Texte – Peut-on se passer des parents ?

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Conférence donnée le 10 octobre 2003 à Pais, dans le cadre des journées d’études théorico-cliniques de l’IPERS

 

 

PEUT-ON SE PASSER DES PARENTS ?

Francis Portal, psychologue clinicien

 

Ils sont là dans la salle d’attente, prêts à détruire notre travail. Réduire à néant les efforts de l’orthophoniste avec cet enfant qui a tant de mal à se mettre à parler, en recommençant à bêtifier avec lui dès qu’il sort du bureau. Briser ce que le thérapeute a construit peu à peu pour revaloriser cet autre enfant : « il faut que l’on vous dise que ses résultats à l’école sont encore plus nuls ce mois-ci, nous nous demandons si cela sert à quelque chose qu’on l’amène chaque semaine ! ».

Ou au contraire, ils ne sont pas là et cet enfant si anxieux va encore rester là à les attendre comme à chaque fois, et je vais être obligé de faire attendre le suivant, je ne peux tout de même pas le laisser seul dans la salle d’attente !

C’est vrai que parfois on souhaiterait que cet enfant n’ait pas de parents. On aimerait bien les tenir au loin.

C’est l’enfant qui a des difficultés, c’est lui dont je suis chargé. Pourquoi faudrait-il que je me charge aussi des parents ?

 

Comment est venu ce besoin de travailler avec les parents ?

A l’origine il y a sans doute beaucoup de raisons dont certaines inconscientes, mais je pense qu’une rencontre m’a profondément marqué. Cette rencontre remonte à l’époque où j’effectue mon dernier stage de DESS dans un grand hôpital psychiatrique et dans un service fermé pour femmes : quelle n’est pas ma surprise de découvrir une enfant attachée par une camisole de force !

Lydia a 13 ans. On m’explique qu’on l’attache ainsi pour qu’elle n’arrache pas les pansements qui recouvrent une partie de son corps. Lydia était dans le service des enfants, mais elle a tenté de se donner la mort en s’immolant par le feu. Lydia, me dit-on, est schizophrène. Je discute avec elle et déjà je ne sais plus ce qu’est la schizophrénie. Je m’intéresse à Lydia, mon maître de stage me le déconseille fortement : « Mlle X qui est hospitalisée ici depuis trente ans présente des délires fort riches qui pourraient faire une excellente base pour votre mémoire ». Je me fiche de Mlle X, je m’intéresse à Lydia, je veux comprendre ce qui lui est arrivé.

Je me plonge dans un dossier volumineux et je découvre une histoire. L’histoire d’une enfant qui se sent délaissée et qui manifeste par tous les moyens afin qu’on s’intéresse à elle. Malheureusement, à chaque fois qu’elle se comporte ainsi, on lui répond en l’excluant. De l’école d’abord : un tel comportement ne peut y être toléré. De sa famille ensuite : ses parents sont désarmés et ne savent pas comment interpréter ses appels. Elle fait des séjours en établissements spécialisés où ses cris gênent et sont interprétés comme de gros troubles psychiques. Enfin, elle est envoyée à l’hôpital psychiatrique où elle ne cesse de crier son désir de voir ses parents s’occuper d’elle, puis son désespoir de ne pas être entendue.

Mais que pèsent des parents immigrés parlant tout juste le français face à la parole des médecins qui leur expliquent ce qu’il faut faire pour leur fille ? Et que pèsent les cris de Lydia face aux catégories psychiatriques ? Je ne sais pas ce qu’est devenue Lydia, je n’ai pas eu le courage de me renseigner, mais je lui dois beaucoup.

Une autre rencontre a contribué à cette orientation. Un an après la création du CMPP, nous échangeons avec un jeune médecin psychiatre et il me parle d’une de ses patientes. C’est une histoire similaire racontée avec autant d’émotion et il exprime lui aussi le regret que les parents de cette jeune femme n’aient pas pu être aidés lorsqu’elle était encore enfant. Ce médecin est notre médecin directeur depuis1974.

Ajoutons enfin que nos échecs fréquents dans les premiers temps du fonctionnement du CMPP, en particulier avec les enfants dont les parents étaient socialement déconsidérés, nous ont renforcés dans cette direction.

La question du travail avec les parents était, comme nous venons de le voir,très présente dans ma tête au moment de la création du CMPP Clos Gaillard. Elle a vite fait partie des interrogations, des doutes de l’équipe. Elle est devenue une nécessité pour nous tous.

Aujourd’hui je vais témoigner de notre cheminement, de nos tâtonnements, et de l’état actuel de notre pratique. Il ne s’agit en aucun cas de l’aboutissement d’une recherche scientifique qui aurait force de loi, mais du travail empirique d’une équipe qui a cherché au long de ses trente années de pratique à améliorer sans cesse son travail de soins auprès des enfants.Nous ne sommes pas des théoriciens, même si nous nous appuyons sur des théories pour penser et pour communiquer. Nous sommes des praticiens pris dans le travail quotidien auprès des enfants et de leurs familles.

Notre force a été peut-être d’être animés par le désir d’aller toujours plus loin dans notre souci de mieux soigner, de chercher à étendre notre champ d’action à d’autres problématiques dès que nous nous sentions un peu à l’aise dans un domaine.

Notre chance a été de pouvoir vraiment travailler en équipe, au sens fort de cette affirmation. Ce travail d’équipe n’a pas vu le jour par miracle, mais peu à peu, non sans heurts bien sûr, grâce à un médecin directeur qui a su se mettre au service de l’équipe plutôt que d’imposer son autorité médicale, grâce à une très grande stabilité du personnel, (une fois dépassées les tempêtes de nos débuts), grâce enfin à l’idée partagée par tous que notre compétence pouvait s’alimenter de la diversité de nos formations initiales et continues et du mélange de nos personnalités et de nos fonctions.

Pour mieux comprendre la suite, il me faut vous brosser rapidement un tableau du CMPP Clos Gaillard.

Il a été créé en 1973, avec d’emblée, un parti pris clinique, puisque d’autres CMPP dans le département prenaient en charge le versant de la rééducation scolaire. L’équipe technique est formée de médecins psychiatres, de psychologues, de psychomotriciens et d’orthophonistes. Ni rééducateurs (les autres CMPP en sont pourvus), ni assistante sociale (volonté délibérée au début de ne pas mettre d’intermédiaire entre les techniciens et la famille).

Nous recevons quelques enfants de moins de 3 ans, un grand nombre d’enfants scolarisés en maternelle, primaire et collège, et un certain nombre de jeunes en lycée, lycée professionnel et études supérieures.

Les problématiques sont extrêmement diverses. Pour simplifier, disons que nous accueillons tous les enfants, adolescents et jeunes majeurs qui peuvent être scolarisés, sans exclusion à priori d’aucune problématique ou pathologie. Le personnel technique est réparti sur trois villes de la Drôme et chaque équipe dispose d’une grande autonomie.

 

Nos tâtonnements

Au début les premiers entretiens étaient réalisés par les psychologues et quelquefois par le médecin psychiatre qui décidaient de ce qu’il fallait faire et cette décision s’imposait aux parents comme aux autres techniciens. Mais ces derniers éprouvaient des difficultés à s’investir de façon intéressante dans leur travail. Par ailleurs, comment transformer les parents en partenaires, comme nous le souhaitions, si nous reproduisions le modèle médical : nous étions ceux qui savaient et les parents comme les orthophonistes ou les psychomotriciens n’avaient qu’à se plier à notre diagnostic et à nos prescriptions.

Guidés par l’idée d’écouter largement les parents, nous avons revu la philosophie de la première rencontre. Avoir une vraie écoute : c’est ne pas avoir une écoute trop spécialisée. Donc pas de spécialistes, si ce n’est des personnes formées à l’écoute. L’idée est née de faire réaliser les premiers entretiens par tous les membres de l’équipe technique à tour de rôle.

Cette initiative a donné naissance à deux changements de pratique : d’une part, nous avions tous en tête d’essayer de vraiment comprendre ce que désiraient la famille et l’enfant et donc d’élargir notre écoute; d’autre part, un vaste mouvement d’échanges entre tous les techniciens s’est mis en route sans prééminence de certains, d’abord pour se former mutuellement à cette nouvelle attitude et ensuite dans une vraie tentative de recherche de la solution la plus appropriée pour chaque enfant.

 

L’état actuel du travail avec les parents

Les premiers entretiens : ils sont distribués à tous les techniciens selon le temps disponible de chacun. Tout le monde doit garder une partie de son emploi du temps à cet usage. Les parents sont avertis que la personne qui les recevra en premier sera là, non en tant qu’orthophoniste ou psychologue ou autre, mais en tant que membre de l’équipe chargé de les écouter. Cette personne sera ensuite le référent qui les accompagnera tout au long de leur parcours au CMPP.

Le rôle du référent est multiple :

Il doit tenter de saisir la demande, dans quel contexte elle a émergé, quelle est la dynamique familiale.

Il peut, s’il en perçoit le besoin chez l’enfant, chez les parents ou pour lui-même, adresser l’enfant en bilan à un collègue (bilans psychologiques, de langage oral ou écrit, bilans psycho-moteurs, avis du médecin) ou même bilans extérieurs au CMPP.

Il peut également se faire assister d’un collègue lors de la rencontre suivante s’il le juge utile.

Il est aussi chargé d’évaluer si des soins semblent nécessaires et d’en choisir la forme avec la famille et l’enfant, de vérifier leur adhésion à cette proposition. Si cette adhésion lui semble acquise, il rédige une demande de soins qu’il transmet à l’un des médecins du centre qui rencontrera la famille afin de formaliser avec elle la demande de prise en charge à l’Assurance Maladie.

Tout au long de ce travail, le référent peut en parler avec un ou plusieurs collègues ou présenter le cas en synthèse de groupe. Noter que quels que soient les échanges au cours de cette synthèse ou des rencontres avec des collègues, c’est toujours à lui qu’appartient la décision.

Cette façon de faire a deux intérêts : d’une part, de responsabiliser chacun dans son travail et d’autre part, d’éviter que les phénomènes de dynamique de groupe viennent perturber la réflexion.

L’Assurance Maladie nous accorde 6 séances dites de dépistage, pour lesquelles nous n’avons pas à demander de prise en charge. Nous avons rapidement constaté que dans plus de la moitié des situations nous ne demandions pas de prise en charge de soins. En dehors de quelques familles venues demander seulement un avis, de quelques autres venues contraintes et forcées par l’école ou des services extérieurs et n’ayant pas de demande personnelle, bon nombre de familles découvrent, grâce aux échanges pendant cette période de dépistage, des solutions à leurs difficultés, modifient leur regard et leur façon de faire avec leur enfant : un tiers est entré dans le système familial et leur permet d’adopter un autre point de vue.

Même si parfois ces familles reviennent consulter dans un an ou plus, elles ont découvert en elles des ressources qu’elles n’arrivaient plus à mobiliser et cette découverte leur permet de faire un bout de chemin toutes seules et d’aller vers une résolution plus rapide si elles doivent revenir.

 

Les soins 

Nous avons vu que le référent qui a fait le premier entretien est seul responsable avec la famille de l’indication de soins. Quels sont ces soins? Prises en charge en orthophonie, en psychomotricité, en psychothérapie individuelle, en psychothérapie de groupe, en psychothérapie familiale, en travail avec les parents ou l’un d’eux et l’enfant, avec l’un des parents seul ou avec les deux.

Toutes ces formes de prises en charge peuvent avoir de nombreuses variantes selon les diverses formations que chacun d’entre nous a suivies en plus de sa formation initiale. Par ailleurs il y a les contacts avec l’extérieur et parfois un travail intense avec les enseignants.

Plusieurs de ces prises en charge peuvent se combiner, par exemple: orthophonie pour l’enfant et travail avec les parents de leur côté, mais il est rarissime qu’un enfant bénéficie de deux prises en charge simultanées chez nous; en effet, il nous semble généralement perturbant pour un enfant d’être obligé d’investir plusieurs personnes en même temps dans un même lieu.

Dans tous les cas, le référent va faire le point régulièrement avec le ou les collègues qui assurent le soin, il va revoir les parents chaque fois qu’ils souhaitent avoir des informations ou quand le thérapeute va le lui demander, que ce soit pour mieux comprendre certaines réactions de l’enfant, pour limiter les pressions des parents sur l’enfant ou pour les interpeller à la demande de l’enfant.

Il va également, si les parents le souhaitent, se mettre en lien avec les enseignants ou d’autres intervenants extérieurs. Ces contacts avec l’école ou des institutions extérieures ne se font jamais sans l’autorisation préalable des parents et nous préférons chaque fois que c’est possible les aider à préparer ces contacts pour qu’ils les prennent eux-mêmes.

En effet, notre but est toujours de restaurer leurs compétences et non pas de mettre en acte leurs insuffisances en agissant à leur place. Nous ne communiquons jamais rien à l’extérieur par écrit sans le soumettre préalablement aux parents ou (et)à l’enfant.

Enfin, chaque fois que le thérapeute a le sentiment de piétiner et en tous cas au moins une fois par an, le référent revoit l’enfant et la famille pour faire le point sur l’avancement du soin et le remettre en cause si nécessaire. Ainsi, il n’est pas rare que l’on reparte à zéro au bout d’un mois ou deux si l’on sent que le soin choisi initialement s’avère stérile.

Le thérapeute se présente toujours aux parents au début des soins, il vérifie si le sens de son travail semble avoir été bien perçu.

En cours de travail, il peut juger utile de les rencontrer avec ou sans le référent. Si la demande émane des parents, il va essayer de sentir si une telle rencontre risque de porter préjudice à la confiance que lui porte l’enfant ou s’il a des raisons de craindre que les parents fassent trop pression sur son travail et qu’il ne soit plus libre de l’exercer sereinement par la suite ou enfin, s’il craint que les informations que vont lui donner les parents mettent l’enfant dans une situation trop difficile face à lui. Dans de tels cas le thérapeute va réorienter les parents vers le référent comme cela leur a été expliqué au départ.

 

Travailler avec les parents : lesquels ?

De façon générale nous demandons aux deux parents de venir au premier entretien. Il est utile, en effet, de sentir la diversité de leurs points de vue, comment cette diversité peut dynamiser l’enfant ou au contraire le bloquer s’il s’agit plutôt d’antagonisme. Cela nous permet aussi de percevoir les éventuelles discordances éducatives. Mais il est hélas assez rare que les deux parents veuillent bien ou puissent être présents lors du premier rendez-vous.

Si les parents vivent ensemble et que l’un seulement est présent, nous cherchons à savoir ce que pense l’autre parent de la démarche et son opinion sur les difficultés de l’enfant. Il nous semble très important pour l’enfant que notre attitude dès le départ n’induise pas que nous tenons le parent absent pour quantité négligeable.

Cette précaution s’avère parfois très utile, par exemple lorsque nous avons un enfant qui n’arrive pas à se décoller de sa mère (avec toutes les difficultés inhérentes à ce genre de situation) ou lorsque le couple est particulièrement déséquilibré et que le parent absent est fortement dévalorisé.

Avant même de recueillir ce type d’informations, le fait de souligner que la place de l’autre parent a son importance va soulager l’enfant qui est souvent pris en tenaille dans ce désaccord entre les parents ou culpabilisé d’avoir été contraint de choisir un camp.

A coup sûr, cette question va déclencher des réactions qui vont nous amener des informations importantes. Notons que si les réactions du parent présent entraînent des révélations sur le fonctionnement du couple, nous n’hésiterons pas à mettre l’enfant dans la salle d’attente pour un moment.

Si les parents sont séparés ou en très grand conflit nous interrogerons toujours sur l’autre parent. Nous chercherons toujours à le faire venir de son côté. Noter que le parent venu ne doit pas être chargé de l’invitation : on ne sait jamais si elle va être transmise et encore moins comment (je vous laisse deviner la gamme des formulations selon la violence du conflit). Nous faisons pratiquement toujours un courrier très ouvert à l’autre parent, par exemple : « nous avons reçu votre enfant et sa maman, il nous semble important de recueillir votre point de vue sur les difficultés que rencontre votre fille…». Dans la plupart des cas où le parent présent nous avait annoncé que l’autre ne réagirait pas, nous avons eu une réponse. A minima si la position est : « faites comme vous voulez mais ne comptez pas sur moi. », cela va nous suffire.

Situations plus délicates: celles où nous apprenons que l’autre parent s’oppose à la prise en charge. Là aussi nous écrivons et si la réponse est clairement : « je m’oppose à ce que mon enfant vienne au CMPP », nous expliquerons à l’enfant que nous ne nous permettrons pas de passer outre à la volonté de son père ou de sa mère, que ses parents vont tenter de se mettre d’accord, nous conseillerons au parent présent de s’adresser à son avocat ou si la situation nous paraît grave au juge pour enfants. Éventuellement, nous pourrons travailler avec le parent demandeur, mais sans l’enfant.

Pourquoi une position aussi radicale ? Nous estimons en tant que soignant que notre premier devoir est de ne pas rendre plus souffrant, dans le cas présent, nous ne devons pas participer à l’écartèlement de l’enfant, au contraire nous devons montrer par notre attitude que nous considérons que chacun des parents est important pour l’enfant.

Lorsque l’enfant ne connaît pas son père, nous évoquerons son existence, et nous essayerons d’aider la mère à en parler : raisons de la rupture, mais aussi ce qu’il y eut de positif, si c’est le cas.

Pour les familles recomposées, le schéma reste le même : avis de chacun des deux parents, mais aussi dynamique de chacune des nouvelles familles.

Pour les enfants placés en famille d’accueil ou gardés par des grands-parents, nous chercherons à démêler les demandes des uns et des autres et nous allons travailler de façon privilégiée avec les personnes avec lesquelles l’enfant est le plus en lien affectivement, sans négliger pour autant de tenir compte de l’influence des autres.

 

Quelques exemples

André nous est adressé sur les conseils de son institutrice. Il a 7 ans et vit chez son père et sa belle-mère avec ses deux frères plus âgés et un demi-frère plus jeune.

Lors du premier entretien, je ne vois que le père et la belle-mère. Le père raconte qu’André a été conçu sans qu’il soit consentant, son couple allait très mal et la maman avait pensé que cette conception pourrait les unir à nouveau. Ayant eu l’impression d’être trahi, le père a pris son fils en grippe dès sa naissance. Les parents se sont séparés. La maman a commencé une errance avec ses trois enfants de communautés en groupes plus ou moins sectaires. Puis elle a sombré dans de grosses difficultés psychiques et l’aîné des enfants a appelé le père qui est venu chercher les deux grands, laissant André avec sa mère au prétexte qu’il était trop jeune (un peu plus de 18 mois) pour en être séparé.

Le père vivait depuis peu avec sa compagne actuelle. Très peu de temps après, la maman est hospitalisée en psychiatrie et le nouveau couple récupère en catastrophe André, juste après la naissance de leur enfant commun.

Les motifs de la consultation sont les suivants: André est très agité, instable,avec des réactions parfois très violentes, il ne s’intéresse pas du tout aux apprentissages.

La belle-mère a fortement investi ce petit oiseau tombé du nid dont la souffrance trouve un écho dans son vécu lointain. Cet investissement maternel ne fait pas l’affaire du père qui se sent délaissé au profit des enfants et particulièrement d’André qu’il a toujours beaucoup de mal à supporter. Plus monsieur s’énerve contre lui, plus madame se sent obligée de le protéger et plus l’enfant va mal.

A l’époque la maman est encore en maison de repos, mais elle me répond à mon courrier en donnant son accord pour le travail au CMPP. Je la rencontrerai peu de temps après au cours d’une permission.

Je propose un travail familial avec la nouvelle famille du père, un travail ponctuel avec la maman. Par ailleurs, je prends contact avec l’école : je demande de surseoir au projet de placement en institut de rééducation expliquant que cet enfant est abandonnique et qu’un placement en internat risque d’aggraver ses troubles et je m’engage à rester en lien avec eux pour les aider à faire face à ses crises. Je donne dans un premier temps le conseil de laisser de côté les exigences d’apprentissage, de contenir sans rejeter, ce dernier conseil sera facilement appliqué car l’institutrice a une intuition très fine du vécu d’André.

La thérapie familiale va permettre au père et à la belle-mère de se dégager un peu de leurs divergences éducatives centrées sur André, les autres enfants les aidant à en prendre conscience, de même André va se réapproprier son histoire et se sentant entouré par tous, va s’éloigner du rôle du vilain petit canard.

Le comportement s’étant amélioré à l’école, il va pouvoir s’intéresser à la lecture.

La maman enfin sortie des soins, je la recevrai régulièrement avec son fils et nous travaillerons l’agressivité que lui exprime son fils. Elle va mieux comprendre et accepter cette agressivité qui, de ce fait, va aller decrescendo.

Des rechutes vont se produire: une institutrice suppléante va le rejeter. Il va à nouveau très mal, du couple cercle infernal se remet en place déstabilisant le couple du père.Heureusement le travail précédant avec l’école ayant donné satisfaction, cela me permet d’obtenir un changement d’institutrice pour André ; par ailleurs la maman étant beaucoup mieux, je vais proposer un travail père-enfant et mère-enfant en alternance, avec l’idée que cela aidera la belle-mère à se dégager et de fait, cela permet un rééquilibrage de son couple.

Actuellement, André est entré dans un collège avec un petit effectif, il vit maintenant chez sa mère et passe ses week-ends chez son père. Sa relation avec sa mère est devenue très positive, le père est en confiance, les deux femmes ont réussi à apprécier chacune ce que l’autre avait fait pour André et à se témoigner de l’estime. Ce dernier est en plein investissement scolaire, il a fort à faire vu le retard accumulé, mais il s’accroche d’autant mieux que son entourage l’en croit maintenant capable.

 

La famille D. vient d’arriver dans la région. Dans la ville où ils résidaient, un diagnostic d’autisme a été porté sur leur fils aîné Bertrand. A leur arrivée dans la Drôme, ils se sont présentés au CMP. Là, sans explication, on a orienté Bertrand en hôpital de jour.

N’étant pas satisfaits de ces contacts, ils sont venus frapper à notre porte. La personne qui les reçoit en premier entretien, connaissant mon intérêt pour le travail avec les enfants présentant de gros troubles de la personnalité, me demande d’assister au rendez-vous suivant.

Je trouve un enfant présentant certains signes de ces troubles: grosses difficultés d’expression, repli sur soi, comportements obsessionnels… etc. Mais je suis frappé par la recherche de contact de Bertrand.

Les parents de leur côté sont désemparés. J’explique ce que j’ai constaté, ce que j’en pense, pourquoi je suis relativement optimiste et nous leur proposons un travail avec toute la famille et également une prise en charge en thérapie individuelle pour Bertrand avec une psychomotricienne. De plus, je leur propose de rencontrer en leur présence l’institutrice de grande section qui se dit très inquiète pour cet enfant.

La thérapie familiale révèle très vite l’absence de modèles parentaux (la mère a été plus que délaissée par sa propre mère et le père n’a pas de souvenirs de son père, ses parents s’étant séparés lorsqu’il était très jeune et sa mère s’est toujours opposée aux visites au père). Très vite les parents tirent parti des modèles que nous proposons au cours des séances, ils se sentent très en confiance, le disent et leur sidération face à cet enfant s’estompe. Ils deviennent capables d’anticiper les progrès de leur fils, ils deviennent éducateurs de leur enfant.

Ce dernier a énormément investi la thérapie et la thérapeute. Il fait rapidement des progrès pour s’exprimer et commence à investir les apprentissages scolaires. Les progrès sont si rapides qu’en fin d’année l’institutrice propose un CP d’adaptation plutôt que le maintien en grande section qui était prévu. Pas de chance pour Bertrand, l’institutrice en charge du CP d’adaptation est très en difficulté et l’apprentissage de la lecture ne peut se faire à l’école. Mais Bertrand est très motivé et les parents s’y mettent avec lui et il pourra passer en CE1 l’année suivante.

Bertrand était-il autiste? Je n’en sais rien et cela n’a guère d’importance. Il y a de nombreuses théories sur l’autisme, mais aucune n’est vérifiée à ce jour. Peu importe de savoir ce qu’est l’autisme, si nous savons redonner de la vie et du dynamisme à certaines familles et que cela leur permet de soigner leur enfant.

 

Christine a été placée en famille d’accueil quelques mois après sa naissance. Nous avons suivi un garçon du même âge placé lui aussi dans cette famille. Tout naturellement la famille d’accueil s’est adressée à nous lorsque Christine s’est trouvée en grandes difficultés scolaires.

Christine voit sa mère de façon très irrégulière, lorsque celle-ci daigne se présenter au service de placement ou ouvrir sa porte lorsque les visites sont prévues à son domicile. Ces rencontres ne se passent pas très bien, soit que Christine attende en vain la venue de sa mère, soit que la mère reste là sans savoir vraiment s’intéresser à elle.

Christine ne connaît pas son père ; aux quelques questions qu’elle a osé poser, sa mère a répondu de façon évasive et Christine a bientôt cessé de questionner.

Christine est en CM1 et elle vient parce qu’elle ne comprend pas ce qu’elle lit, elle a de grosses difficultés en Maths. Lorsque je la vois en premier entretien, elle se présente comme étant très mal à l’aise dans son corps. Elle donne l’impression d’être un peu limitée intellectuellement et elle est dans une recherche de contact maladroite avec les adultes qu’elle agace assez vite.

La famille d’accueil a une relation assez bonne avec la maman : ils ont gardé une sœur aînée beaucoup plus âgée et c’est la maman qui avait insisté pour que Christine leur soit confiée. L’éducatrice du service de placement m’apprend qu’il y a un père, qu’il habite dans le même immeuble que la mère, qu’il ne veut pas entendre parler des enfants. Mais le placement ne veut rien bousculer.

J’écris à la maman en lui proposant un rendez-vous : pas de réponse. J’adresse l’enfant en thérapie à la psychomotricienne et je propose des entretiens réguliers à la famille d’accueil. Contact positif avec l’école pour leur faire prendre patience: laissez du temps pour que la thérapie se mette en place.

Un des premiers points vus avec la famille d’accueil est de laisser Christine exprimer son insatisfaction après les visites à sa mère sans moraliser et excuser la maman comme ils le faisaient jusqu’alors. Christine va le sentir et commencer à jouer des histoires où elle met en scène sa colère contre sa mère et ses questions sur ses origines.

Suite à une réorganisation des services dans le département Christine est affectée à un autre service. C’est finalement une chance, car le nouveau service est d’accord avec nous pour secouer un peu les choses et accompagner l’enfant dans ses questions à sa mère. Il y aura même une rencontre avec le père.

La curiosité qui était interdite peut enfin s’exprimer et ce n’est pas un hasard si nous assistons à un déblocage spectaculaire en lecture. Un peu tard aux yeux de l’école qui impose une orientation en SEGPA. Je rencontre Christine pour faire le point sur ses acquisitions et je la fais travailler un peu en Maths. J’estime qu’il serait dommage de ne pas lui donner sa chance et m’oppose à la proposition de l’école et le service de placement soutient ma position.

Elle entre en 6ème, comme prévu c’est assez difficile au début, mais la famille d’accueil la soutient, nous rencontrons les enseignants et finalement elle s’adapte. Cette année, elle est en 5ème, elle a eu assez d’aplomb auprès du juge pour enfant pour obtenir un large espacement des visites à sa maman et un droit de visite chez sa grande sœur qui l’aide beaucoup sur le plan scolaire.

Elle est toujours en thérapie avec la même personne, nous pensons qu’il serait possible d’arrêter, mais elle ne peut se faire à cette idée. Nous avons simplement espacé les séances en quinzaine.

 

Quelques points importants pour le travail avec les parents :

Le respect. Cela va sans dire, mais c’est encore mieux en le disant. Le respect, c’est d’être convaincus que les gens en face de nous valent autant que nous ; c’est de ne pas nier leur souffrance, même si nous ne la comprenons pas. D’ailleurs,il est toujours bon de se souvenir que nous vivons de leur souffrance.

Attention à la culpabilisation. Les parents sont venus pour que nous aidions leur enfant, ils n’ont pas envie de le voir souffrir, il faut nous enlever de l’idée qu’ils sont responsables des difficultés, des souffrances de l’enfant. La culpabilité est une mauvaise conseillère: elle amène à faire encore plus d’erreurs. Il faut souvent une longue période pour déculpabiliser: « peu importe ce que vous auriez dû faire ou ne pas faire avec votre enfant, ce qui importe, c’est ce que vous allez faire maintenant pour que ça change », cette phrase pourrait être l’idée générale de la déculpabilisation. Mais souvent cela prendra longtemps pour aider des parents à se sortir de l’idée stérile que si leur enfant a des problèmes c’est de leur faute.

On peut dire des choses difficiles sans culpabiliser. Je vais citer un exemple qui peut paraître paradoxal. Il arrive de temps à autre que nous découvrions qu’un enfant est maltraité par ses parents. Quand cela arrive, nous convoquons les parents, nous leur faisons état de notre conviction et nous les avertissons qu’il n’y aura pas de prochaine fois car nous en avertirions le Procureur de la République. Dans la très grande majorité des cas, ces parents sont venus nous remercier par la suite : nous les avions aidés à mettre fin à des gestes qu’ils ne pouvaient s’empêcher de faire mais qu’ils détestaient faire. Nous n’avons pas expliqué à ces parents que ce qu’ils faisaient était très mal, nous n’avons pas fait semblant de ne pas avoir vu tellement c’était horrible. Nous leur avons simplement rappelé la loi.

Si notre travail n’avance pas, ne produit pas de changements, peut-être est-ce encore trop tôt. Si du temps a passé et que rien n’a changé, ce n’est jamais la faute à l’enfant ni aux parents.

C’est tout simplement que nous ne savons pas encore bien faire dans ces situations. On a trop souvent accusé les malades de ne pas vouloir guérir ou les parents de bloquer le changement. Si nous ne sommes pas arrivés à produire du changement, réfléchissons, parlons-en avec d’autres, cherchons une autre manière de faire ou reconnaissons tout simplement que nous ne sommes pas capables de tout résoudre.

Le travail à plusieurs est parfois nécessaire, il est en effet très difficile pour une seule personne d’avoir une vraie écoute des parents et de l’enfant. Si des parents tentent de vous faire comprendre quel calvaire c’est pour eux de supporter un enfant aussi désagréable, menteur, grossier (et j’en passe), et que charmé par le bambin qui est en face de vous, très sage (il a intérêt d’ailleurs!), vous tentez de leur dire qu’il n’a pas l’air d’être si terrible, il y a de fortes chances pour qu’ils se sentent incompris et qu’ils ne reviennent plus.

Si au contraire, vous compatissez à leur vraie souffrance en leur disant que cet enfant a l’air de leur causer bien des soucis, c’est l’enfant que vous risquez devoir se décomposer. Bien sûr, vous pouvez le rassurer d’un coup d’œil et surtout le voir seul un petit moment après, mais il est évident qu’il vaudra mieux reprendre ce sujet avec les parents seuls tandis que l’enfant sera reçu par un collègue.

Il est fort intéressant également d’écouter les croyances des parents (par exemple: du côté de son mari les enfants ont toujours été nuls en orthographe ou j’étais comme ça et à 16 ans j’ai changé). Il est vain de tenter de faire quelque choseq ui ira contre la croyance si vous ne prenez pas le temps de la faire évoluer.

 

Existe-t-il des parents incompétents ?

Il faut s’appuyer sur la compétence des parents, c’est notre conviction, mais est-ce toujours valable ?

Il est bien évident qu’assez souvent la compétence des parents est en panne : ils ont eu très peur de voir leur enfant mourir, ils ont été traumatisés par un événement récent, ils ont été profondément remis en cause par leur entourage. Il existe de nombreuses raisons qui peuvent occasionner une stupeur, une sidération qui va pour un temps plus ou moins long nous priver de nos moyens et cela bien sûr peut aussi bloquer la compétence parentale.

Ce que nous croyons, c’est que dans la plupart des cas, il est possible d’aider ces parents à retrouver leurs capacités à faire grandir leur enfant. Mais il y a bien sûr des situations dans lesquelles le traumatisme subi par les parents est trop fort ou trop ancien, dans lesquelles l’exclusion sociale est tellement figée ou violente, nous sommes alors démunis, inefficaces.

Enfin, il existe quelques situations où la perversion des parents est telle que ces parents mettent leur enfant en danger. Dans ces cas là, notre rôle est de saisir la justice. Quand les juges auront fait leur travail, nous pourrons peut-être reprendre le nôtre.

 

Les inconvénients de notre système

Certains parents peuvent être désorientés par une attitude inhabituelle en consultation. Ils s’attendent à ce que nous examinions l’enfant, que nous posions un diagnostic et que nous délivrions une ordonnance de soins. Il est nécessaire de donner assez rapidement notre avis, de donner des pistes d’explication tout en étant attentifs à ne pas mettre un point final à la recherche avec eux par un avis péremptoire.

Lorsque nous proposons à des parents de travailler avec eux, ils vont parfois croire, dans un premier temps, que nous estimons que ce sont eux qu’il faut soigner et cela risque de les culpabiliser. Il est nécessaire de bien expliquer que nous avons besoin d’eux pour aider leur enfant.

Par exemple: nous avons de plus en plus souvent des parents qui se plaignent que leur enfant n’obéit pas. Si la relation avec eux est déjà bien établie dans la confiance, je vais m’autoriser à dire qu’il n’y a pas d’enfants désobéissants, mais des parents qui ne savent pas comment faire obéir leur enfant, mais que nous sommes là justement pour y réfléchir. Si la relation me semble plus fragile, je vais commencer par leur demander ce qu’ils ont déjà tenté, ce qui a marché, ce qui a échoué et, peu à peu, nous serons dans la construction d’un nouveau modèle de compétence.

Autre inconvénient: il peut parfois s’écouler du temps avant qu’un collègue puisse prendre l’enfant en bilan, que ce collègue rencontre le référent pour lui en rendre compte. Certains parents peuvent alors s’impatienter. Il importe d’être attentifs à leur anxiété.

Enfin, pour le gestionnaire que je suis, il est évident que la période de dépistage effectuée de cette manière est beaucoup moins rentable que les soins. En effet, le temps passé pour une séance facturable est considérablement allongé par les rencontres entre techniciens, les contacts avec l’extérieur que nous ne pouvons pas facturer vu les règles régissant les CMPP. Il est donc important de pouvoir garder un juste équilibre entre les deux activités.

Il y a certainement d’autres inconvénients qui ne me viennent pas à l’esprit tout de suite ou que nous n’avons pas encore identifiés. L’essentiel quand on bâtit un système est de se laisser la possibilité d’y apporter les remises en causes et les modifications nécessaires au fur et à mesure que le besoin s’en fait sentir.

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