LE SYMPTOME OBJECTEUR DU SUJET DYSLEXIQUE
Jeanine Pirard-Le Poupon, psychologue-psychanalyste.
1 L’AUTRE DU SOCIAL ET LA CASTRATION
– Enfant objectivé ou enfant sujet
Chaque culture génère ses symptômes. Aujourd’hui comment formule-t-on nos plaintes ? On craque, on stresse, on déprime, on somatise, avec une surenchère des anorexies-boulimies, des toxicomanies. Et chez les enfants, les motifs de consultation concernent essentiellement les difficultés d’apprentissage scolaire corrélées à des troubles du comportement, défaut de concentration, hyperactivité, violence.
Comment interroger ce malaise dans l’éducation, que l’on stigmatise sous le terme d’échec scolaire, et qui suscite le slogan d’aujourd’hui : combattre l’illettrisme. Les statistiques nous annoncent que 20 à 40 pour cent des enfants entrent au collège sans savoir lire. Comment comprendre ce paradoxe : si l’analphabétisation jusqu’au début du siècle est liée à la non scolarisation, aujourd’hui malgré une scolarisation massive et précoce, on rencontre des difficultés plus ou moins grandes dans l’apprentissage de la lecture et l’écriture.
Bien entendu, la manière de comprendre le phénomène a des conséquences sur la pratique des professionnels qui ont à faire face à ces troubles. Selon que vous objectivez ou que vous subjectivez le symptôme, vous ne l’aborderez pas de la même manière : objectiver les difficultés d’apprentissage d’écriture ou de lecture d’un enfant, c’est considérer l’apprentissage comme une fonction cognitive supérieure déclinable en un ensemble de fonctions : perception, représentation des durées, des actions, articulation parlée, langage écrit, mémoire, concentration, contrôle, dont on peut objectivement mesurer les performances, cibler tel dysfonctionnement et agir isolément sur lui, par des méthodes à visée réadaptative, correctrice. La notion de sujet y est absente.
Il faut dire que sur le versant des apprentissages scolaires, les enfants sont dès la petite section maternelle évalués, objectivés, observés sous toutes les coutures, on nous présente presque des bilans de compétence à l’instar de ceux des adultes en recherche de travail. Toute expression symptomatique suscite alors la mesure des qualités cognitives, via des bilans chiffrés, des « scanners psychologiques » destinés à tout voir, tout connaître, sur le mode de l’imagerie médicale.
Le symptôme est donc considéré comme un défaut, un dysfonctionnement par rapport à une normalité standard, qu’il s’agit alors de faire taire, de supprimer, c’est la thérapeutique et la rééducation, ou de contenir, c’est la ségrégation. J’entends par là qu’un enfant se voit souvent prescrire, par un médecin ou par l’école, une psychothérapie vue comme réadaptation, ou x séances d’orthophonie vue comme rééducation cognitive, école et famille considérant souvent l’orthophoniste comme super-pédagogue ou super-éducateur. A partir du défaut supposé, on peut encore prendre des mesures pédagogiques qui consistent à exclure dans des « CLISS » ces enfants qui n’apprennent pas. Réparer, réadapter, ségréger, m’apparaissent corrélatifs d’une visée toute objectivante du symptôme.
On comprend alors ce que l’enfant objectivé du système scolaire peut susciter d’angoisse chez les parents, surtout lors qu’arrive l’entrée en CP, où le couperet va tomber. Car ce passage signifie souvent la promesse de réussite sociale, les difficultés signent déjà d’échec : « s’il redouble sa grande section, alors ça commence mal », sous entendu l’avenir est compromis. D’où toutes ces demandes impératives rééducatrices et psychothérapiques de la part des parents, des enseignants, et de la société, où il nous est sommé d’évaluer puis de réparer ces dysfonctionnements dans l’apprentissage. Cette injonction n’est-elle pas la conséquence de celle, fondamentale, de notre société : « apprends, réussis » ! Car l’école est considérée comme le vecteur de la réussite, qui se décline en terme de possession des biens et de pouvoir, l’échec scolaire égale échec de vie. Réussir est ainsi le maître-mot au sens où il suscite le fantasme d’une promesse de jouissance dans l’accès à la consommation des biens, dans la possession du phallus imaginaire (« être quelqu’un »). Ne dit-on pas : « si tu ne travailles pas à l’école, tu ne seras rien », ou bien : « tu seras clochard » ?
Ainsi, dès la maternelle, débute une course à la performance, la réussite étant l’objet par lequel l’enfant peut satisfaire l’autre : le parent, l’enseignant, la société. Il peut s’y soumettre, répondre docilement, mais l’arrêt ou les difficultés dans ses apprentissages ne seraient-ils pas alors l’expression symptomatique, l’inscription singulière de son malaise, sa manière de se dégager d’une demande écrasante, écrasant le désir ? Se décale là la question du symptôme, envisagé non plus sur le versant déficience fonctionnelle et réparation, mais du côté du sujet désirant. Un sujet peut-il se dégager lorsqu’une demande est gavante ? Manger, devenir propre, et puis de plus en plus tôt : « apprends, à lire, à écrire, à calculer »…
Or apprendre suppose une position d’autonomie, donc l’émergence d’un sujet. Pour que l’enfant ne reste pas dépendant, coincé dans un statut d’objet, pour qu’un sujet de désir puisse se dégager, il faut qu’il puisse se confronter à la castration de l’autre, à ses limites, à son manque. Le parent a à lâcher son enfant, problématique qui le renvoie lui-même à sa propre castration, à ses propres conflits œdipiens. Lacan dit que « le symptôme de l’enfant se trouve en place de répondre à ce qu’il y a de symptomatique dans la structure familiale » et encore que « l’enfant sature le manque où se spécifie le désir de la mère ». L’enfant a donc à lâcher cette position d’objet comblant pour l’autre, pour devenir un sujet désirant : c’est ce processus de séparation, de renoncement, que l’on peut appeler le chemin de la castration et qui suppose une fonction de tiers. C’est cette résolution qui permet l’entrée dans la phase de latence, propice à l’éveil aux apprentissages scolaires, c’est cela qui peut coincer.
Au-delà de l’injonction à faire taire le symptôme, nous avons à interroger le malaise du sujet dont son symptôme fait signe. C’est une toute autre orientation que de dire qu’au cœur de la question des apprentissages et du savoir, il y va de l’émergence d’une place instaurant l’enfant comme sujet d’un désir. Pour qu’un enfant s’engage dans les apprentissages, il faut qu’il se dégage de ses liens œdipiens. C’est en ce sens que de ne pas apprendre à lire et à écrire, peut être entendu comme symptôme d’un sujet. Freud parlait d’une phase de latence, période de silence relatif des exigences pulsionnelles, entre le moment de résolution œdipienne et le début de la puberté. Ce silence traduit la mise en œuvre du refoulement des désirs sexuels, inaugurant l’assomption des contraintes de la vie sociale et ouvrant la voie aux investissements culturels. Est en jeu la castration qui suppose un renoncement pulsionnel. Il faut donc avoir atteint un degré de maturation affective et de potentialité de sublimation pour avoir accès à la lecture et à l’écriture, une des formes de la socialisation.
Un enfant qui nous dit : « je veux que jouer », ou « je veux pas grandir », un enfant qui aux dire de l’adulte, est « dans la lune » ou « dans les nuages », nous questionne sur son rapport à la castration, sur la place du sujet et de son désir, au regard du savoir dont il ne veut rien savoir, comme il nous questionne sur les positions parentales.
– Le social d’aujourd’hui et le manque
Après ces pré-requis, je reviens à la question que j’ai formulée au départ : malgré une scolarisation massive et précoce, un nombre important d’enfants est en difficulté d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Comment en rendre compte ? La question est largement éludée par les médecins, les pédagogues et les politiques, pour s’en tenir au seul constat et s’empresser de mettre en place des méthodes correctrices et réadaptatrices. Le symptôme est objectivé, le sujet est entièrement objet, dans un discours de la science qui le réduit à une machine à traiter l’information, où les apprentissages ne sont considérés que comme des processus cognitifs.
Mais si vous saisissez ce que la psychanalyse nous permet de comprendre du rapport entre le sujet du désir et l’entrée dans les apprentissages, et que cette émergence subjective suppose un parcours qui met en œuvre la castration, alors ce symptôme contemporain qu’est la difficulté d’entrer dans la lecture et l’écriture, peut s’interroger ainsi : est-ce que ça aurait à voir avec le rapport du lien social d’aujourd’hui à la castration, je veux dire : quel est le rapport de notre société au manque, à la limite, qui pourrait ainsi entraver l’émergence d’un sujet désirant ?
Ne nous promet-on pas de boucher le manque par des objets comblants, tous ces objets de consommation, promesse de jouissance induisant une insatiable course et où le savoir devient une marchandise capitalisable, sur le mode de la rivalité compétitive et de la performance. Lacan caractérise notre société par le fait « d’exclure la castration », cela signifie qu’il y a une érosion de la fonction symbolique qui rend difficile l’émergence d’un sujet, celui-ci exprimant alors son malaise, dans une société du trop-plein et de la performance, par le refus de consommer, dans la tentative de refaire du manque, et s’il s’agit du savoir, sur le mode du rien que nous offre l’anorexique scolaire.
– Qu’est-ce que la castration symbolique ?
La psychanalyse, comme théorie du sujet, s’interroge sur le lien social. La possibilité même du lien social, c’est-à dire d’une mise en communauté, se fonde sur un renoncement à la jouissance, sous l’effet de la castration comme opération symbolique. Il y a un manque de structure au cœur du sujet, dont le désir est la conséquence, et qui est la condition d’humanisation. Nous n’avons pas accès à une satisfaction qui serait absolue, à la complétude.
Que l’objet soit toujours manqué, que nous n’ayons pas à notre environnement un rapport direct, adéquat, instinctuel, c’est ce qui nous constitue comme sujet manquant donc désirant. C’est cette perte de jouissance, ce renoncement pulsionnel, qui définit la castration symbolique, c’est ce qui fait l’étoffe du sujet comme du lien social. Autrement dit ce qui fait loi symbolique pour le sujet c’est aussi ce qui fait lien à l’autre. Le processus de subjectivation est un processus de socialisation.
Dans notre culture occidentale jusqu’à ce siècle, la castration c’est-à dire ce qui détermine l’entrée dans le lien social, est attribuée à la fonction paternelle. Pour Freud c’est cette fonction paternelle qui garantit la loi d’interdit de l’inceste, fonction de tiers séparateur, au prix de la névrose, sacrifice de jouissance conduisant à l’inhibition, ou à la sublimation créatrice. Le père a donc été longtemps la modalité de la mise en place d’une fonction tierce, opérateur d’altérité permettant l’émergence subjective de l’enfant, la constitution d’une place propre, condition d’entrée dans la vie sociale et les apprentissages, comme de capacité future à assumer une position de responsabilité et de décision.
Cette référence au tiers, cette castration symbolique, on doit à Lacan de l’avoir inscrite dans la structure du sujet du fait qu’il parle. Autrement dit c’est le fait de parler qui nous castre, qui nous expatrie de la nature, du besoin, de la jouissance, et fait de nous des êtres manquants donc désirants. Parler nous castre, nous limite, puisque le signifiant ne permet jamais de saisir l’objet dans sa totalité (« le mot est le meurtre de la chose »), il rate la chose, il ne renvoie qu’à un autre mot, dans un insaisissable du sens, une équivocité signifiante que nous éprouvons dans la polysémie et la synonymie.
L’ordre du langage, par ce décollage, impose une logique du tiers, de l’altérité, qui fonde le sujet. L’être du sujet est manquant, il n’est que d’être représenté, entre les signifiants, ce qui génère un malentendu fondamental. Dans cet écart s’inscrit la loi de l’interdit de l’inceste, qui s’exprime dans la problématique œdipienne. La castration signifie l’introduction d’un tiers qui décolle du leurre d’une relation en miroir, de l’illusion d’être tout pour l’autre, de combler et d’être comblé par l’autre, avec l’asservissement conséquent : travail psychique qui transmue la perte de la Chose, comme la perte d’une partie de son être, en un manque moteur de désir.
– Jouis !, ou l’exclusion de la castration
Qu’est-ce qui peut venir rendre impraticable cette inscription du tiers inhérent au langage, qu’est-ce qui peut entraver l’émergence d’un sujet, dans notre monde contemporain, dont les difficultés à entrer dans les apprentissages font symptôme ? Car les symptômes, les modes de jouir et de souffrir, fluctuent avec les civilisations, avec ce que Lacan appelle les discours, c’est-à dire les modes de régulation des liens sociaux. Il nous faut donc caractériser la forme contemporaine de notre lien social, pour comprendre les malaises de notre temps dont l’échec en écriture participe.
J’ai évoqué cette phrase de Lacan : ce qui caractérise le lien social d’aujourd’hui, c’est « d’exclure la castration ». J’ai dit aussi que pour Freud, c’est le père qui actualise la castration, qui garantit l’interdit de l’inceste, qui ordonne le renoncement à la jouissance immédiate et absolue, condition pour pouvoir soutenir un désir. Freud décrivait là la manière dont la société occidentale de la fin du 19ème siècle inscrivait la castration, c’était l’époque du patriarcat, dans un excès de consistance du père caractérisé par une hyper-répression du sexuel, exigence de toujours plus de renoncement, inducteur de névroses. C’est cet impératif de renoncement, de sacrifice de jouissance, qui génère du symptôme, une manière pour la pulsion de se réaliser quand même. Le principe du renoncement, c’est le signifiant-maître, sous la forme du père, sous la forme des idéaux de la civilisation.
Mais aujourd’hui le lien social ne fonctionne plus au père ni à la névrose, puisqu’on s’accorde à diagnostiquer la chute des idéaux, le déclin du patriarcat, et le nouvel impératif serait plutôt : « jouis ». Qu’en est-il alors de l’actualisation de la castration ? Cette opération symbolique semble mise à mal, dans le fantasme que l’on pourrait venir à bout du manque, et de l’altérité. Ce qui n’est pas sans créer de nouveaux symptômes, signe d’un délitement du lien social dans l’assujettissement à des jouissances régressives.
Le lien social d’aujourd’hui repose sur un fantasme sous-tendu par l’idéologie de la science conjointe au marché libéral. Ce que l’on peut appeler la promotion de la jouissance par l’objet, par l’objectivation, c’est en même temps la démission si ce n’est l’annulation du sujet du désir. Si Lacan parle de l’exclusion de la castration, c’est pour indiquer que symboliser la perte de jouissance n’est plus requis puisque l’on pourrait avoir accès à la satisfaction pleine : on nous promet que grâce aux objets que la science fabrique, et qui prolifèrent sur le marché, toutes ces « offres à jouir » par la consommation, le sujet pourrait être débarrassé de son manque. L’objet comblant viendrait guérir le sujet manquant, c’est ce qui nous rend si dépendant.
L’objet qui nous manque se trouverait là réellement quelque part, faute d’être de nature signifiante, le désir à réaliser se réduisant alors au besoin à satisfaire, suscitant cette course sur le mode du « self made man », l’individu narcissique, identifiable par ses compétences et performances. Le social ne se réduit-il pas à un agrégat de consommateurs rassemblés autour d’un idéal soumis à l’objet qu’on leur impose, le même pour tous, par le matraquage publicitaire, et qui fait marcher au pas ? Le rapport à la satisfaction n’est plus médiatisé par des rapports sociaux, politiques, mais géré par l’objet qui nous asservit. N’assistons-nous pas à une perte du symbolique, qui conduit à la régression pulsionnelle, à la régulation imaginaire des liens : concurrence, rivalité compétitive, exacerbation de la haine ?
Nous sommes à une époque où l’idéologie scientiste fait loi, où l’objectivation nous détermine, dans ce que nous sommes. Sans idéaux, ce sont les experts dits objectifs, (et non plus les pères) qui décident pour nous. Ce sont alors les sujets qui s’annulent dans leur objectivation, sorte de rêve machinique qui les débarrasse de leur manque, de leur incertitude, délestés du fardeau de la responsabilité et de la décision. Cette suture du sujet, son objectivation, produit de grands enfants, une « enfance généralisée », selon les termes de Lacan. C’est donc un type de lien social qui favorise la régression, dans le retour au rêve autarcique et incestueux, à la position d’objet identifié à la demande de l’Autre, et qui trouve à se réaliser dans la marchandisation généralisée du libéralisme.
Car c’est le rapport à l’objet de consommation qui promotionne la jouissance, « aspirant notre désir plus qu’il ne l’inspire »(1). Ce lien social, organisé sur le fantasme de l’objet comblant venant à bout de la castration, qui maintient le leurre de la toute-puissance, de la toute-jouissance, ne conduit-il pas à l’évitement de l’assomption de la castration, à reconduire le leurre fusionnel, à régresser dans le champ du maternel sans intervention tierce, sans confrontation à l’altérité ? Comment dès lors assumer une subjectivation, comment prendre une place, comment devenir autonome, comment apprendre ?
– L’oubli du sujet et la transmission du savoir
Si la butée de l’humain, c’est l’interdit de l’inceste, la dimension de l’altérité, la castration, notre question est celle de sa transmission, de son actualisation, par l’Autre : famille, école, société. École, car il n’y a pas d’apprentissage possible sans cette inscription de la castration, c’est le prix de l’accès à la connaissance.
Le rapport à la castration dans notre société, dont je viens de vous parler, a des effets sur l’école et les apprentissages, il génère de nouveaux symptômes. Nous sommes dans un monde qui tend à oublier le sujet, régi par une logique de l’objet faisant autorité. Les énoncés objectivants de la science gomment le sujet de l’énonciation, sujet en prise avec le doute et le risque que suppose tout choix. Ce qui rejoint le vœu de nous débarrasser de la castration, dans l’illusion de la certitude objective, de la maîtrise et de l’efficacité. Vous comprenez pourquoi les théories cognitivistes prennent de plus en plus de place dans le champ de la santé mentale, de l’éducation et de la rééducation.
Ainsi les symptômes dyslexiques sont objectivés au sens où la cause est désubjectivée dans le fantasme de l’organicité. « Ces théories cognitives objectivantes disent la conception que le capitalisme se fait des sujets et dont la science lui fournit la doctrine : le sujet du cognitivisme n’a pas de sexualité (pas de pulsion qui infecte la pensée), n’a pas de corps mais est identifié au système nerveux central évalué en termes de performances mesurables, il n’a pas d’histoire, celle que le signifiant jalonne, mais une mémoire à l’instar de l’ordinateur » (2)
Que devient alors le savoir, pour un sujet réduit au fantasme de l’individu réussi, définissable par ses compétences et performances ? Le savoir devient une marchandise consommable, capitalisable. C’est l’inflation des connaissances qui mène l’enfant, objet connaissant plutôt que sujet apprenant. La transmission du savoir se base alors sur l’exclusion du sujet du désir, du côté de l’enfant comme du côté de l’enseignant. C’est ce qui explique cette obsession de l’évaluation, de la mesure des performances, dans toutes ses occurrences, dès la petite section.
C’est dire qu’on cherche à tout savoir sur l’enfant : performances intellectuelles, capacités physiques, caractère, comportement social, milieu familial, ce qui produit la multiplication des tests. Cette tendance à l’observation totale et au contrôle continu a pour contrepartie celle de la réparation, de la correction, dès que ça symptomatise. N’est-ce pas l’enfant parfait de la société qui est fantasmé, désir d’un enfant sans symptôme, identifié à la demande de l’Autre, donc sans tiers qui tire ailleurs ?
Cette perte de séparation se repère dans le tout savoir sur l’enfant, qui met en continuité famille et école, et où l’enseignant est également invité, non plus à occuper une position de tiers, mais à être un élément contingent, un pur transmetteur technique, l’enfant étant censé presque construire son savoir seul, car le mode d’apprentissage ne fait plus référence au transfert. Quel désir encore d’apprendre ?
– La protestation du symptôme
Notre social contemporain objective le sujet, donc le fait taire. Ce qui parle c’est le symptôme, c’est-à dire que les sujets protestent contre cette tentative par leurs symptômes. On peut comprendre qu’un traitement purement médical, rééducatif ou correcteur du symptôme ne fera que l’entretenir, le déplacer, en tout cas en favoriser la surenchère, de ne pas être entendu comme signe d’un sujet.
Pour faire lien avec les autres, le sujet a à renoncer à une part de jouissance, mais ce n’est pas sans reste : il y a un conflit persistant entre la vie sociale, qui implique la castration, et un reste pulsionnel insistant, qui objecte à la conformation sociale : on l’appelle symptôme, qui est « la fixation singulière d’une jouissance »(3). Cela désigne la particularité d’un sujet, sa part d’irréductible au lien social, et la question, propre à chacun : comment nouer sa singularité et le lien social.
Notre lien social d’aujourd’hui repose sur l’exclusion de la castration, dont l’impératif « jouis » (sous-entendu « consomme ») et non plus « renonce » comme au temps du patriarcat avec ses effets névrotiques, doit provoquer des protestation symptomatiques différentes : c’est la localisation et l’accumulation des jouissances dans la toxicomanie et les addictions diverses, ou c’est la tentative de réduire cette jouissance et son trop-plein : ce sont les dépressions, ce sont les anorexies. « Ces déprimés qui disent pouce, qui se retirent de la table des agapes modernes, ne seraient-ils pas les anorexiques de l’an 2000, les nauséeux des plus-de jouir ready-made de l’époque, affirmant dans une abstention de désespoir ce qu’il leur reste d’un désir autre ? »(4)
N’est-ce pas de ce côté-là qu’on peut comprendre ces difficultés massives à entrer dans les apprentissages de la lecture et de l’écriture, couplées à ces troubles comportementaux : manque de concentration, hyperactivité, agressivité. La question symptomatique de ces anorexiques scolaires n’est-elle pas : comment réintégrer la dimension du désir chez des sujets pris dans une société de la performance, du trop plein, et qui expriment leur malaise dans l’échec, manière de refaire du manque, recherche désespérée d’un Autre lieu hors de l’englobement ou de l’engluement dans la demande de l’autre. » Je ne sais rien » serait la protestation symptomatique du sujet à l’injonction sous forme de gavage : « jouis », « réussis » c’est-à dire « consomme du savoir ».
Ce serait donc la réponse à l’écrasement du désir dans la demande, et la manière de s’extraire de la fonctionnalité. Les difficultés à lire et à écrire aujourd’hui seraient la manifestation de cette difficulté d’inscription subjective, donc de la possibilité de trouver une place dès lors que la société semble ne plus inscrire la symbolisation, le tiers nécessaire pour qu’un enfant s’autonomise, grandisse. C’est ce qui expliquerait ce retour à une satisfaction pulsionnelle directe, c’est l’hyperactivité, le manque de concentration, les débordements corporels, souvent évoqués chez les enfants en difficulté d’apprentissage. Autrement dit, difficile de prendre sa place, dès lors que le chemin psychique de la castration n’est pas soutenu par le social.
L’anorexique scolaire a choisi le rien : « je ne sais rien… je ne désire rien ». C’est le rien qui rend compte de l’anorexie comme manœuvre de séparation. Manger rien est une manière de barrer l’Autre, de réduire l’omnipotence de l’Autre à l’impuissance et inversement d’émanciper le sujet de son impuissance, de le détacher de la dépendance aliénante à l’Autre »(5).
A l’instar de l’anorexie, le « savoir rien » apparaît comme fonction de séparation de la demande de l’Autre, il est alors support du désir, mais c’est une pure activité de négation, le refus tient lieu de désir, il le défend contre la disparition dans la demande, contre l’objectivation. C’est ainsi que l’on peut entendre les difficultés d’apprentissage comme les refus d’apprendre dans une société maternante, qui tend à désinscrire le manque, l’altérité, dont la dépendance aliénante génère la protestation symptomatique : « suis-je autre chose qu’un objet pour ta jouissance ? ». Cette adresse à l’Autre est alors la tentative pour obtenir de lui le signe de son manque, signe d’amour, en barrant l’objet de la demande : apprends. Voie obligée du refus scolaire dans un monde régi par l’objet de consommation qui surclasse tout signe de manque, un monde caractérisé, dit Lacan, par « l’exclusion de la castration, et le rejet des choses de l’amour ».
2 DU PARCOURS DE LA CASTRATION A L’ENTREE DANS L’ECRIT
– Demande et désir
Un type de société qui a tendance à ne plus transmettre cette condition d’humanisation qu’est l’inscription de la castration dans le psychisme ne porte pas l’enfant vers la subjectivation mais le maintient du côté de l’objet, objet de l’Autre pris dans une demande dont ne peut s’extraire un désir propre. L’enfant est alors tenté de rester du côté du monde maternant plutôt que d’assumer un renoncement nécessaire pour devenir sujet, trouver une place, s’engager dans la vie sociale et les apprentissages culturels.
Si ce travail psychique est entravé, n’est pas porté par l’Autre, la société, l’école, la famille, l’enfant peut rester rivé à un « je ne veux pas grandir », manque d’autonomie qui renvoie à une résolution oedipienne en suspend et questionne les positions parentales : qu’en est-il de leur propre rapport à la castration, quel est l’impact de leur fantasme sur le symptôme de leur enfant ?
Il n’y a pas d’apprentissage sans désir. Mais comment se constitue le désir humain ? Et qu’est-ce qui peut venir l’entraver, comment naît le sujet ? Je parle du désir humain précisément parce qu’il n’est pas réductible au besoin physiologique animal, à l’instinct. Si à la naissance les besoins vitaux sont premiers, de l’ordre de la nécessité du confort corporel (manger, boire…), la présence des signifiants des parents ou Autres des premiers soins, est tout aussi première : car dès avant la naissance de l’enfant, ils en parlent, l’inscrivent dans un désir, une histoire : on imagine un prénom, on rêve de son avenir, on discute de son éducation… on parle.
Alors si le bébé est un organisme dont le cri est la pure expression du besoin, s’il n’est pas sujet d’un désir, d’emblée l’Autre prête à ses cris une intention : « il veut boire » ou « il a mal », et transforme ses cris en appel, en demande. Sans cette interprétation première, le bébé ne s’humaniserait pas, il resterait un être de besoin.
C’est le langage qui s’immisce ainsi dans la biologie et qui inaugure la constitution subjective de l’enfant en tant qu’enchaîné, aliéné à l’Autre. Sans cette aliénation, pas de développement possible même si les besoins vitaux étaient satisfaits : c’est l’exemple des bébés laissés à l’abandon dans les orphelinats roumains, ou encore l’hospitalisme, pathologie du nourrisson qui ne bénéficie que de soins physiques, ou de l’autisme. C’est donc ainsi que l’enfant accède à la demande, le besoin entre dans le cycle des échanges langagiers, où s’intriquent plaisir libidinal et réconfort de la présence de l’Autre. La demande devient ainsi demande d’amour, de reconnaissance.
Si le rapport du besoin à la demande conduit à l’aliénation humanisante du sujet à l’Autre, de la demande au désir il y a un renversement qui ouvre une ébauche de séparation, de détachement vis à vis de cet Autre. Le désir naît de l’écart, de la déchirure entre le besoin et la demande. Autrement dit, c’est parce que la demande ne peut combler le besoin qu’il y a désir. Car pour désirer il faut manquer. Combler toute demande, voire l’anticiper ou répondre sans délai, conduit à une impossible séparation et au maintien de l’enfant en position d’objet.
Ce que peut signifier l’absence de cet Autre maternel, ses allées et venues, c’est l’existence pour elle d’un ailleurs, d’un tiers. L’existence du désir témoigne que s’instaure un tiers symbolique dans le psychisme de l’enfant, opérateur que l’on appelle la fonction paternelle. Ce que je veux faire saisir ici c’est la nécessité du manque pour animer le désir, qui s’instaure d’un écart entre un sujet et un objet inaccessible ou perdu. Ce manque, effet du langage (le mot est le meurtre de la chose, autre manière de nommer la castration), manque de l’objet, par définition jamais comblé, qu’on appelle défaut structural de jouissance, fait la permanence du désir.
Comment un désir peut-il être empêché ? Si une demande peut écraser le désir jusqu’à l’annuler ou si elle suscite comme seule réponse un refus en forme de « je ne sais pas écrire » par exemple, c’est que n’est pas laissée à l’enfant cette marge ou ce manque qui le laisserait désirer. C’est que l’enfant manque alors de manque, est l’objet d’une demande gavante au point de ne pouvoir devenir sujet. Comment renoncer au statut d’objet comblant l’Autre, qu’en est-il d’une fonction tierce, limitatrice de la fusion incestueuse, qu’en est-il des positions psychiques des parents ?
– Martin et la demande maternelle
Martin est adressé pour la première fois à la consultation, à la demande de l’institutrice qui s’inquiète de ses difficultés scolaires croissantes depuis le CP : dysorthographie, peu de blancs entre les mots qui rend son écriture illisible… associé à un manque de concentration, une grande nervosité, des crises de pleurs, des troubles du sommeil. Il a 8 ans et est en CE1. A l’issue d’un bilan effectué par la psychologue, qui note de bonnes capacités cognitives, elle propose, en accord avec l’équipe, que Martin rencontre l’analyste.
Je le rencontre donc avec sa mère: il ne dira strictement rien lors de ce premier entretien. Je le vois se boucher les oreilles et détourner son regard au fur et à mesure que s’exprime celle-ci. Sa seule activité consiste à se mordre les lèvres, comportement tellement permanent qu’il a tout le tour de la bouche rougi. Mme M. décrit son fils comme un enfant nerveux et déprimé, à qui il faut « tout le temps rappeler les règles », sur qui elle doit exercer une surveillance permanente « puisqu’il faut toujours être derrière lui ».
Elle insiste beaucoup sur la nécessité des règles, et sur les exigences qu’elle a concernant l’éducation et particulièrement le scolaire. Elle passe l’entretien à me faire part de son idéal éducatif par rapport auquel Martin est en défaut. Rien ne semble entamer sa certitude. Martin a un grand frère de 16 ans qui a eu les mêmes difficultés, et une petite sœur de trois ans. L’univers de Mme M. est entièrement occupé par son travail, elle a un poste de management dans une entreprise, et le suivi scolaire de Martin. Elle est perfectionniste.
Au second entretien, Martin vient avec son père. Celui-ci me dit être plus « cool » que sa femme, avoir du mal à tenir une punition, et de toute façon a délégué l’autorité à celle-ci puisque, dit-il, » dès qu’elle rentre, elle vérifie après moi le travail que j’ai fait avec Martin, et elle finit toujours par trouver une faille », « elle est très exigeante »…
Martin ne dessine pas, ne dit rien, regarde en coin son père. Il dit seulement son sentiment d’être le mal aimé, celui qui est « toujours puni », et « c’est pas juste ». Il a des difficultés à trouver sa place dans la fratrie, il se sent insécurisé et témoigne de beaucoup d’angoisse lors des situations de compétition : foot, évaluations scolaires.
Pour ces parents, la réussite scolaire représente le but de leurs efforts, et leur idéal éducatif. Ils ont beaucoup d’angoisse quant à l’avenir professionnel de leurs enfants, ayant vécu une période de chômage qu’ils imputent à un arrêt dans leurs études, le Bac raté pour le père, deux années de Droit sans suite pour la mère, qu’elle vit comme un échec dont elle est toujours très affectée. Seule la performance scolaire peut la satisfaire, mobilisant un contrôle permanent, demande à laquelle Martin oppose un refus en forme d’échec dans les apprentissages. Ce qui est une manière de se distancier de cette mère qui fait de lui l’objet de son fantasme, d’échapper à ce qui prendrait le sens d’une réalisation incestueuse. C’est cette proximité que signale l’angoisse que donne à voir Martin avec sa bouche rougie, et qui déclenche l’inhibition comme manière de parer à l’emprise de l’Autre maternel et aux craintes d’anéantissement qu’elle suscite, répondant au regard qui surveille par les yeux « toujours ailleurs », à la voix qui rappelle : « tu dois », par le mutisme et les oreilles bouchées.
Pendant plusieurs séances, Martin reste silencieux, ne sachant se décider à faire un dessin ou de la pâte à modeler, il dit qu’il ne sait pas, puis qu’il ne veut pas choisir, puis qu’il ne veut rien. Il m’offre ainsi du rien. Suivent quelques séances où il se plaint : d’être puni plus souvent que son frère, de ne pouvoir inviter des copains à la maison, sa mère ayant dit non sans qu’il sache pourquoi, de faire du foot alors qu’il voudrait faire du basket, de s’ennuyer… Puis il se met à dessiner des étoiles et des planètes, et met en scène des extra-terrestres qui l’enverraient ailleurs. Fantasme qui sans doute vient répondre à la question habituelle de sa mère : « où es-tu encore? », et qui l’occupe plusieurs semaines, lui procurant du plaisir en même temps qu’il me rapporte des cauchemars où ces extra-terrestres arrivent sur la terre pour détruire les maisons.
Son intérêt pour ces scénarios se poursuit quelque temps, jusqu’à exprimer le désir, le premier dans le cadre de la cure, d’avoir un télescope à Noël : amorce de sublimation, la pulsion de voir, prégnante dans le « regard maternel permanent » et les « yeux toujours ailleurs » de Martin, se transmue en désir de savoir.
Néanmoins, Martin reste insaisissable, exprime un sentiment d’ennui. Sa mère me fait savoir que, s’il est beaucoup moins angoissé, plus calme, l’orthographe ne s’est pas améliorée, ce qu’elle attend essentiellement du travail, pour lequel elle prend de son temps puisqu’il faut chaque mercredi conduire son fils à la consultation, « il ne faudrait pas que ce soit pour rien », dit-elle. « Est-ce qu’il ne faudrait pas que Martin soit suivi par un orthophoniste », finit-elle par lâcher.
J’entends cette place du rien à laquelle elle m’assigne, comme le signe de l’angoisse que suscite ce qui lui échappe, j’entends sa demande de suivi comme pression renouvelée sur son fils, pour, dit-elle « qu’il apprenne quelque chose, pour qu’il écrive enfin deux lignes sans fautes », pression dont elle sent que je ne suis guère l’alliée. A cette plainte, je réponds : « alors Martin est toujours en faute », et je rappelle le prochain rendez-vous.
– Un appel au tiers et la castration maternelle
Pour cette mère, quelque chose de plus lourd à assumer que le symptôme de son fils, à savoir perdre la toute-puissance, ou accepter le manque, va mettre le travail analytique de celui-ci en péril. Derrière la demande qu’il se prenne en charge et réussisse, le désir inconscient n’est-il pas de le maintenir sous son contrôle ? Le symptôme dysorthographique, centré sur les fautes, ne vient-il pas questionner la faille ou le manque chez l’Autre, cette castration de la mère qui n’en veut rien savoir ?
C’est au cours d’une séance que Martin, se plaignant de ne pouvoir inviter des copains, et surtout de ne pas comprendre le refus de sa mère, provoquant un « que veux-tu » angoissant, se met à dessiner un bateau qui suit un parcours dangereux, dit-il, entre des falaises, dont on peut tomber à tout moment. Je l’entends comme un appel au père, le bateau ayant un rapport avec le Nom de famille, et je lui dis : « tu pourrais en parler avec ton père ». Il répond qu’il préférerait que ce soit ici, et est d’accord pour le lui demander.
Il faudra quelques semaines pour s’accorder sur un horaire, je sens le père de Martin assez réticent, et l’entretien commence sur la question de ce père à son fils : « alors, qu’as-tu à me dire ? ». Martin se tait, et se taira durant tout l’entretien, laissant la place à ce père, place dont sa propre place dépend. Un peu excédé par ce silence qui l’a fait déplacer pour « rien », il dit que cette invitation a beaucoup perturbé sa femme, s’étant senti exclue, elle qui fait tout pour Martin. Il se sent presque lui-même en faute d’être là, et finit par exprimer qu’avec cette histoire d’échec scolaire, on ne respire plus, que sa femme est trop exigeante et qu’elle devrait le laisser respirer (lui ou Martin). Il pense que sa femme et lui ne vivront que lorsque leurs enfants seront élevés. Il semble désarmé.
C’est cet épisode qui va marquer un tournant décisif, puisque la mère de Martin, très réticente vis à vis de la continuation du travail, et à qui je propose de pouvoir en parler, finit par me dire qu’elle a mal vécu la demande de Martin à son père, elle s’est sentie dépossédée, elle le vit comme un « échec personnel », dit-elle.
Je l’interroge sur cette expression porteuse de souffrance. C’est un idéal de perfection qui la menait et qui s’effondre, et les fautes de Martin dont elle se plaignait, aujourd’hui la renvoient à sa propre faillibilité et à sa capacité à l’assumer. Ce qui nous fait signe, c’est la conjonction de cet événement (la rencontre père-fils) avec sa « dépression », dit-elle, c’est-à dire un lâcher-prise qui permet une amorce de subjectivation du symptôme côté maternel.
Le signifiant échec est au coeur de l’existence de cette mère représenté par le symptôme de Martin, autrement dit celui-ci représente la vérité de sa mère. Ce qu’elle commence à reconnaître en questionnant sa propre histoire. Elle souffre d’un arrêt dans ses études, elle souffre de ce qui prend sens d’échec, comme impardonnable faute, inassumable faille. De ne s’assumer manquante, le fantasme de mère-toute l’induit à cette pulsion d’emprise dont Martin est l’objet.
Cette pression sur la réussite scolaire synonyme de réussite de vie, n’évoque t-elle pas un « çà ne manque pas », qu’elle s’acharne à faire exister, tant dans sa tâche éducative que dans son management professionnel, et auquel répond la dysorthographie de Martin, système organisé de la faute comme fonction de séparation de cette demande gavante, en même temps qu’adresse à sa mère : un signe de son manque, un signe d’amour.
Aimer c’est renoncer à faire de l’autre son objet, dit Lacan. Signe que cette mère commence à questionner dans sa propre histoire. Elle évoque son enfance, et la double injonction permanente de sa mère : « travailles à l’école » et « ne perds pas ton temps ». Elle entrevoit aussi ce qu’un tel questionnement pourrait engendrer quant à son organisation de vie, non seulement en tant que mère, mais aussi dans son lien de couple.
– La fonction paternelle
Car le symptôme de l’enfant, dit encore Lacan, se trouve en place de « répondre à ce qu’il y a de symptomatique dans la structure familiale », représente la vérité du couple familial. Si la mère de Martin occupe une position de toute-puissance, rien ne semble faire tiers dans cette relation, ce qui questionne la fonction paternelle, fonction séparatrice.
Martin est en position d’objet comblant, comment imaginer que sa mère désire ailleurs puisqu’elle se l’approprie, dans une surveillance constante, qu’aucun ailleurs ne vient tempérer, même son travail puisqu’elle pense tout le temps à ce que fait Martin (perdrait-il son temps ?), dans une indistinction psychique maintenue. Quel tiers peut venir signifier la loi d’interdit de l’inceste, la castration : « tu ne réintégreras pas ton produit » ? Le père de Martin renvoie sans cesse ce qu’il en est de l’autorité à sa femme, autrement dit il a laissé tomber, elle est détentrice du dernier mot, sa parole à lui ne vaut pas. Résigné, il laisse son fils sous l’emprise maternelle.
Quelle est la position de Martin qui vient ainsi inhiber son désir de savoir, quelle est la place qu’il occupe dans les fantasmes parentaux pour barrer ses apprentissages, rendre ses écrits illisibles essentiellement par la continuité de son tracé, de nombreuses fautes, et l’impossibilité de fixer son attention. La place du sujet dépend de la place qu’un enfant vient occuper pour une femme et de l’inscription d’un tiers. Il est essentiel que l’enfant ne soit pas tout pour sa mère, qu’elle puisse désirer en tant que femme.
Ce qui est interrogé, lorsqu’une femme devient mère, c’est le rapport de cette femme au manque. C’est sans doute ce que questionne le symptôme de Martin par ces fautes en série qu’il met en scène, cette suite de « manques » qu’il donne à voir comme refus face à l’emprise maternelle, réponse au manque de manque qu’elle induit. Car Mme M. est en position de toute puissance, s’acharnant à esquiver sa propre castration où rien ne semble faire interposition symbolique. C’est ce qu’elle commence à questionner, dans son moment dépressif qui la fait lâcher un peu son enfant-objet, pour en subjectiver le symptôme, c’est-à dire en faire un représentant de sa vérité. Notamment lorsqu’elle évoque la souffrance que lui procure l’échec, liée à sa peur de perdre l’amour d’une mère intransigeante. Elle évoque aussi ce que ce questionnement vient actualiser de sa sexualité inexistante, dit-elle. Mère-toute et femme sans désir, pourrait-on dire. Quant au père de Martin, père-copain assumant difficilement une position de tiers, il semble avoir démissionné, n’ayant sans doute pas complètement déserté le désir, mais suffisamment démissionnaire pour se laisser déposséder de son désir d’homme pour une femme.
Qu’attend-on d’un père ? de pouvoir dire non, de faire fonction d’interposition symbolique : non à la mère, de faire de l’enfant son objet, non à l’enfant que sa mère soit tout à lui. Il est le père de la loi, mais il est aussi le père qui dit oui, celui qui introduit au désir. « Un père n’a droit au respect sinon à l’amour que s’il fait d’une femme la cause de son désir ». Ce que peut transmettre un père de mieux, ce n’est pas tant son nom qu’une place pour la cause du désir. Pas de culte inconsidéré donc de la castration qui entraînerait l’inhibition définitive du sujet, l’annulerait comme sujet désirant.
Je reprends une formulation de Pierre Bruno « Le Nom du Père n’est pas seulement ce qui assujettit à la loi de la castration, mais ce qui soustrait la loi à la mort. Un père doit consentir à être le signe vivant que toute la jouissance ne peut être réglée par la castration »(6). Autrement dit le rôle du tiers c’est surtout de prendre un risque dans la lecture de cette loi (la religion nous donne avec certitude des règles de conduite).
Je vous parle là du processus de subjectivation dont la problématique de la castration, opération qui limite et ordonne le désir, est l’essentiel, que Lacan a reformulée dans la métaphore paternelle. La fonction paternelle dans son versant symbolique c’est de faire barrage à la fusion incestueuse, c’est une instance tierce séparatrice pour que l’enfant puisse devenir sujet, c’est donc une fonction d’interposition dans ce leurre de la satisfaction en miroir : « être l’objet du désir de la mère ».
Cette fonction permet d’introduire une raison dans le désir de la mère énigmatique et sans fond, dans sa présence-absence, elle humanise le désir en signifiant qu’aucun objet, même un enfant, ne saurait la guérir de son manque, de sa castration. La substitution du signifiant de la fonction paternelle au signifiant du désir de la mère est une opération métaphorique originaire fondatrice du refoulement. Cette instance tierce, cette référence à un ailleurs, est instaurée par la mère elle-même : c’est un homme, c’est un travail, c’est une occupation… Ce qui, à ce niveau, met en jeu son propre rapport à la castration. Encore faut-il l’intervention réelle d’un tiers comme celui supposé avoir ce qui manque à la mère, dès lors convoitable là où il est.
Dans ce changement d’orientation il y a un vide angoissant à traverser, l’angoisse de castration, dont l’issue est liée à l’intervention effective de ce tiers réel amenant l’enfant à consentir au décollage, à la hauteur de sa fonction mais suffisamment manquant pour ne pas donner corps à une toute-puissance imaginaire dont l’enfant ne saurait plus se passer. Un homme faisant d’une femme la cause de son désir est la garantie de la fonction paternelle. Que peuton dire du père de Martin ? Il soutient la parole maternelle, mais se soumettant à l’idéal de celle-ci il met en veilleuse son désir d’homme et semble désengagé, comme être en chair et en os, c’est-à dire dont l’intervention n’est pas suffisamment animée d’un désir propre.
– Le travail du symptôme
C’est ce trajet de la castration qui, s’inscrivant dans la réalité psychique de l’enfant, construit le sujet, dont on voit bien qu’il engage la problématique parentale, avec les embûches de leurs propres symptômes. C’est dire que le symptôme se constitue chez l’enfant comme réponse construite à partir de la position de chaque parent vis à vis de sa propre castration. C’est aussi ce qui explique que l’enjeu de cette question de la fonction paternelle dans le couple se retrouve dans la demande de consultation pour un enfant, et que toucher au symptôme de l’enfant, c’est déstabiliser l’organisation familiale, ce qui parfois les conduit à interrompre la cure, ou à la dépression d’un des parents, alors même que l’enfant va mieux.
On voit régulièrement des parents interrompre le travail engagé dès les premiers signes que l’enfant va mieux, c’est que le désir inconscient n’est pas la demande, produisant des déplacements de symptômes. D’où l’importance des entretiens avec les parents, dans certains cas une fois, dans d’autres à plusieurs reprises, pour d’une part qu’ils puissent donner leur aval au travail de l’enfant avec les conséquences que cela implique, d’autre part pour pouvoir repérer, au niveau de leur récit conscient, de quelle façon le symptôme de leur enfant les renvoie à leur propre problématique. Conditions pour que puisse s’effectuer le travail analytique de l’enfant, c’est-à dire la mise au travail de l’inconscient dans le transfert. Le risque est bien entendu l’éventuelle demande sans suite, d’autres fois on est amené à écouter l’un ou l’autre parent, ou encore à engager le travail avec l’enfant.
Martin s’est saisi de l’offre qui lui est faite de parler à quelqu’un qui fait fonction de « place vide », sans raison adaptative ou pédagogique, lui sans doute trop rempli des désirs de l’Autre parental, scolaire… Le « rien » est un signifiant qui évolue au long des séances : c’est le « rien » de son symptôme, « rien savoir » comme refus, tentative de refaire du manque là où il en manque, c’est le « rien » qu’il m’offre pendant plusieurs séances, rien dire comme mise à l’épreuve, adresse à l’analyste : « que veux-tu », c’est aussi le « rien » que me renvoie la mère de Martin : » il ne faudrait pas que ce soit pour rien », autrement dit que Martin sache écrire et qu’on ne perde pas de temps, c’est enfin le « rien » dans sa dimension de symbolisation du manque, cette dimension de la perte et de la castration dont l’analyste soutient le travail afin qu’émerge un sujet désirant.
Ce travail est repérable par les moments clés qu’ont signifiés l’appel au tiers paternel et la dépressivité de la mère. Dans le transfert, la mise en fantasme de ses angoisses est pour Martin structurante. Pour sortir de ce leurre de la relation imaginaire à sa mère, il passe du tout au rien : rien faire, rien apprendre, et surgit l’angoisse : symptôme le plus visible, cette bouche rougie en permanence. Agissent sur lui les pulsions d’emprise maternelle, dont il se protège en ayant les « yeux ailleurs » et en se bouchant les oreilles.
Martin exprime ses angoisses en imaginant des scènes de destruction des maisons sur la terre par ces extra-terrestres venus d’ailleurs et qui l’emportent ailleurs, ce sont aussi des rêves de dévoration. Les angoisses s’atténuent. Un tournant me semble être ce que j’interprète comme un appel au tiers, dans le récit du bateau en danger, et qui va faire venir le père, déprimer la mère, et pour Martin constituer une amorce de résolution œdipienne dans son travail d’assentiment à grandir : il témoigne d’intérêt en me parlant du futuroscope de Poitiers où il a lui-même demandé à aller, toujours en rapport avec cet « ailleurs », « les yeux ailleurs », transmué en désir de savoir puisque ce sont les planètes qui suscitent de plus en plus sa curiosité, et qu’il y travaille avec son télescope.
– De la place pour écrire
Comment permettre qu’une place se dégage et que l’enfant devienne sujet, cette place où vient s’inscrire la métaphore paternelle, signifiant du manque de l’Autre primordial ? C’est tout aussi bien la place d’élève qui est produite : pour qu’un enfant puisse s’y inscrire, il faut qu’il puisse accepter le code imposé, mais il peut être amené à renoncer à occuper subjectivement cette place, il n’est alors pas là, dans les nuages ou « ailleurs » comme l’est Martin. C’est que pour lui l’école fonctionne sur le mode du surmoi écrasant : « apprends », écho de la demande maternelle : Martin s’évade, il ne compte pas, et l’enseignant ne s’adresse pas à lui.
C’est que cette place vide de la latence, place pour les acquisitions et la socialisation, n’est possible que par la mise en place de la métaphore paternelle origine du refoulement. L’altérité est contemporaine des apprentissages. Ce lieu Autre est porté par l’énonciation d’un tiers: père, enseignant… passeur vers l’altérité, permettant à l’enfant ce renoncement à la jouissance primordiale qui conditionne l’accès au symbolique. C’est pour cela que les difficultés de Martin face à l’écriture font symptôme, de la problématique parentale comme je l’ai montré, des difficultés de Martin à en passer par la castration, question qui concerne le rapport du sujet à sa jouissance.
L’absence de coupure entre les mots, de blancs entre les lettres, évoque cette question de la castration ; pas de vide, pas d’écart signe d’un lieu Autre qui permet la compréhension, économie aussi où la pulsion est sans écart à sa satisfaction. On voit Martin dessiner puis raturer, recommencer, hésiter, reprendre, se reprendre. Toutes ces ratures porteuses d’enjeux de refus, de rétention face à l’écrasement dans la demande maternelle.
J’ai parlé aussi du rapport de Martin au regard ; source d’angoisse, la lettre vue, écho du regard maternel omniprésent, toujours derrière lui, suscite la fascination, le trait se fige, devient persécuteur, provoquant l’arrêt ou la rature comme barrage à l’écrasement qui bouche le désir. La rature contre encore la voix de l’Autre maternel qui résonne, impérative, écho de sommation et de soumission. L’écriture, série de traces, trahit le corps engagé dans le regard et la voix de l’Autre qui dicte, c’est la dictée : pas étonnant alors ces hésitations dans la trace écrite.
Que se passe t-il dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ? L’enfant a à accepter de faire passer ses signifiants par le code de l’Autre : il est évalué, et la faute d’orthographe devient ce avec quoi l’Autre ne badine pas. L’enfant s’inscrit conformément à ce code, il est un bon élève. Résiste t-il à ce sevrage, gardant la jouissance du signifiant, il devient un mauvais élève, si ce n’est un déficient cérébral. Cet impardonnable scolaire vient faire écho à ce que la mère de Martin ne se pardonne pas, particulièrement l’échec dans ses études. Les fautes de Martin inscrivent l’inassumable de la castration chez sa mère. On voit que dans cette histoire, c’est le signifiant faute qui alimente le symptôme. Martin résiste à la voie de la normalisation, la demande est trop surmoïque.
« Je ne sais pas », « je ne veux rien », sa dysorthographie exprime sa question face à ce surmoi uniformisant qui annihile son désir. La loi de l’orthographe et de l’écriture, ce code normalisant qui suppose l’universel de la castration, est inappropriable, suscitant une « résistance qui est affirmation d’existence »(7), place ouverte pour la question de son désir.
Le symptôme est le lieu où le sujet pose la question de son désir, il mérite donc le respect : respecter le temps pour que l’enfant ne soit plus étranger à ses difficultés, pour qu’il passe d’un « que veux-tu » à « quel est mon désir ». Le symptôme est adresse, barre sur le savoir en tant qu’universel, adresse au savoir scolaire, au savoir du supposé savoir qu’il soit orthophoniste ou thérapeute, expression d’une singularité face à une demande vécue comme écrasante : si l’Autre occupe la place de celui qui sait, rééducateur ou psy, on va butter sur ce « je n’en veux rien savoir »(8). Martin oublie régulièrement ce qu’on lui apprend, la règle d’orthographe étant vécue comme intrusive et écrasante, et le symptôme produit comme signe qu’il y a autre chose à dire. Signe alors pour l’analyste d’occuper la place de l’autre qui ne lui veut rien, à l’enfant, pour que, soulagé du poids de la jouissance de l’Autre, il puisse lâcher son symptôme et dans l’espace libéré se confronter à la castration, construire son fantasme.
– Le corps de la lettre
Pour accéder au sens, l’enfant qui apprend à écrire doit dépasser l’imaginaire de la forme de la lettre, par le sens. Dans la trace graphique et dans l’écriture il ne s’agit pas du même corps : le corps de la motricité instrumentale, le corps imaginaire, et le corps du symbolique, de l’accession au sens. Quand un enfant a des difficultés à écrire, alors qu’il peut dessiner, c’est l’intrusion de l’écrit dans le sens qui fait problème et non la trace graphique, la forme de la lettre. Le corps a à se décoller de l’imaginaire de la lettre, pour accéder à la lettre porteuse de sens.
« Regardez les livres de lecture : on se fie seulement à l’imaginaire. Il y a une phrase et au-dessus un dessin réaliste. On voit un chat en train de boire dans une tasse et au dessous écrit : le chat lape la soucoupe de lait. L’enfant reconnaît la phrase et le dessin mais à quel moment est-ce qu’il lit ?
Quand je dis que le m a trois jambes ou deux ponts et le n deux jambes ou un pont, je ne parle que de la lettre imaginaire, de la lettre que je reconnais. C’est une lettre que je devine. Ce n’est pas une lettre que je lis. Et c’est pour çà que les maîtresses de maternelle pensent qu’il y a une relation entre le dessin et l’écriture. Ce n’est pas un dessin l’écriture, c’est du symbolique. Si j’en reste à l’imaginaire, au dessin, il se passera ce qui se passe en France, c’est que un tiers des enfants ne savent pas lire ni écrire en fin de cours préparatoire »(9). Ceci fait écho à ce lien social contemporain dont l’enjeu est l’exclusion du symbolique et la prévalence de l’imaginaire.
Pour lire il faut délaisser la valeur d’image des représentations, lire suppose le refoulement d’une valeur de jouissance attachée à l’image, un refoulement permettant de ne pas rester fixé à la forme, fasciné par l’image, jouissance de notre corps pris dans l’Autre. Il faut le refoulement pour nous décoller de l’image, pour que dans cette distance s’instaure la valeur de lettre. Ce qui est refoulé dans l’écriture, qui s’inscrit dans le symptôme de la lettre, c’est cette jouissance du corps que nous étions comme objet de l’autre maternel, dont le refoulement originaire nous inscrit comme sujet. C’est ce qui fait la coupure entre le dessin et l’écriture. Lire et écrire impliquent la dimension du manque que délivre le complexe de castration. Il faut que la séparation avec la mère soit symbolisée pour que, du graphisme, s’extrait de l’écriture.
On peut ainsi repérer des degrés dans l’accès à l’écriture qui correspondent à des moments dans la structuration œdipienne : temps d’indistinction entre la représentation picturale et la lettre qui correspond à ce moment de leurre imaginaire où l’enfant reste pris dans une relation transitiviste à l’Autre, son corps lui échappe, il se voit dans un envers, il reste fixé à cette image retournée qui le regarde, à laquelle il doit ressembler. On retrouve des lettres retournées. Le dessin est mené par la pulsion (corps avec des yeux seuls, corps boule ou tuyau). Le tracé est celui d’un corps pulsionnel pris dans l’Autre, comme les lettres retournées lisibles par un Autre de l’autre côté du papier. La mise à l’endroit des lettres implique un événement psychique qui correspond à un temps de séparation de l’Autre par l’instauration de la métaphore paternelle et la symbolisation résultante.
G. Pommier rapporte un moment d’une cure d’un enfant avec une analyste où on peut repérer la naissance des lettres et la coupure avec le tracé du dessin, en fonction d’un événement psychique(10). Cet enfant, R., a huit ans, il vit seul avec sa mère, son père étant parti lorsqu’il était petit, il ne lit pas et n’écrit pas. Au bout de quelques séances il dessine un corps constitué d’un gros œil, avec des cheveux et deux jambes, qu’il reproduira durant plusieurs séances, et qu’il définira, lorsque l’analyste lui demande s’il s’agit de lui, comme : « les cheveux, les pieds, le je » qu’on peut aussi bien entendre comme « yeux », puis qu’il dit être « ma maison » puis « ta maison », dans un transitivisme total.
Un pas est franchi lorsqu’il écrit sur son dessin ce qu’il dit être le nom de l’analyste, par des signes, sortes de gribouillis illisibles, mais qui signifient sa présence. Dans les dessins qui vont réapparaître après une période de silence, l’œil a disparu, ce regard de l’Autre qui fixe et dans lequel il se trouvait pris, et ils sont maintenant faits « pour maman », et non plus pour l’analyste. Mais celle-ci s’oppose à ce que le dessin sorte du cadre de la séance, ce qui fait coupure, signifiant l’impossibilité du retour en arrière, celui de l’indistinction de l’amour. Après un temps de silence, réapparaissent des formes de lettres jusqu’à l’écriture de son prénom. Certaines lettres sont toujours inversées en miroir. Dans les semaines qui suivent, apparaît l’écriture de mots courants.
Je prends une particularité de l’écriture de Martin. Il confond m et n, ou plutôt à la place de chaque m il y a n. M est la première lettre de son patronyme. Dans l’écrit, il s’agit qu’il ne manque aucune lettre. S’il manque cette lettre, c’est que son refoulement traduit l’intrusion de l’inconscient dans l’écriture : annuler le M signifiant de son père.
Autre exemple de cet enfant qui n’écrit aucun O, parce que, m’explique t-il, le zéro ne compte pas. C’est la mathématique qu’il a trouvé pour, jouant de l’équivalence graphique du O et du zéro, refouler le O, signe d’une annulation de l’enfant auprès de l’autre qui lui assénait, face à ses difficultés: « tu ne feras jamais rien », un zéro.
C’est un autre enfant qui vient me voir parce qu’il ne sait rien, dit-il. Sur mon dossier il lit néanmoins son prénom : Virgil, avec cette particularité qu’il n’y a pas de e (sur quoi avait insisté la mère auprès de la secrétaire). Il rajoute pourtant un e sur mon dossier. Je l’interroge sur cette différence. Il me répond que sa maman lui a dit qu’il n’y a pas de e, et pourtant, dit-il, « maman Claude ça s’écrit avec un e, mon grand frère Dominique ça s’écrit avec un e, tu vois bien ».
Ce que j’entends ce sont ces prénom bisexués, jouant du brouillage des sexes. Parce que la mère de Virgil, c’est une fille qu’elle attendait, animée d’une certitude absolue. L’annonce de la venue d’un garçon l’avait beaucoup perturbée, elle s’y refusait, l’accouchement avait été si difficile qu’elle avait formulé des vœux de mort pour ce garçon indésirable. Le e rajouté ne fait-il pas réapparaître la fille morte du fantasme maternel ? Cette mère avait choisi Virgil comme prénom, en excluant le e habituel, ne jouant donc pas sur ces prénoms à double sexe, comme Dominique ou Claude, (elle était elle-même venue à la place d’un garçon attendu). Question de lettre en trop ou en moins, question de place, voilà comment la faute nous interroge.
– Que fait-on du symptôme ?
Je vais conclure sur cette question : que fait-on du symptôme ? Que fait-on au juste lorsqu’on rencontre un enfant en échec d’écriture, face à la plainte et à la pression parentale, scolaire, sociale : cet enfant n’entre pas dans la norme sociale exprimée ici par la loi de l’écriture, les règles d’orthographe, de grammaire… Le symptôme exprime une antinomie entre la jouissance particulière et l’impératif de la conformation sociale. C. Soler définit le symptôme comme « la fixation singulière d’une jouissance propre au sujet, donc impossible à universaliser ». « C’est ce caractère singulier qui objecte à la conformité de la communauté. Le problème est alors de trouver comment cette résistance est supportable par le mode de vie dominant ou comment y loger son symptôme »(11).
C’est très différent de vouloir l’intégration ou l’adaptation normalisante, qui procède du fantasme d’éradiquer tout symptôme. C’est aux antipodes du travail analytique qui conduit le sujet à inventer sa solution, sa manière singulière d’être dans le lien social. Le processus de subjectivation comme assomption par le sujet de sa castration est le contraire d’un assujettissement. Si l’issue de l’œdipe est civilisateur, s’il a un effet de soumission à une norme, il y a un reste pulsionnel, un intraitable, par lequel chacun se singularise. Il n’y a pas de communauté sans appui sur les différences. La mise en ordre œdipienne, fondée sur un renoncement pulsionnel, n’empêche pas que le sujet soit aussi « position à prendre, place à occuper, là où il peut faire valoir sa singularité ».
C’est là l’aide que la psychanalyse peut apporter. L’impasse c’est que le renoncement conduise à l’inhibition, ou au dévoiement dans la morale ou la religion, sortes de prêt-à-porter de la castration. La loi de la castration n’est pas la promotion du sacrifice, autrement dit n’en remettons pas sur elle en la faisant féroce. Il s’agit plutôt d’inventer une issue, en s’appuyant précisément sur le symptôme, valorisé comme signe d’un sujet : même s’il est une formation de compromis, il met en phase la satisfaction de la pulsion, et la réalité de la castration. La castration donne une orientation à la privation de jouissance, au renoncement à la satisfaction pleine, à la réalisation incestueuse : non dans le sens d’un assujettissement (à la loi, au père) mais d’une subjectivation, vivante et singulière. Ce n’est donc pas un « renoncement pur, une résignation, mais un consentement limité qui rende possible l’existence communautaire, mais pas sans prise en compte des exigences pulsionnelles singulières ». Je dirais que le symptôme en est le témoin, pas de sujet sans symptôme, signe de sa particularité.
Ce que Martin doit apprendre, c’est que ces logiques, de la castration dont la règle de l’écriture est une modalité, et d’un reste pulsionnel, cette part intraitable la plus singulière du sujet, ne s’excluent pas. C’est sans doute pour cela qu’à une séance pivot, Martin s’essaye à des signatures, il écrit le M de son nom et celui de son prénom avec une particularité qu’il me fait lui-même remarquer, un trait qui ouvre et termine le M en forme de boucle, se revendiquant ainsi auteur, puis prenant du temps à l’écrire en petit, en grand, avec des points, puis des hachures.
Comment aider un enfant à trouver cette place, c’est à dire à pouvoir s’inscrire dans la loi communautaire de l’écriture, non sans cette part singulière, autrement dit, quelle position prend-t-on soi-même, comme thérapeute, dans le traitement du symptôme ? La position analytique fait signe aussi pour d’autres ayant à aider un enfant : l’analyste n’attaque pas le symptôme de front, il n’a pas pour objectif la réadaptation ou la rééducation, il met son propre désir entre parenthèses, au sens où il ne désire rien pour son patient si ce n’est qu’il accède à la vérité de son désir.
Freud disait qu’il fallait, « laisser travailler le patient à son propre salut », il se méfiait de la « furor sanandi », la fureur de guérir. Guérir au sens où le sujet intégrerait ou réintégrerait la norme, s’adapterait, cependant que ses symptômes disparaîtraient.
La place trouvée ou à retrouver, la place du sujet, contredit ce fantasme d’objectivation, de telles méthodes ne peuvent que renforcer le symptôme. Car le symptôme est un objecteur, il fait signe du sujet, de ce qu’il a à inventer sa présence singulière, et si dans la cure, certains symptômes disparaissent, si certaines autres voies de jouissance s’ouvrent, il reste au sujet à s’y reconnaître, et plutôt que d’être asservi à son symptôme, il arrive qu’il sache s’en servir.
Septembre 2002
1 J.-P. Lebrun, Un monde sans limite, Erès.2 M.-J. Sauret, Psychanalyse et politique, P.U. Mirail.
3 C. Soler, La politique du symptôme in Quarto 65.4 C. Soler, id.
5 M. Recalcati, Les deux « riens » de l’anorexie in La Cause freudienne 48.
6 P. Bruno, Jacques Lacan, le Nom-du-Père, Le Web de l’Humanité 1er avril 2001.
7 F. Calonne, Approche psychanalytique de la dyslexie-dysorthographie, in Quarto 67.8 id.
9 J. Bergès et G. Balbo, L’enfant et la psychanalyse, Erès.
10 G. Pommier, Naissance et renaissance de l’écriture, P.U.F.
11 C. Soler, O.c.