Intervention au Congrès National des Etudiants en Orthophonie, La Grande-Motte, le 28 novembre 2010. Le style oral de l’intervention a été volontairement conservé.
Le langage, un sujet et son symptôme :
Quand l’orthophonie est le cadre d’une rencontre à inventer autour du langage
Emmanuelle Serbout et Isabelle Canil
Emmanuelle Serbout :
HISTORIQUE – Claude CHASSAGNY
Je vais commencer par vous parler de l’histoire des Ateliers Claude Chassagny, donc de l’histoire de tout un courant de pensée, pour vous situer d’où nous venons, d’où nous parlons car, comme le dit Brigitte Brunel, nous pensons qu’ « on ne peut comprendre ce qui se dit si on ne sait pas qui parle et d’où il parle. Il n’y a pas de sujet sans histoire… »
Tout d’abord, qui est ce Claude Chassagny dont notre association porte le nom ? Claude Chassagny est né en 1921 et il est mort en 1981. Il est donc contemporain de Suzanne Borel-Maisonny (1900/1995). C’est quelqu’un dont on parle assez peu maintenant quand on parle des premiers pas de l’orthophonie, mais qui est également fondateur de notre profession.
Enfant, il rencontre d’importantes difficultés scolaires, du fait de difficultés en langage écrit. A l’époque, il est qualifié de « débile », puis de « débile avec du talent », du fait de certaines performances aux tests ! C’est sa rencontre avec un instituteur, mettant en avant ses aptitudes (en mathématiques, en mémoire et à l’oral), qui lui permet de sortir de cette « spirale ». Il terminera ses études avec succès.
Lui-même Instituteur, puis directeur d’une école Montessori, il se rend vite compte que, même avec une pédagogie élaborée et individualisée, il est dans une impasse avec certains enfants.
Il rencontre la psychanalyse, avec Lacan et Françoise Dolto, qui lui dit « qu’il y a péril à pourchasser le symptôme ».
Devenu le spécialiste de la dyslexie, il forme des personnes pour l’aider dans son travail auprès des enfants en difficulté d’apprentissages. C’est lui qui est à l’origine de l’école d’orthophonie de Lille : il y crée une section rééducation du langage écrit, qui deviendra plus tard l’école d’orthophonie. C’est également lui qui crée le tout premier CMPP, puis un autre portant aujourd’hui son nom.
Claude Chassagny est un chercheur. Tout particulièrement intéressé par les enfants qui rencontrent des difficultés dans leur scolarité, comme il en a lui-même eu, il essaie de comprendre, articulant la pédagogie, la linguistique et la psychanalyse, ce qui empêche ou entrave l’entrée dans le langage d’un enfant.
C’est aussi un artisan : il se questionne, agit, se re-questionne. C’est de ce va et vient entre pratique et réflexion, que naît la Pédagogie Relationnelle du Langage (PRL), repères pour se positionner dans la relation thérapeutique, puis la Technique des Associations (TA), outil d’accompagnement des personnes en difficulté avec le langage, plus particulièrement pour s’approprier ou se réapproprier le langage écrit. Ces deux manières de faire, qui sont plutôt des manières d’être, comme il le dit lui-même, mettent à distance le symptôme.
L’association Les Ateliers Claude Chassagny continue dans la voie qu’il a ouverte pour l’orthophonie, s’ouvrant à d’autres formations, qui ont rejoint ces 2 premières : « les Marqueurs transversaux » et la toute nouvelle « Langage Parole Mathématiques ». Nous les aborderons au fil de notre présentation.
Pour continuer à articuler, dans notre travail, la pédagogie, la linguistique et la psychanalyse, nos allers-retours sont constants entre la clinique et la théorie, d’où le mot « ateliers» : nous sommes sur un terrain, celui du langage.
Mais de quel langage parle-t-on ?
Isabelle Canil :
LANGAGE / SUJET
LANGAGE-PAROLE-LANGUE
La façon de concevoir notre travail vient de l’idée et de la conception que l’on a du langage.
Langage
Le langage est cette compétence humaine incluse dans la fonction symbolique. La fonction symbolique, c’est cette possibilité infinie et si variée, que nous avons de faire des liens, de penser et de créer du sens. Pour nous humains, la fonction symbolique est partout. Elle n’en est pas moins difficile à caractériser. Le langage est comme la clé de voûte de la fonction symbolique, il concerne la mémoire, les opérations mentales de tous les apprentissages, en particulier l’écrit, la logique et les mathématiques, les capacités de compréhension, d’utiliser grammaire et syntaxe… Le langage est partout.
Le langage ne s’enseigne pas. On se l’approprie. Plus ou moins bien. (Chez nos patients, c’est plutôt moins que plus !). Il nous préexiste. On est pris dedans. Qu’on le veuille ou non. C’est par le langage que nous prenons place (on dit aussi situons, ou positionnons, ou inscrivons) dans la vie, face aux autres, face au monde. (Je donne plusieurs façons de dire, parce que l’une ou l’autre peut être plus ou moins parlante pour les uns ou pour les autres).
Le langage ne se conçoit pas sans l’autre, ou les autres, et l’Autre.
Langue
Dans ce langage, on peut décrire des langues. Elles sont des véhicules du langage. Elles sont le véhicule, la forme concrète que revêt le langage pour une communauté donnée. Elles sont le canal. La langue et les langues s’apprennent (y compris le code de la langue écrite). C’est le travail de l’école. Et chaque sujet parle sa langue, plus ou moins bien, mais suivant les rapports qu’il entretient avec le langage et la fonction symbolique. (On n’en sort pas!)
Les ratages qu’on entend de la langue, on peut les considérer comme simplement des incorrections par rapport à la bonne langue normée. Ou au contraire, on peut aussi les considérer comme l’expression de quelque chose qui fait signe d’une difficulté singulière de l’appropriation du langage, par la parole qu’on prend. C’est-à-dire que ça met en jeu bien d’autres aspects qui sont au cœur de la fonction symbolique.
Parole
La Parole est l’acte d’un sujet, acte par lequel on peut entendre comment il s’est approprié le langage.
La parole est l’acte par lequel le langage se réalise. La parole est l’acte d’un seul, à sa manière, par le truchement de la langue. La parole est toujours singulière, d’un seul. La parole est singulière, mais le langage passe par un autre. Personne ne parlera si on ne lui parle jamais. (Pensez au bébé et aux interactions avec la mère. Il ne parlerait pas si on ne lui parlait pas. Et c’est la mère (ou celui qui fait office de mère), dans l’illusion qu’elle est de comprendre ce qu’il dit, qui donne sens …)
La parole peut se prendre aussi par le truchement de la langue écrite. On peut parler, dire, par écrit.
Nous, orthophonistes, avons à travailler sur la parole et sur le langage, c’est-à-dire : la fonction symbolique.
Ce ne sont pas les acceptions des termes « retard de parole », « retard de langage », qu’on utilise dans notre nomenclature orthophonique. J’espère vous montrer comme c’est différent. Le retard de parole concerne les phonèmes à l’intérieur des mots (élidés, transformés, déplacés, désorganisés, remplacés…). Le retard de langage s’applique à la langue (pauvreté de vocabulaire, syntaxe incorrecte ou approximative).
Nous ne pensons pas qu’on puisse comparer le langage à un moyen ou un outil de communication, même très sophistiqué. Nous pensons qu’il est beaucoup plus que cela et que cette vision est non seulement extrêmement réductrice, mais fausse aussi, parce qu’elle méconnaît tout un aspect de ce qui nous fait humain, et sujet. Ce mot sujet est important. Et on parle aussi de subjectivité du langage.
C’est par le langage, grâce à la mise à distance obligatoire qu’il opère qu’on devient sujet, c’est par lui qu’un sujet peut advenir. Je vais vous parler brièvement de cette mise à distance, puis de ce qu’on entend par sujet, ou subjectivité.
Mise à distance, ou écart, ou représentation :
Le langage est une mise à distance. L’être humain, dès qu’il accepte de parler entre dans un processus paradoxal qui d’un côté, lui permet de dire les choses, la vie, le monde, et de se dire lui. Mais ce faisant, il s’éloigne du réel (du monde, des choses, de la vie, et de son réel à lui, d’être vivant).
Il y a donc à chaque fois comme une perte, un ratage, inévitable et structurel. C’est un écart qui se met entre les mots (ou signifiants) qui sont des représentations et ne sont QUE des représentations. Un écart entre les mots donc, et le réel. Lacan disait que « le mot est le meurtre de la chose ». Et le mot N’EST PAS la chose. Ça signifie que pour qu’un mot advienne, il faut que la chose ait manqué. La représentation symbolique est issue du manque.
Prenons l’exemple des enfants qui ont beaucoup de mal avec la grammaire et tout ce qui est métalinguistique, et qui ne peuvent pas ou très difficilement, prendre la langue comme objet d’étude, et la grammaire pour eux à l’école est chose très ardue !… Cet écart imposé par la représentation a du mal à se faire. Pour eux le mot reste collé à la chose. Ainsi, ils ne peuvent concevoir que grammaticalement l’énoncé « je mange une pomme » est comparable à « je chante une chanson ». Ils ne peuvent pas envisager le langage dans sa structure. Ils ne peuvent pas non plus penser les catégories. C’est quoi une poire ? Une poire c’est une poire, à la rigueur un fruit, mais un « nom »…. ? Ça ne veut rien dire pour eux.
Sujet
Pour expliquer brièvement de quelle manière le sujet naît, advient, on peut partir de l’exemple très concret de l’observation de Freud sur son petit-fils, quand il joue avec une bobine.
En même temps qu’il fait disparaître / réapparaître la bobine, il dit deux syllabes distinctes O et A pour fort et da. (Vous avez là-dedans toute la structure du signifiant : une paire opposée). L’enfant met en scène, il rejoue la disparition et le retour de sa mère. Et il jubile dit Freud, au temps numéro 2, au retour. Il devient acteur un peu de cette apparition/disparition. Il en devient sujet. Mais pour jouer à ça, et s’élever au statut de sujet du langage, il a bien fallu que la mère soit manquante. (Je disais tout à l’heure que le manque, l’absence étaient toujours au cœur de la fonction symbolique). Et il sait que la bobine n’est pas sa mère, il sait qu’il est dans un jeu, dans une représentation de quelque chose, et que ce n’est pas sa vraie mère qu’il fait apparaître et disparaître. Il est dans un « faire semblant ».
Mais quand l’enfant peut jouer à ça, il est déjà loin du tout petit bébé pour qui, son propre corps et sa mère, (le monde donc !) étaient indifférenciés, comme si lui n’était qu’un prolongement de sa mère, ou sa mère prolongement de lui.
Il est important de comprendre que les représentations (les signifiants, les mots) que sont le langage, sont aussi ce qui fait naître, individualiser, le sujet, ce qui le fait se constituer, exister, tout simplement. Sinon, que serait-il ? Un organisme vivant ? C’est peut-être comme ça un animal, qui se contente juste d’être, comme vivant, dans juste la jouissance de son corps vivant.
Voilà. C’est à cause de cette histoire de constitution du sujet dans et par le langage, que nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une théorie du langage qui en ferait un système de communication uniquement, avec un transvasement d’informations d’un interlocuteur à l’autre.
Ratage, ou perte, ou malentendu structurels
Autre point très important pour nous : du fait de cette mise à distance, les représentations ne sont jamais la réalité, puisque c’est un faire-semblant Il y a donc toujours quelque chose de perdu par rapport à la réalité. Il y a une perte, petit défaut, mais c’est structurel. Et il n’y a jamais adéquation complète.
On dit souvent aussi que le langage est malentendu permanent. Évidemment, puisqu’on rate tout le temps quelque chose. On ne dit jamais tout à fait ce qu’on veut et ce qu’on croit dire, et on n’entend jamais non plus exactement ce que le parleur voudrait qu’on entende ! (et il y a la polysémie aussi ! Emmanuelle va vous en dire quelques mots tout à l’heure).
Je pense à l’affiche d’un dessin animé, actuellement sur les murs du métro : « Il n’aurait pas dû s’emmêler » (Sur l’affiche, le personnage est « emmêlé », ficelé dans des lianes. Cet exemple est un très joli jeu de mots, qui a sans doute été bien réfléchi par les concepteurs de l’affiche, mais des glissements de sens, voulus ou non, nous attendent à chaque détour de phrases !)
Pourquoi cet écart est important pour nous, orthophonistes ? Parce que c’est dans cet écart, que se trouve le sujet. Celui qu’il nous faut rencontrer si on veut avoir quelque chance de l’amener vers une résolution de son symptôme. Il est dans cet écart, et c’est dans cet écart que nous pouvons, nous orthophonistes, nous insérer. C’est là que l’autre que nous sommes, que nous nous proposons d’être dans la rencontre orthophonique, peut permettre au patient de mieux faire fonctionner ce langage, mieux le faire jouer, et mieux le faire « représenter ». On serait comme un intermédiaire, passeur entre le patient et le langage. (A condition qu’on puisse y trouver, y prendre une place et à condition aussi qu’on nous la reconnaisse, que le patient nous laisse la prendre).
Et pour nous orthophonistes, c’est précieux d’avoir ça dans notre tête. C’est là, dans cet intervalle que nous avons notre place d’orthophoniste, que nous pouvons nous insérer, tirer sur l’écart, et mettre du jeu, J.E.U.
C’est cet écart aussi je pense, qui nous donne à chacun, envie de nous lever et de parler tous les matins. Dans l’idée de se faire comprendre, d’atténuer ce ratage, de combler cet espace entre ce que je voudrais dire, et ce que je dis réellement. On échoue la plupart du temps et voilà pourquoi on continue !
Quand je dis qu’on échoue, c’est pour dire qu’on échoue à « l’adéquation parfaite », parce que, heureusement on arrive assez souvent à s’entendre de façon à peu près satisfaisante, parce qu’on a suffisamment de références communes, de signifiés communs, en général. Encore que pas toujours, avec certains patients. Et dans certaines situations non plus ! (pensez aux dialogues difficiles d’amoureux, où chaque mot que l’un ajoute ne fait qu’augmenter la frustration, et le malentendu).
Si le mot était comme la chose, réplique exacte, adéquation complète, il n’y aurait pas besoin de parler. Il n’y aurait pas l’écart, l’intervalle. Mais je crois que c’est impossible à concevoir, ça n’existe pas.
Et alors on parle…. Pour essayer d’atténuer ce ratage. Diminuer cet écart qui lui aussi est structurel. C’est comme ça.
Et nos patients sont pour leur majorité, des gens pour qui cet écart, cette mise à distance, entre le réel et le langage n’est pas très facile, pas très bien réussi. Moi je parle volontiers de raideur de la fonction symbolique.
Par exemple, ce peut être un patient qui a très peu de mots pour dire les choses. Une seule façon, et pas deux. Et qui ne peut pas associer sur autre chose, parce que tout est trop figé. On voit bien que cet écart n’est pas quelque chose de confortable, pour lui. Mais toujours source de souffrance ou mal-être.
Je pense à un jeune adulte bègue qui ne pouvait dire rien d’autre que « il me prend la tête ». En parlant de son père, des éducateurs…
Je pense aussi aux retards de parole, ou retards de langage chez des enfants de 4, 5 ans par exemple… Quand on dit très souvent « il veut rester petit, il ne veut pas grandir ». Eh bien c’est certainement de cela qu’il s’agit : le symptôme retard de parole est certainement comme un témoin de la difficulté à constituer cet écart, à accepter cette mise à distance.
C’est comme un témoin d’un pas en avant pour s’autonomiser, devenir sujet, et à la fois, un pas en arrière, parce que ce n’est pas si facile de quitter la position de bébé et de quitter sa mère. C’est un symptôme qui s’entend dans la langue (dans sa déformation). Mais on voit bien qu’il témoigne des caractéristiques de l’appropriation du langage par la parole, et que ça se joue au sein de la fonction symbolique, et par rapport à l’autre.
En vous expliquant cela, me vient justement le souvenir d’un enfant de 6 ans qui dans la salle d’attente et juste à l’instant où j’ouvre la porte pour l’accueillir, rejette sa tête en arrière pour montrer à sa mère une dent qui bouge et qui lui fait mal parait-il. S’ensuit un long développement sur ses dents et la petite souris, et il lui faut plus de cinq minutes pour entrer dans le bureau. Et il fait la même chose dès qu’il sort de mon bureau alors que pas une seule fois, il n’a évoqué la dent pendant sa séance. Il s’agit pour lui de bien autre chose que de transmettre une information à sa mère sur sa dent. C’est sans doute le moyen de la garder suspendue à lui, et de m’évincer comme intruse.
Le langage, c’est ça pour nous, une mise à distance, une représentation, un faire semblant, dans et par lequel peut exister le sujet, qui est celui qu’on doit rencontrer. C’est ce qu’on veut dire quand on parle de subjectivité du langage. Et ce langage ne peut pas exister sans un autre, C’est à dire qu’il faut être 2 pour parler. Et même pas, il faut au moins être 3, il faut un tiers ailleurs…, comme une référence. (Ce il ou elle dont va parler Emmanuelle à propos de l’énonciation) parce que 2 seulement, ce serait du collage, du un qui copie le deuxième. Il faut pouvoir penser un autre ailleurs (la loi, un dictionnaire, la langue, un père, le curé…).
Et au sein de ce langage, il y a d’office, structurellement, quelque chose qui sera toujours un peu raté, un peu à côté, qui n’arrivera pas à se dire tout à fait, et qui nous permet à nous orthophonistes d’y prendre place, dans ce processus : c’est ça la rencontre : une vraie situation de langage (une situation qui mobilise les représentations, le désir, l’envie de les dire à un autre).
Emmanuelle va vous parler d’un peu la même chose, vu du côté de la linguistique….
Emmanuelle Serbout :
Un peu de linguistique – l’énoncé et l’énonciation :
Sur le plan de la linguistique, la théorie du langage sur laquelle on s’appuie souvent en orthophonie, nous vient plutôt de la linguistique structurale (qui était hégémonique jusqu’en 1975 et donc lors des premiers pas de l’orthophonie). Elle considère le langage comme un instrument de communication scindable en différentes parties sur le plan formel : phonétique – phonologie – lexicologie et sémantique – morphologie – syntaxe et pragmatique. Les théories neuro-cognitivistes se réfèrent également à ce découpage. Mais d’autres théories sont importantes pour soutenir notre réflexion et notre travail, comme les fonctions du langage de Jakobson, et surtout la linguistique de Benveniste.
Benveniste a poursuivi une réflexion globale et humaniste du langage. Il écrit : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet».
Il différencie l’énoncé : résultat de la parole d’un individu, celui-là même qu’étudient la grammaire, la phonologie… de l’énonciation : acte même de la parole, défini par les 3 éléments (personne-lieu-temps) qui ne prennent leur sens que dans cette situation.
Dans cet acte d’énonciation se trouvent notamment toutes les dimensions de l’adresse (qui parle à qui ?). C’est l’énonciation qui nous permet de sentir où en est l’enfant de son appropriation du langage, quel est le rapport du locuteur avec le langage.
Dans la linguistique énonciative, c’est l’acte même de l’énonciation qui est étudié et non plus l’énoncé, c’est la langue dans son utilisation, donc la parole.
Benveniste reprend l’étude des pronoms personnels qui ne prennent leur sens que dans la situation d’énonciation. Il se penche sur les grammaires arabes, dans lesquelles les pronoms personnels sont nommés ainsi :
Je = celui qui parle ; tu = celui à qui on s’adresse ; il = celui qui est absent.
« Je » qui énonce, le « tu » auquel « je » s’adresse, sont à chaque fois uniques et on ne peut savoir de qui il s’agit si on ne connaît pas la situation d’énonciation. De plus, ils sont inversibles (je/tu). « Je » et « tu » ont besoin l’un de l’autre pour être. Je suis je, parce que tu es tu, et tu es tu parce que je suis je. Pour dire je, pour être sujet, on a besoin d’un tu.
On voit à quel point le langage et l’avènement de quelqu’un comme sujet sont liés. Il y a dans le langage, toute l’individualisation de l’enfant par rapport à sa mère (à la personne qui s’occupe de lui), son « tu » qui lui permet d’être « je ».
Benveniste dit encore : « quand je sors de moi pour établir une relation vivante avec un être, je rencontre ou pose nécessairement un tu, qui est hors de moi la seule personne imaginable. »
« Il » ou « elle » est l’autre, l’absent, le tiers, mais celui qui fait que je et tu peuvent sortir de leur dyade, je/tu, tu/je : « ces deux personnes s’opposent ensemble à la forme de non (personne) ».
Sont aussi liés à la situation d’énonciation les adjectifs possessifs (mon chien), démonstratifs (ce chien) qui sont en relation avec je et tu. Mais également les adverbes de temps et d’espace : ici et maintenant, là où se situe je dans le temps et dans l’espace.
On voit comme l’appropriation du langage par une personne lui permet de se construire comme personne : est sujet celui qui dit je ici et maintenant. Je et tu sont réversibles : aucun des deux ne se conçoit sans l’autre. Je deviens tu dans la parole de l’autre, de mon interlocuteur, et donc l’autre donne à voir quelque chose de moi de l’extérieur.
Pour Benveniste, la subjectivité, c’est l’ « unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience ». C’est par le langage qu’elle peut se faire, et c’est quand je dis je que je témoigne de mon identité, de mon être sujet.
Les théories de Jakobson comme de Benveniste soutiennent que la forme et le sens ne peuvent être disjoints, et qu’il n’y a de parole qu’adressée (pas de je sans tu, pas de locuteur sans co-locuteur). Les fautes d’orthographe revêtent alors une autre dimension !
C’est sur ces bases qu’a été élaborée la Technique des Associations.
C’est un travail sur les liens signifiants/signifiés/référents, sur la représentation.
Un signifiant se construit dans les liens entre les différentes traces : mnésiques, sensorielles (sons, images, odeurs, goûts, touchers), affectives (émotions, sentiments) qui sont refoulées pour laisser place à une représentation. Le mot chat sera construit pour mon fils autour de la sensation du contact avec la douce fourrure du chat, mais aussi de la griffure qu’il a reçue, du goût de la pâtée qu’il a testée… Il est aussi associé aux mots auxquels il s’apparente mais aussi à tous les mots auxquels il s’oppose dans la langue (non chat, non substantif…). Et c’est uniquement si toutes ces traces sont refoulées qu’un enfant peut accéder au sens de l’expression « un chat dans la gorge ».
Techniquement, il y a :
– la série éclatée : Elle permet d’éprouver l’infinité des associations liées à un mot. L’orthophoniste trace un cercle, dans lequel on inscrit un mot. A partir de ce mot, le patient cherche à en associer d’autres, ceux auxquels il lui fait penser, qu’il écrit au bout de rayons que trace l’orthophoniste.
– la série verticale : C’est elle qui permet vraiment de travailler les aspects symboliques du langage écrit. C’est comme une conversation qui se ferait à l’écrit entre le patient et son orthophoniste, sur le mode pré-discursif. Chacun peut proposer des mots, qui donnent à penser à l’autre. Les associations faites par le patient ne sont pas interprétées, l’intérêt est que les liens entre les mots se tissent ou se retissent, que les mots s’inscrivent ou se ré-inscrivent dans leurs liens forme/sens sans que les deux ne soient ni trop serrés, ni trop lâches.
Nous ne prévoyons pas quels mots nous allons proposer au patient. Ne pas prévoir, c’est nous laisser la possibilité d’être nous même surpris par nos propres mots, par nos propres mouvements de pensée, qui vont aider le patient à éprouver cette « vie des mots ».
– la série de construction : Elle permet d’accompagner l’enfant, de manière ludique, dans ses premières découvertes du passage du non-sens au sens, des mécanismes de construction et de déconstruction du langage écrit, avec des jeux au niveau de la syllabe, d’ajout, de suppression, de permutations, de substitutions, de comparaison, et de différenciation de lettres.
– la série d’investigation : C’est la série du bilan. Elle se passe comme la série verticale, mais l’objectif de l’orthophoniste est de faire une investigation, qui peut être investigation des formes et des structures que l’enfant maîtrise, mais aussi et surtout de son rapport à l’écrit : repère-t-il les associations ? Peut-il prendre la parole ? Peut-il la laisser ? Propose-t-il des listes sans vie, ou fait-il résonner (raisonner) les mots ?…
Dans la différenciation énoncé/énonciation, on voit bien que l’orthophonie ne peut s’occuper seulement de l’énoncé : cela reviendrait un peu à s’occuper de la langue. Quand on est dans l’énoncé, on est plus du côté de l’apprentissage et de l’enseignement. C’est bien de l’énonciation, c’est à dire du langage, tel qu’il pré-existe à l’homme, dans la façon dont un individu parvient ou non à se l’approprier, et comment l’individu réussit à s’en emparer lorsqu’il parle (c’est à dire la parole). C’est bien là que se situe la pathologie du langage.
L’énoncé nous importe par ce qu’il peut révéler du langage et de la parole. Quand un enfant nous dit « je voudrais bien refaire ce jeu demain », alors qu’on ne se revoit que dans une semaine, c’est bien au niveau de la situation d’énonciation que ça cloche. A l’extrême, si l’on prend l’exemple de la parole d’enfants autistes : l’énoncé peut être parfait (phonologiquement, lexicalement, syntaxiquement…), mais totalement inadéquat dans la situation d’énonciation.
Il y a de la pragmatique, mais pas uniquement, j’espère vous avoir montré à quel point c’est plus large que ça : c’est aussi le rapport au monde de cet enfant, et sa façon de se situer comme sujet et dans l’espace.
Mais venons-en à la pathologie du langage justement…
LE SYMPTOME – L’ACCUEIL – L’ECOUTE
Tout trouble du langage qu’il soit retard de parole, de langage, de la voix, trouble du rythme de la parole… est symptôme.
Qu’est-ce que cela signifie ? Pas symptôme au sens névrotique ou psychanalytique du trouble ( = expression d’un conflit inconscient entre le ça et le surmoi, qui a toujours une signification symbolique, plus ou moins facile à déchiffrer du fait du refoulement). Pour nous, il est symptôme au sens où il fait signe, où il a du sens, où il nous parle. Etymologie de « symptôme » : tomber ensemble
Même s’il est organique (fente vélaire, surdité…), il est symptôme. De la même manière qu’un rhume, ce n’est peut être pas pour rien qu’on est enrhumé, mais ce n’est pas pour autant un conflit inconscient. D’ailleurs, qu’il soit organique ou pas, on l’accueille de la même manière : il fait signe, il a du sens, (puisqu’il est dans le langage qui est pris dans le symbolique).
Isabelle Canil :
Nous allons essayer de vous présenter ce que ce que peut-être une orthophonie PRL .
Il me semble qu’en premier lieu, ce qu’il convient de dire, c’est qu’on accueille un patient. On n’accueille pas un trouble de la déglutition, une dysorthographie, une dysphonie etc….ça parait une évidence, mais c’est quand même primordial.
Nous essayons de ne pas « objectiver » le trouble, c’est-à-dire ne pas l’isoler et en faire « l’objet unique» de la consultation orthophonique. On essaie de le mettre un peu à distance, pour laisser la place à ce qu’on appelle le sujet. Il ne s’agit pas d’UN trouble, mais d’un patient qui se plaint de ce trouble, qu’on peut appeler symptôme.
Ça peut signifier par exemple, qu’après que le patient ait dit sa plainte : je suis dyslexique, je confonds les lettres, j’inverse, j’écris comme je parle etc… on fait comme un pas de côté et on peut dire quelque chose comme : Et vous, vous en pensez quoi ? C’est un pas de côté, parce qu’on modifie la visée. On lui montre que ce qui nous intéresse, ce n’est pas forcément sa dyslexie, mais ce qu’il en pense lui, ce que ça lui fait à lui, comment il s’en arrange, ou pas, de ça. Ça change souvent du tout au tout le cours d’un entretien.
Une chose aussi très importante : c’est la façon dont le patient ou parent parle de ce trouble. Ce n’est pas la même chose un parent qui dit « la maîtresse dit qu’il ne met jamais les « s » », ou qui dit « Il ne me met jamais les « s ».
Ce trouble, on le nomme symptôme, parce que nous partons de l’idée qu’il dit toujours que quelque chose ne va pas tout à fait bien. Un symptôme qui se donne à voir dans le langage, dit forcément quelque chose de la personne. Un symptôme, il faut se dire que c’est pour le moment, dans l’histoire du patient, le meilleur moyen qu’il a trouvé pour organiser sa vie avec, ou autour. (Sans ce symptôme, ce serait peut-être pire !)
La première chose qu’on a à faire, c’est bien d’accuser réception de sa plainte ou mal être, en montrant que ce qu’il dit, en dit, a de la valeur. Ça permet à la personne de continuer à associer autour de son inquiétude, ou sa plainte et ça nous permet à nous, de voir comment ça se déroule. (On appelle ça « la demande »). Plus il peut « dérouler », c’est-à-dire, associer avec ses mots, en parler, le mieux c’est. C’est beaucoup plus difficile quand justement ça ne se déroule pas, parce que la plainte est formulée d’une façon toujours pareille, comme une fois pour toute. (Comme ce jeune bègue dont je parlais tout à l’heure et qui ne pouvait dire que « il me prend la tête mon père, ils me prennent la tête les éducateurs… », exemple que j’ai donné pour illustrer la « raideur » de la fonction symbolique)
Si on pose des questions très précises, pour remplir son « anamnèse », on se prive de beaucoup de choses ! Du style, de toutes les connotations dans lesquelles on sent comment le symptôme est vécu, supporté. Et qui sont bien plus dans la façon de le dire, que dans le contenu lui-même.
Il vaut bien mieux plutôt favoriser, relancer la parole du parent ou patient, avec des incitations, ou questions ouvertes : Mais vous, vous pensez quoi ? Vous avez une idée de pourquoi… ? Vous avez une hypothèse, même si elle vous parait farfelue ?…
Pour illustrer ce que cela peut être : faire un pas de côté, je prends l’exemple d’un enfant insupportable, toujours puni à l’école, et qui n’arrête pas d’être insupportable, et qui en plus écrit n’importe comment et c’est pour ça qu’on vous l’amène. « c’est pas de ma faute, c’est machin qui m’a poussé, c’est pas juste » etc…..
Si l’orthophoniste lui dit quelque chose comme: « ça doit être compliqué et un peu difficile, de toujours être obligé de se faire punir ». Qu’est-ce qu’il fait l’orthophoniste en disant quelque chose comme ça ? : Au lieu de lui faire la leçon, d’essayer de le convaincre d’être sage, de se mettre au travail, (ce qu’il entend depuis toujours 100 fois par jour !), il accuse réception du fait que, être insupportable, c’est une espèce de solution, jusqu’à maintenant peut-être la meilleure qu’il ait trouvée (pour lui), donc c’est digne d’intérêt. Et il lui montre sa curiosité à lui, d’orthophoniste, sur cette question d’être insupportable. Ça déboussole un peu, mais c’est la seule façon de ne pas reproduire dans le cabinet et avec l’orthophoniste ce qu’il a mis en place partout.
Et surtout, surtout, c’est de cette façon que l’enfant aura une chance de prendre cette chose-là, d’être insupportable, à son compte, et de l’interroger de sa place à lui. Nous orthophonistes, le pari qu’on fait, c’est qu’il va à un moment pouvoir se dire qu’il pourrait vivre « à moindre frais », avec quelque chose de moins coûteux pour lui. (parce que quand même,il est puni sans arrêt, etc…)
C’est-à-dire que d’emblée, vous accueillez son symptôme, son problème, comme étant quelque chose qu’il a lui un peu « choisi ». (Pas choisi au sens de : je décide d’être dyslexique, ou dysorthographique, et de me rendre insupportable). Mais « choisi » au sens où il est sujet de ce symptôme, responsable. Et donc, ça pourrait peut-être changer. Si vous, orthophoniste, vous le faites sujet de ce comportement qu’il a partout, il a peut-être une chance effectivement de se considérer lui aussi sujet, c’est-à-dire « responsable » au moins en partie, de ce comportement.
Au dernier colloque des Ateliers Claude Chassagny sur la voix, on a vu un film sur des patients filmés chez leur orthophoniste, et je me souviens d’une jeune femme qui avait une voix très abîmée, et à qui l’ORL avait proposé une opération, facile et bénigne apparemment pour enlever un kyste sur une corde vocale, et on voyait bien comme cette femme reculait, avançait puis reculait encore, parce que si on lui assurait qu’elle allait recouvrer une voix normale, est-ce que ça allait lui plaire à elle ? Est-ce que sa voix, ce n’était pas ce qui faisait son « charme », ou sa personnalité… ? Est-ce qu’elle allait être elle-même si elle n’avait plus cette voix-là…. ? Et on voyait que ça n’était pas rien. Mais elle avait forcément besoin de tout ce temps et de toutes ces allées et venues autour de son symptôme… « je le fais/ je le fais pas… ». On sentait bien que c’était un vrai choix de sujet qu’elle devait faire, et qu’elle prenait symptôme à son compte, quand hésitait devant la possibilité de changer de voix, alors qu’elle était venue pour ça au départ !
C’est comme un pari qu’on fait que de toutes façons, ce que dit le patient et ce qu’il sait de son problème est la meilleure voie d’accès pour changer quelque chose. Et parce qu’on lui reconnaît ce savoir, cette capacité à nous enseigner quelque chose sur son symptôme, du coup, ça peut mobiliser le symptôme, c’est-à-dire, mettre du jeu, évoluer, se dérouler, par association, et par d’éventuelles nouvelles représentations, façons de dire..
Emmanuelle Serbout :
LA TRANSVERSALITE / LES MARQUEURS TRANSVERSAUX
De ces fondements théoriques, découle la transversalité.
Le découpage du langage en ses constituants formels, tout intéressant qu’il soit pour l’analyse formelle qu’il permet, nous paraît trop restrictif sur le terrain. Avec l’expérience, on voit que certaines difficultés d’un patient ou sa façon d’être par rapport au langage, se retrouvent, de manière transversale, tant dans la phonologie, que dans son organisation du lexique, dans son utilisation des morphèmes grammaticaux, dans des aspects pragmatiques, etc.
Parfois on observe aussi qu’un même trouble peut s’articuler différemment chez un patient et chez un autre.
La transversalité se pose d’une manière évidente et logique dès lors que l’on ouvre notre pratique à cet angle de vue (même si sa mise en forme et en mots découle d’un travail gigantesque).
Un long travail de formateurs des Ateliers Claude Chassagny a mis en évidence des « marqueurs », qui sont des signes de pathologie (ou au contraire de bonne santé du langage) que l’on repère fréquemment dans notre travail.
Le langage auquel nous nous référons s’articule autour de 3 pivots :
– la distance,
– l’identité,
– la conciliation.
Là sont les points où l’on peut trouver des nœuds, dans lesquels la pathologie du langage trouve son sens.
– Les marqueurs de distance : Claire de Firmas, dans son livre sur les marqueurs transversaux, écrit : « Le langage nous permet de nous détacher des emprises primitives que sont nos affects (engrangés par la mémoire), notre corps (notre manière d’investir l’espace), le temps, l’image (qui soutient et trompe nos représentations), la pensée et ses secrets indicibles. »
C’est bien de cela qu’il est question avec Sofiane, petit garçon très collé à son papa, qui s’occupe beaucoup de lui, l’embrassant sur la bouche, se séparant difficilement pour venir dans mon bureau aux premières séances… Cet enfant présente un trouble articulatoire massif. Au niveau de la sphère orale, les distinctions de mouvements et de positions de la langue dans l’espace intérieur de la bouche sont très floues, très imprécises. Dans notre travail, Sofiane cherche beaucoup la séparation, la refusant, la réclamant, l’expérimentant, me demandant de ne pas regarder ce qu’il fait (ex : opération du bébé sous la table, je suis un des parents et je ne peux pas regarder l’intervention, c’est à dire quand on touche au corps de l’enfant…)
– Les marqueurs d’identité : C’est dans et par le langage que se construit notre sentiment d’identité, par les mouvements de différenciation/identification qui nous permettent de nous construire notre place, par le nom que nous portons (trace de nos origines), par notre appartenance à une langue, par les essais /erreurs qui permettent nos avancées, par la communication extra-verbale.
Yann-Dinh ne parvient pas à articuler le /l/ qu’il prononce en /j/. Le /j/ commence son prénom et le /l/ son nom. C’est l’articulation, mais c’est également l’identité, c’est le marqueur du rapport au nom. Même s’il semble très clair pour ses parents qu’il est franco-vietnamien (la double origine est dans le double prénom), il est bien difficile pour ce petit garçon de s’y repérer et d’articuler cette double identité.
Vous voyez qu’un même trouble, dans la nosographie orthophonique, en l’occurrence dans ses deux exemples les troubles d’articulation, peut revêtir des sens différents dans le rapport du patient avec le langage.
– Les marqueurs de conciliation : C’est également dans et par le langage, que nous pouvons concilier notre être singulier avec la réalité, nous-même, l’autre, les autres et la loi, et ainsi nous animer pour advenir comme sujet.
Je reçois Chaïda qui est en difficulté en orthographe. Dans les séries (travail en TA), elle remplit le blanc, fermant tout de suite les possibles. (Le blanc, c’est cet espace qu’on laisse pour tout ce qu’on ne dit pas, mais qu’on aurait pu dire, qu’on peut penser ou associer, tous les mots qu’on ne choisit pas, y compris ceux de notre inconscient), Le lien signifiant/signifié est trop serré, pas assez symbolisé, et les mots renvoient tout de suite à des choses difficiles à aborder, ils ne peuvent revêtir plusieurs sens. C’est le rapport à la polysémie et à la métaphore (plusieurs choses peuvent être dites de la même façon, une chose peut être dite de plusieurs façons). Comment écrire quand les mots nous renvoient directement à la mort d’une petite sœur, à la dépression maternelle, à la perte et au deuil…
Les difficultés logico-mathématiques peuvent d’ailleurs souvent être éclairées par le marqueur de la polysémie et de la métaphore : l’enfant ne parvient pas à se détacher du sens commun d’un mot pour en envisager le sens mathématiques, ou bien, au contraire il ne fait pas suffisamment les liens associatifs qui lui permettraient d’en approcher le sens.
La formation Langage Parole Mathématiques, commençant cette année aux Ateliers Claude Chassagny, affine cette réflexion sur les liens que l’on peut faire entre les difficultés d’appropriation du langage et les mathématiques.
Isabelle Canil :
Création-surprise-invention, et investissement.
Ce sont des mots auxquels on tient, et pour lesquels nous avons de l’affection, quand on travaille en Pédagogie Relationnelle du Langage.
Dans l’intitulé de notre intervention, il y a le mot « inventer ». Invention, création… C’est en relation très étroite avec ce qu’on a déjà dit, ce qu’on sait et qu’on comprend du langage. La Technique des Associations dont vous a parlé Emmanuelle fonctionne sur cette baselà : l’investissement et la création. Inventer dans la rencontre : ça veut dire qu’on essaie d’être toujours avec des oreilles disponibles pour ce qui va venir. C’est donc le contraire de quelque chose qui serait programmé, le contraire d’un protocole défini d’avance. Un protocole ne peut pas nous diriger, nous et nos séances.
A propos du symptôme, on disait qu’on n’accueille pas un symptôme, mais qu’on accueille un sujet avec ce symptôme. Et le sujet, on ne le fait pas rentrer dans un protocole. On peut penser un symptôme comme une dyslexie, un bégaiement etc… On peut y réfléchir et travailler autour de ça, par thème, seul ou en groupe. Il y a des choses qu’on sait, qu’on retrouve (confusions de lettres, inversions… problèmes de rythme…) Mais on ne saura jamais ce que va dire, va penser le patient qui arrive. Et d’ailleurs lui non plus ne le sait pas, tant il est lui aussi comme nous, soumis aux imprévus de la rencontre ! Le sujet, il vaut toujours mieux le penser comme imprévisible ou plutôt « non prévisible ». Si on peut porter sur lui ce regard qui atteste qu’on est prêt à accueillir ce qui va venir, et qu’on en est curieux, on a certainement une chance de créer une situation favorable. Et surtout de ne pas nous mettre dans l’impasse d’une répétition d’exercices où il serait complètement passif.
Un petit garçon est arrivé un jour à sa séance avec un escargot. Eh bien on a parlé de l’escargot, on a pris un livre avec des super photos agrandies d’escargots, très réalistes, on a aussi dessiné des spirales comme la coquille, debout au tableau, puis sur une feuille… Et j’ai le souvenir d’une très bonne séance. Où tous les trois (j’étais avec une étudiante stagiaire), nous avons eu l’impression de partager vraiment quelque chose et d’en avoir bien parlé. Je suis sûre qu’il y a eu là un fort investissement du graphisme, des mots qu’on a dits…
A propos des protocoles : Un protocole induirait qu’on prévoit de travailler telle fonction cognitive, tel aspect du langage de telle façon. Comme un exercice. Pourquoi pas…
Mais on a l’idée que la fonction cognitive en question, elle va être sollicitée très activement et en profondeur si et seulement si le patient est tout à ce qu’il fait, dans une situation vraie de langage avec l’autre.
Je pense à Malik qui faisait des mots croisés avec le mot « tambour ». Il est en CE1 et j’étais sûre qu’il ne saurait pas écrire le « am ». Je lui dis donc que c’est avec le « a », et j’ajoute, « avec un m ». Je n’avais pas spécialement envie de dire pourquoi, parce que j’étais sûre que c’était trop compliqué pour lui, mais par acquis de conscience, je le dis. Et oh surprise, il relève le nez et me dit : « oui ! et aussi devant un m et un p ». Je n’en revenais pas, parce qu’il a un gros retard de langage. Et il a été surpris de ma surprise et il s’est senti très heureux de ça. Il y a eu certainement « investissement » de cette histoire-là, et par conséquent de cette règle « devant m, b, p… ». D’ailleurs la semaine suivante il en a reparlé.
On sent bien comme ça peut être différent de faire un exercice que les patients peuvent très bien réussir dans le cadre de l’exercice justement, mais qu’ils ne savent parfois pas réutiliser dans une autre situation d’écriture, comme si c’était resté lettre morte.
Autre exemple d’investissement et de création : Tarek qui après que je lui ai lu les 3 petits cochons, revient sur les images et les commente à sa façon : Et il dit : « – Il ouvra sa porte et il parta vite chez son frère ». Jamais je n’aurais pensé que cet enfant essaierait un jour les passés simples. Alors, même si du point de vue de l’énoncé, c’est faux, du point de vue de l’investissement, quel progrès !
Encore un autre exemple : Une dame adulte qui venait pour de grandes difficultés à l’écrit, qui me dit que maintenant quand elle lit une histoire à son fils, elle se régale de regarder les « ent » de 3ème pers du pluriel, les « a » avec ou sans accent », parce qu’elle sait pourquoi ils sont là, et ce savoir lui fait un bien fou.
A propos de cette idée de création invention ou liberté, il faut quand même dire qu’il n’y a de liberté qu’à l’intérieur d’un cadre : le bureau, les horaires, les RDV, et surtout la situation langagière où je me mets, et la place d’où je parle, et la place de celui à qui je m’adresse.
Quelque soit l’activité que nous partageons (jouer aux voitures, à la dînette, faire de la pâte à modeler, faire une série, lire, écrire un texte regarder silencieusement ce que l’autre fait….) on est toujours là pour la même chose : pour faire vivre une situation langagière et trouver un point de rencontre. C’est très rigoureux ça, comme cadre. Et la liberté sera d’autant plus grande qu’on sera au clair avec ce cadre et sa rigueur.
CAS CLINIQUES :
Emmanuelle Serbout :
Mardi 16 novembre 2010 : la séance de Tom. Tom est un enfant dysphasique que je vois depuis qu’il a 4 ans et demi. De temps en temps, je repense à ce petit garçon arrivant pour un bilan avec ses parents cherchant à être entendus dans leur propre parole et dans le sens qu’ils donnaient aux difficultés de leur fils. « Il a changé d’un coup », disaient-ils, « quand son petit frère est né, tout à coup, on ne le reconnaissait plus ».
Je repense à leur parcours, de psychiatre en neurologue, avec le mot « autisme » flottant dans l’air (Tom s’était renfermé sur lui-même avant le suivi, il ne répondait pas aux questions, n’était pas toujours dans l’interaction, avait même développé des stéréotypies gestuelles), à l’hôpital pour un bilan confirmant le diagnostic de dysphasie… Je revois le chemin qu’il a suivi, que de changements ! Tom a beaucoup progressé, c’est certain. Son langage s’est structuré, il s’exprime beaucoup mieux. Mais je note qu’il reste en difficulté avec les mots, notamment avec leur polysémie et la métaphore. Fréquemment, Tom se vexe pour un mot d’un camarade, pleure ou veut se venger…
Ce mardi, comme à chaque séance, Tom me précède dans mon bureau pour s’y cacher. Comme d’habitude, au même endroit. Il y a peu de cachettes dans mon bureau. Je le trouve donc toujours dès que j’entre. Mais Tom n’abandonne pas pour autant le jeu. Comme dans le langage, la créativité n’est pas là. Les difficultés de langage, le manque d’accès au symbolique font qu’il n’y a pas de distance, pas d’écart : Tom reste dans quelque chose de systématisé, n’imagine pas autre chose.
Au niveau du langage, je repense à la difficulté avec la représentation rencontrée par cet enfant, qui un jour, l’année dernière, quand j’associais au mot « maison » le mot « garage », m’avait dit : « ah ben non, j’en ai pas de garage moi ! ». La « maison » était forcément « SA maison ». Et Tom n’en démordait pas, il ne voulait pas écrire ce mot. Risquait-il de perdre sa représentation de cette maison-là, SA maison ?
Tom s’installe au bureau et m’explique qu’il est énervé aujourd’hui, car ses copains ne l’ont pas cru quand il leur a dit qu’il s’était endormi à 3 heures du matin. « Je reste 5 heures dans mon lit à attendre ! » me dit-il en colère. Il ne se sent pas entendu dans cette souffrance, ne peut pas percevoir que pour ses copains, c’est une prouesse enviable, alors que lui en souffre ! Mais le rapport au langage de Tom ne peut lui permettre de prendre un autre point de vue que le sien, pas assez de symbolique, pas assez de distance…
Tom me demande que nous jouions au jeu du chat et de la souris. C’est un parcours où le chat doit attraper la souris, qu’il aime faire depuis longtemps. Récemment, j’ai découvert que dans la règle du jeu, on doit en fait se répartir 1 chat et 3 souris. Nous avons donc expérimenté cette nouvelle règle, qui est la vraie règle (officielle). A la dernière séance, Tom a voulu jouer avec 3 chats et 3 souris. Evidemment, les chats ont vite coincé et croqué les souris ; ça ne marchait pas. Malgré tout, Tom veut que nous essayions 2 chats et 3 souris. Il ajoute : « après, si ça marche pas, on reprendra la règle qu’ils disent, là ». Je le laisse expérimenter… Dans ces jeux de règles, il me semble que Tom approche la règle, la loi, dans le sens qu’elle peut avoir, son intérêt. Elle n’est pas arbitraire, cette règle. C’est uniquement comme cela que ça fonctionne, que le chat va s’approcher de la souris, la rattraper, se faire devancer, changer de direction pour en poursuivre une autre, et que nous, nous allons être tenus par le suspens…
C’est LA règle. Je pense à la loi, la loi sociale cette fois, bafouée sans cesse dans la famille de Tom, dont les parents ont été maltraités enfants, et qui a du mal à tenir sa place, car quand la loi a été bafouée, ce n’est pas simple de se retenir d’aller faire sa loi soi-même (je pense à certains propos du papa qui voudrait bien parfois « casser la gueule » au proviseur du collège de son aîné, à la façon dont Tom voudrait se venger quand il est vexé par un camarade…).
Ensuite, nous écrivons avec la Technique des Associations. Tom prend spontanément la parole, il a l’habitude de cette manière d’écrire : – un chat – il mange – il mange des croquettes de chat Je note qu’il n’y a pas beaucoup de place pour « le blanc », cette partie qui contient tout ce qu’on ne dit pas, tous les mots, tous les liens, toutes les évocations que nous n’avons pas choisies. C’est encore une fois comme s’il fallait préciser les évocations, vite vite, ne pas trop laisser venir la polysémie des mots ! Plus loin, Tom veut écrire « archi-parmentier ». Je lui explique que l’on dit « hachis parmentier », car c’est de la viande hâchée.
Mais Tom n’en démord pas. Pour lui, ça ne peut être la même chose, lui, il parle de l’autre, le « archi-parmentier ». « Hachis » pour lui, n’est pas relié à « hâchée ». Il a entendu « archi » (peut être parce que c’est archi-bon ?). Il accepte finalement lorsque je lui raconte la petite histoire de monsieur Parmentier, qui a donné son nom à ce plat de viande hâchée. Peut-être que cette histoire a fait appel à un tiers extérieur, quelque chose de groupal, de social, du « on m’a dit que… » ou « j’ai lu que… », qui montre bien que ce n’est pas moi qui décide, que c’est une connaissance partagée dans la société, et que moi aussi j’y suis soumise, autant que lui, tout comme nous sommes soumis à la loi.
Isabelle Canil :
Deux autres cas cliniques très petits, pas travaillés, juste pris à chaud, (dans la semaine) et les questions qu’ils soulèvent dans l’instant ou dans l’après coup immédiat. Pour montrer comme on est toujours à se demander ci ou ça, dans ce travail, et que c’est comme cela qu’on avance….
Je reçois une petite fille Lila, 4 ans, qu’un gros retard de parole et de langage rend incompréhensible pour quiconque. Elle est tyrannique, fait la loi, n’accorde pas de place pour l’autre. (Marqueur de l’altérité !) Nous faisons de la pâte à modeler. Elle fait des gâteaux avec des bougies dessus comme à notre séance précédente, et me demande (gentiment) d’en faire aussi. Je comprends quelques mots : « è sèr » (bon anniversaire), « to » (gâteau). Je suis découragée. Je me sens impuissante à faire bouger son rapport à l’autre. Elle vient depuis un an et je trouve qu’elle a très peu progressé. Par ailleurs, c’est une enfant très futée et qui comprend très bien. Je la revois trois jours après. Et alors que je pensais provoquer un entretien, pour envisager autre chose et dire mon impuissance, il me semble qu’il y a beaucoup plus de mots compréhensibles. Est-ce d’en avoir parlé avec des collègues, et d’avoir commencé à y penser pour vous en parler ici… ? Est-ce que quelque chose de ma propre position est plus clair et permet que ça bouge ? Du coup, je reprends un peu espoir pour continuer un peu avant de proposer autre chose.
C’est souvent vrai ça : quand on parle d’un cas, à des collègues, ou en supervision…. Et bien le cas bouge !
Autre cas : Ryan est maintenant en CE1 et je le suis depuis qu’il a 3 ans. Il avait au départ un retard de langage aussi monumental que Lila. Il pouvait faire de grosses colères assez incompréhensibles où il se roulait par terre… C’est une fin de rééducation qui roule toute seule. Depuis octobre, j’annonce que sans doute, si tout le monde est d’accord, nous pourrons arrêter nos séances aux vacances de Noël. Ryan est d’accord mais il dit que quand même il viendra me voir ! Je dis qu’il pourra aussi m’écrire et que moi aussi je répondrai. Nous faisons une série. Il ne fait presque pas de faute. Il a appris à lire au CP, et lit très bien ! Alors que je pensais que ce serait plus difficile que ça. C’est une famille que j’ai beaucoup soutenue face à l’école. Je dis face, mais je devrais dire « contre ». L’école réclamait des tas de bilans (neurologiques, etc…) Et moi j’étais presque sûre que ça allait bien finir. Et j’avais raison dans ce cas-là ! (ça arrive parfois !) Nos dernières séances sont très agréables et nous remplissent de satisfaction tous les deux, persuadés que nous sommes d’avoir bien « causé » ensemble et de toujours bien nous être « rencontrés ».
J’avais envie de vous présenter ces deux cas de la même semaine, tellement différents, non pas tant par le contenu des séances et la personnalité des patients, que par l’état de l’orthophoniste, face à eux.
EN CONCLUSION :
Pour conclure cette rapide présentation, nous souhaiterions partager avec vous cette version de l’étymologie du mot « orthophonie » : « Ortho » vient du grec « droit ». Cependant, cette racine signifie également « se lever ». L’orthophonie serait donc aussi « la parole pour se lever », ou « la parole qui permet de se lever », et donc d’advenir comme sujet…