Texte – Qu’en est-il du secret et de l’intime en écriture ?

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«Qu’en est-il du secret et de l’intime dans un atelier d’écriture?»

Véronique Pétetin, docteur en lettres, animatrice d’ateliers d’écriture

 

 

Celui qui écrit du côté de l’intime livre-t-il quelque chose de lui-même, et si oui, de quelle nature ?

Est-ce qu’écrire reviendrait au même que se confier oralement, et si non, ce que nous pensons, en quoi réside la différence ?

Roland Barthes, s’agissant d’écriture, établissait une distinction très opérante pour nous entre l’intime et le privé. Il reprenait cette distinction des travaux de Proust en matière de réflexion littéraire.

Ce que le texte fonde n’est-il pas radicalement autre que ce que l’oral peut dire ?

 

Loin de livrer un secret qui lui préexisterait, l’écriture ne construit-elle pas plutôt un objet inédit ?

Dans Le parti pris des choses, Francis Ponge insiste sur la nécessité, quand on veut écrire, de faire taire en soi les paroles des autres afin de fonder sa «propre rhétorique».  C’est ce qu’Élisabeth Bing reprend, dans le livre qui a inauguré les ateliers d’écriture en France, Et je nageai jusqu’à la page. Faire écrire les enfants en difficulté dans l’IMP où elle travaillait alors, c’était faire le pari qu’ils avaient chacun quelque chose de particulier à écrire, et encore plus, chacun une écriture singulière.

La question de l’intime et du secret est au cœur de l’écriture, donc au cœur de la pratique d’atelier d’écriture.

Je voudrais vous faire part de quelques interrogations, comme autant de pistes de recherche, sur la question du secret, de l’intime dans cet acte d’écrire qui nous concerne et nous relie, en orthophonie et en atelier d’écriture.

Il est toujours important, s’agissant d’écriture, de repartir des mots, puisque c’est avec eux que nous écrivons, et non pas avec des idées.

Secret, du latin secretus, signifie séparé, secret, de secernere : écarter. En ce sens,écrire, séparer, tout écrit serait de l’ordre du secret. Secret signifie également: qui n’est connu que d’un nombre limité de personnes, qui est ou doit être tenu caché des autres et du public.

Ce qui doit rester de l’ordre du secret, dans un atelier d’écriture, c’est la part de la vérité extra textuelle. Le secret de l’auteur est toujours respecté, la question de la vérité (est-ce que c’est vrai?) n’est jamais posée, et si quelque chose en est dit (c’est vrai ce que j’ai écrit!) la personne est ramenée, doucement mais avec fermeté à son texte, lui seul compte.

La question qui intéresse un atelier d’écriture est celle de la vérité du texte, pas des faits, selon la distinction qu’établit Louis-René Des Forêts, dans Voies et détours de la fiction. Une autre forme de secret nous préoccupe, dans un atelier d’écriture, le secret comme stratégie d’écriture, comme mise en scène textuelle, la question des processus d’écriture, celle des secrets de fabrique de l’auteur.

Autour de ce mot secret, nous pouvons encore trouver: garder secret, taire, voiler, enfouir. Écrire, il faut toujours le redire, est bien se taire, écrire n’est pas de l’ordre de la parole, mais du silence. Écrire c’est avoir droit au silence. Il est important de revenir à cette évidence malmenée, écrire n’est pas dire, n’est pas parler, c’est fabriquer un objet en gardant, ou en dévoilant, ses secrets de fabrication.

Si écrire c’est garder le silence, avec des publics en «difficulté», la qualité du silence pendant un atelier d’écriture est souvent remarquable, et tout le monde s’en étonne. La plongée dans son texte, l’écoute du texte des autres fait naître cette qualité. Le verbe voiler est particulièrement heureux pour notre travail.

Texte vient du latin textus qui a aussi donné tissu. Écrire n’est pas se dévoiler, mais bien tisser un voile, s’envoiler, l’écrivain avance toujours masqué, écrit Barthes, faisons lui l’honneur de croire en son texte en tant que texte et de ne pas le considérer comme un dévoilement. Comment fabriquer un texte pourrait-il dévoiler l’auteur, puisque cela tisse, au contraire, un vêtement de mots pour lui ?

Une autre notion est liée au secret: la discrétion. Voilà une qualité majeure de l’écriture pour Roland Barthes. La discrétion au sens où il la rêve est celle d’un discours d’où tout acte comminatoire est absent, et l’écriture ne peut se trouver que là, comme il l’écrit dans la Leçon inaugurale au Collège de France.

Entretien secret, lettres, mémoires secrets où sont divulguées des choses secrètes: ces mots sont bien du côté de l’intrigue, du suspens, de la construction du texte : «lecteur, je vais à toi seul révéler un secret». Dans l’atelier d’écriture, le secret est un jeu, un des enjeux est de jouer avec le secret. Où est le vrai secret, où est le secret inventé ? Toute l’œuvre de Jorge-Luis Borgès est construite sur cette question !

Ce qui est secret appartient à un domaine réservé, n’est pas ouvert à tous, est ésotérique, hermétique. Là encore, dans l’atelier,nous retrouvons tout le travail de la fabrique du texte, toute la question que pose Michel Butor: « d’où ça vous vient d’écrire ? D’où vient que ce que vous écrivez n’est pas ce que les autres écrivent ?» C’est la question de comment je veux construire mon texte, comment je joue avec de multiples sens, avec des constructions secrètes. Malcolm Lowry dans Sous le volcan écrit, en post-face, une lettre destinée à son éditeur où il donne la structure secrète de son œuvre, celle qui n’est pas lisible par tous. Il y a des niveaux de lecture différents dans un texte, l’auteur peut aussi travailler cela, garder des secrets. Dans un atelier, il est seul à décider ce qu’il veut livrer ou non.

Le secret est aussi ce qui n’est pas facile à trouver ! J’écris pour ceux qui me relisent, affirme Gide. Un texte ne se doit pas d’être immédiatement et totalement lisible et clair selon lui ! Un aspect fondamental de l’atelier d’écriture est de donner le droit au secret : le secret du sens, de la construction et de l’origine des matériaux ! Sans doute, pour qu’un texte soit texte, faut-il qu’il y ait encore en lui des secrets à trouver, à chercher et qui échappent même à leur auteur ! Le secret ne se manifeste pas, il correspond à une réalité profonde, intérieure. Avec ces mots, nous arrivons à l’autre question, celle de L’espace du dedans, titre d’un ouvrage d’Henry Michaux: voilà l’intime.

Dans un entretien au journal l’Express, Paul Auster déclare «Un livre, c’est le seul lieu au monde où deux étrangers peuvent se rencontrer de façon intime.»

De quelle intimité s’agit-il dans l’espace du texte ?

L’intime pose la question du destinataire, représenté, dans l’atelier, par les autres participants. À qui est destiné le texte ? Dans l’atelier, la question est momentanément suspendue : aux autres auteurs. Ce qui s’écrit est évidemment déterminé par cette situation particulière.

Intimus est le superlatif de interior qui signifie intérieur. L’intime, c’est ce qui est le plus profondément intérieur, contenu au plus profond d’un être, lié à son essence, généralement secret, invisible, impénétrable. C’est la partie la plus intérieure, l’arrière-fond, la moelle des os, les recoins et replis du cœur et de l’âme… Michaux écrit tout un livre qui s’intitule L’espace du dedans où il note : «j’écris pour me parcourir». Dans ce livre, un chapitre s’intitule même : la vie dans les plis.

L’écriture de l’intime est un des enjeux essentiels de la littérature, donc un de ceux qui sont proposés en atelier d’écriture. Mais il n’est pas le seul ! Il y a aussi, par exemple, l’enjeu d’un Édouard Glissant : «écrire c’est dire le monde.» Ce dernier est tout aussi important, dans le travail de l’atelier, ainsi que celui de la fiction, de l’imaginaire, de l’invention d’histoires qui justement ne me sont pas arrivées !

L’intime, le profond, «le plus profond c’est la peau», écrit Rimbaud. Nous nous souvenons du célèbre «je est un autre». Dès que j’écris «je» ce «je» est de l’ordre de la représentation, le «je» de papier ne peut être confondu avec le «je» de celui qui écrit !

L’intime est aussi ce qui lie étroitement, par ce qu’il y a de plus profond : le dictionnaire rappelle la connexion intime des parties. Proust, dans Le temps retrouvé, distingue le moi profond et le moi social et affirme que plus j’écris dans le moi profond, plus je rencontre les autres. La vie privée n’appartient qu’à l’auteur, et ce n’est pas en elle qu’il rencontre le lecteur. Le moi profond lui, est de l’ordre de cet intime qui va rejoindre l’intime de l’autre, du lecteur. Roland Barthes, dans Le bruissement de la langue, écrit: «c’est à la cime de mon particulier que je suis le plus scientifique sans le savoir.»

L’ami intime est celui pour lequel je n’ai pas de secret. Dans Le corps de l’œuvre, Didier Anzieu parle de l’ami en écriture, celui sans lequel je ne peux pas écrire, celui que les autres participants de l’atelier peuvent être ponctuellement les uns pour les autres, en sachant toujours que c’est un rôle, passager.

L’ami intime est celui en qui l’on a confiance, celui auquel on peut faire lire ses textes ! Dans l’atelier, il est celui qui autorise à écrire parce que justement je sais qu’il ne récupérera pas mon texte pour en faire autre chose qu’un texte, celui en qui j’ai confiance, il ne trahira pas, il ne prendra pas le texte comme un symptôme ou un objet à exploiter, donc, je peux écrire !

L’atelier d’écriture est un lieu intermédiaire où il s’agit d’accompagner les écrits. Son espérance est que l’auteur, ensuite, puisse retourner au secret de son écriture, écrire dans ce qu’il a de plus intime, et décider, en toute souveraineté, du devenir de son texte.

 

Ouvrages cités:

  • Anzieu, Didier, Le corps de l’œuvre, Gallimard, 1981
  • Barthes, Roland, Leçon, Seuil, 1978
  • Barthes,Roland, Le bruissement de la langue, Seuil, 1984
  • Bing, Élisabeth, Et je nageai jusqu’à la page, Des femmes, 1976
  • Butor, Michel, Répertoire V, Minuit, 1982
  • Des Forêts, Louis-René, Fata Morgana, 1985
  • Lowry, Malcolm, Sous le volcan, Grasset, 1987
  • Michaux, Henry, L’espace du dedans, Gallimard, 1966
  • Ponge, Francis, Le parti pris des choses, Gallimard, 1942
  • Proust, Marcel, Le temps retrouvé, Gallimard, bibliothèque de la Pléïade, 1954
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