Texte – Leurs fêlures, nos brisures…

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Leurs fêlures, nos brisures …

Florence Collin

 

Alexis, 16 ans, déscolarisé après une 3ème ULIS et un parcours scolaire douloureux, en attente d’un IMPRO, vient à ses séances sans enthousiasme les premières fois. Puis très vite, au bout de quelques séances, il tente une conversation plus personnelle :

– « Vous avez un mari ? ».

Envie de répondre : – « Qu’est-ce ça peut vous faire ? »

Mais je réplique : – « Qu’est-ce vous en pensez ? »

– « Ah oui, je suis sûr que vous avez un mari, vous avez une bague ! »

Eh bien, oui, il a raison, je porte une bague et même deux à mon annulaire gauche. Elles ressemblent toutes deux à des alliances mais n’en ont pas l’aspect conforme. Celle qui s’en rapprocherait le plus, n’a rien à voir avec le jour de notre mariage puisque nous avions fait le choix de ne pas porter ce « signe distinctif »: dans les années 80, l’institution « mariage » était plus que bousculée par notre génération. Jeunesse « post-soixante-huitarde » ne cessant de remettre en cause toute institution établie, héritée de nos aïeux depuis des siècles ! Peuh, pas besoin d’alliance pour se sentir mari et femme ! Mais n’empêche qu’une décennie plus tard, le chéri en question offre à sa belle, une bague portant le nom «Anneau de mariage», copie d’une bague années 30, du Musée des Arts Décoratifs ! Le motif de ce bijou en argent: une main d’homme enserre une main de femme.

Il a l’œil, cet Alexis ! Bouffée d’émotion : les images affluent. Souvenance du jour où je la reçus en cadeau de mon Aimé.

 

Beaucoup plus tôt dans mon « deuil », Justin, 5 ans environ :

– « T’as un mari, toi ? »

Une seconde, le temps se fige … puis sortie inopinée de ma réserve et de ma neutralité, une réponse fuse, brève, nette, sans réfléchir :

– « Oui ! »

Parce que je ne parviens pas à ne pas répondre. Sinon, sentiment de faire disparaître une seconde fois l’Être Aimé. Cela semble lui suffire ; Justin n’ajoute rien. A t-il senti que je ne dirai rien d’autre ? Cette réponse comble t-elle ce besoin de savoir ? En quoi, peut-elle bien lui être utile ? Trop tard, c’est fait ! Moi, ça m’a fait du bien : sa question était une intrusion violente dans mon intime, un pincement au cœur, foudroyant. Besoin de répondre une bonne fois pour toutes, pour qu’il n’insiste pas, pour qu’il n’y revienne pas ! Comme par un fait exprès, quelques semaines, quelques mois après mon propre deuil, tous ces enfants se succédant dans mon bureau et ayant perdu un être cher …

 

« Moi mon père il est mort ! Je voudrais pas qu’il soit mort ! C’est pas juste, il s’est fait renversé par un chauffeur de bus. Le chauffeur de bus, il en a fait exprès ! » Raoul ne peut se présenter que comme « orphelin », depuis que son père est décédé de façon brutale, il y a 3 ans. C’est devenu son identité. Il tente, dans sa détresse, d’en extraire quelque appui mais sa mère et lui, revivent à l’infini le «trauma» alors que le couple parental était séparé.

 

Alexis, encore lui, lors de notre première rencontre et en présence de sa mère :

– « Mon grand-père, il est mort à l’hôpital de P… » (tiens, comme mon mari), il y a 1 an (toujours comme mon mari). « Ils ont fait une erreur à l’hôpital (ouf, pas comme mon mari !), il aurait pas dû mourir ! » Et Alexis d’ajouter : « Mon chien aussi il est mort ! Il a fallu le piquer » (ouf bis, j’ai pas de chien !).

Alexis, je l’avais rencontré quelques années auparavant dans un autre CMP du service. Après ce premier bilan, ses parents et lui-même étaient lassés de tout un parcours de soins auprès de divers professionnels depuis sa naissance. Alexis avait alors refusé un suivi orthophonique. Une façon pour lui de renouer le contact, après ces 4 années d’intermède entre lui et moi ? Me dire ses peines en écho des miennes : « voilà ce qui m’est arrivé depuis la dernière fois où nous nous sommes vus » ?

 

Un mercredi où le chagrin m’envahit toute entière, où les larmes débordent de mes yeux, malgré mes efforts désespérés pour les contenir, Noë, 6 ans et demi, enfant autiste, me regarde, compatissant :

– « Tu es triste, Madame Collin ? Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? »

Qui osera dire, après ça, que les enfants autistes ont des difficultés à interpréter les expressions émotionnelles sur les visages d’autrui ? Qui osera parler de la « froideur » de leurs ressentis ?

 « C’est comment après la mort ? On vit encore ? Où on est ? On va au ciel ?». Les questions de Odilon sont les miennes, revisitées avec acuité, de par mon statut tout récent de veuve…

 

Matthieu B., 9 ans, doit partir en Sicile avec sa mère, son frère et sa sœur durant les vacances de printemps pour aller voir sa grand-mère maternelle. Son grand-père est décédé quelques semaines auparavant. Mme B. tient à emmener ses 3 enfants sur la tombe de leur grand-père. Elle s’était rendue seule dans sa famille au moment du décès. Cette fois encore, son mari ne l’accompagne pas. L’argument invoqué est d’ordre professionnel. Mme B. me semble bien seule dans ce deuil, peu ou pas soutenue par son époux et angoissée par l’apparente absence d’émotion de Matthieu. Le motif de son absence aux prochaines séances m’est donné dans la salle d’attente.

Quelques minutes plus tard, une fois la porte du bureau refermée, les questions fusent :

– « Y a des fantômes dans les cimetières ? J’ai peur, j’ai pas envie d’y aller ! »

Moi :

– « Ce serait qui les fantômes ? »

– « Les morts ! Il paraît qu’ils sortent la nuit ! ».

J’évoque les croyances, les mythes, il enchaîne sur la religion, dit qu’il ne croit pas en Dieu. Nous échangeons un long moment. Tout le sérieux et la gravité de l’enfance affrontant les questions cruciales de la mort se mêlent aux grains de poussière en suspens dans l’air de la pièce, irisé par les rayons du soleil : une atmosphère paisible se dégage de cette conversation.

Je parle alors de la sérénité des cimetières qui ressemblent à des jardins avec toutes ces fleurs ornant les monuments funéraires. A son retour de Sicile, Matthieu me dira seulement qu’il n’y avait pas de fantôme dans le cimetière …

 

Géraldine, adolescente, peine avec la langue écrite depuis toujours mais, malgré cela, poursuit une scolarité normale. Elle se déprécie, est toujours au bord des larmes. Son chagrin n’a jamais été si abondant lorsque, après avoir évoqué ses relations conflictuelles avec sa mère, elle parle de la maladie du sommeil de celle-ci. Cette dernière a dû subir une intervention et Géraldine a pensé qu’elle allait mourir comme l’un de ses oncles …

Pour la première fois, elle peut enfin dire sa peur d’être abandonnée par sa mère alors qu’elle vit cette situation de délaissement, depuis des années, de la part de son père, resté en Guadeloupe.

 

Et puis celle qui a inspiré l’idée de ce texte : Manon. Agée de 5 ans et demi lorsqu’elle m’est adressée, elle n’a pas connu son papa. Il est décédé d’un arrêt cardiaque alors que sa maman était enceinte de quelques mois. Manon et son frère, de 2 ans son aîné, sont des enfants dits « agités ». Tout particulièrement Manon qui, de plus, présente un retard de langage avec des troubles de l’articulation qui rendent son discours difficilement compréhensible.

Manon énonce clairement la première fois que je la rencontre en présence de sa mère : « Je ne veux pas grandir parce que lorsqu’on est grand, on meurt ! » Les choses sont posées. Ces propos glacent d’effroi sa mère qui a « tenu » coûte que coûte depuis la mort de son compagnon. Ils avaient une boulangerie. C’est aussi toute sa vie matérielle qui a basculé. Elle se veut forte comme il est souvent demandé implicitement aux veuves, nous rappelle Joyce Carol Oates dans son roman « J’ai réussi à rester en vie ». Une veuve se doit d’être digne.

La maman de Manon, Madame G, est rétive à consulter le CMP. Cependant, elle a bien perçu et très mal vécu, lors de la dernière équipe de suivi scolaire, la suspicion par l’école de carences éducatives et elle a craint le déclenchement d’une « information préoccupante ». C’est contrainte et forcée qu’elle arrive, sur la défensive:

– « A la maison tout va bien ! ».

Alors que tout prouve le contraire … Manon parvient à s’apaiser lorsqu’elle est seule avec moi. Toutefois,elle a besoin d’un étayage important, d’une disponibilité sans faille et d’un climat serein pour atténuer de façon conséquente son « excitation », reflet d’une forte angoisse sous-jacente. Elle aussi, se présente ainsi :

– « Mon papa, il est mort ».

Mais chez elle, ces mots ont bien du mal à prendre «corps », un peu comme une idée abstraite, sans une véritable représentation. Elle me le redit 3 mois plus tard… J’acquiesce et dis :

– « Oui, lorsque tu étais dans le ventre de ta maman ».

Elle me regarde, interloquée.

– « Comment tu sais ça ?

– C’est ta maman qui me l’a dit ».

Ma réponse semble la satisfaire et elle passe à autre chose. Ai-je nommé l’irreprésentable ? A chaque fin de séance, à peine la porte de mon bureau franchie, l’agitation reprend de plus belle et Mme G, débordée de toutes parts, court dans tous les sens après ses enfants, sans réelle efficacité. Cependant, au bout de quelques semaines, elle pourra, me confier, à mi-mots, le chagrin qu’elle a eu au décès de son compagnon de vie mais il lui a fallu, à l’époque, faire face bien qu’elle estime avoir été soutenue par sa famille. Elle n’avait pas dit cette douleur à la pédopsychiatre et à la psychologue qui m’ont adressé Manon.

A t-elle senti que son vécu m’était familier …

 

En effet, depuis la mort de mon époux, il n’a jamais été autant question de la mort avec mes jeunes patients et leurs familles. Y suis-je tout simplement plus attentive, plus réceptive, les sens en alerte ?

Françoise Davoine dans un de ses ouvrages, « La folie Wittgenstein », exposait son expérience clinique avec des patients psychotiques. Elle avait pu constater à quel point leur inconscient entrait en résonance avec le sien. Ce n’est sans doute pas l’apanage exclusif des dits « psychotiques » …

Loin d’être un obstacle, nos expériences personnelles douloureuses, notre vécu parfois dramatique se révèlent bénéfiques dans le travail de lien de la pensée des sujets que nous recevons. Bénéfiques non seulement pour eux mais aussi pour nous. Loin de remiser ces blessures au fin fond de nous-mêmes, au nom d’une soi-disant neutralité, il nous faut les accueillir dans notre travail, leur trouver une juste place pour pouvoir recevoir les souffrances de nos patients … Nous sommes sans doute alors dans « le parler vrai ». L

’enfant a cet atout extraordinaire : lorsqu’il se sent en confiance, il peut aborder les questions existentielles sans aucune retenue, avec un naturel que nous avons souvent perdu, nous les adultes. Dans nos sociétés occidentales où la technologie et le discours rationnel sont dominants, l’idée de la mort est si terrifiante qu’elle en devient taboue. Elle est cachée, confiée à des spécialistes. On envoie chez le psy, un enfant qui a perdu un parent, un frère, une sœur…

Alors que la mort d’êtres chers et proches, bien qu’extrêmement dévastatrice par l’abîme qu’elle crée, s’inscrit dans le cycle naturel de la vie… Les enfants l’ont compris…

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