducateur, il lui arrive parfois de se retourner à plusieurs reprises vers moi, comme pour considérer encore un peu cet objet relationnel qu’il va bientôt « perdre de vue ».


Lui qui était en prise directe avec l’objet me paraît avoir entamé, avec ses moyens, un travail de distanciation d’avec l’objet. Il en passe par un mode de satisfaction plus scopique.


La deixis advient. Le pointage proto-déclaratif vient témoigner de l’émergence de l’objet du discours, désigné à l’autre.


Comprendre/se faire comprendre, les deux faces d’un même enjeu : s’engager dans le lien à l’autre, du côté du sens.

 

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