Texte – Les Marqueurs Transversaux

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Les Marqueurs transversaux :

Repères pour l’observation des pathologies du langage

Claire de Firmas, orthophoniste (janvier 2004)

 

L’élaboration de ce travail répond à une double nécessité: doter les orthophonistes d’un outil de référence théorico-clinique qui leur permette de structurer et transmettre leurs observations en respectant la singularité de chaque rencontre et en s’affranchissant d’une focalisation sur le symptôme.

Toute pratique orthophonique est référée à une théorie, qui le plus souvent n’est pas explicitée. Nous considérons le langage comme une compétence humaine constitutive qui se développe au sein de la fonction symbolique. Dès lors, la fonction du bilan de langage peut se définir comme une investigation des particularités du patient pour s’inscrire dans le symbolique.

En effet, lors des premiers entretiens et tout au long du suivi clinique, des nœuds apparaissent qui sont des indicateurs de là où se situe l’entrave pour que le sujet développe un maniement symbolique de la langue. Ce sont ces indicateurs que nous avons nommés «Marqueurs Transversaux».

Nous les avons organisés pour qu’ils constituent un outil auquel se référer pour élaborer une «architecture rédactionnelle des comptes-rendus de bilan orthophonique». Car la rédaction des comptes-rendus mobilise les enjeux multiples et complexes inhérents au langage:

  • L’adresse :

Le compte-rendu de bilan est adressé au médecin prescripteur avec qui l’orthophoniste partage le secret professionnel. Il doit pouvoir être également transmis au médecin-conseil et au patient. L’enjeu du compte-rendu de bilan est donc de communiquer les conclusions de l’investigation du langage en respectant l’intimité et la singularité de la rencontre. Si nous pouvons partager le secret professionnel avec le prescripteur, nous ne devons pas trahir l’adresse que nous fait le patient. La notion de «Marqueurs Transversaux», c’est-à-dire la prise en compte constante de l’intrication des différents facteurs de développement du langage est le principal garant de cette double contrainte et permet, par une observation dans la continuité, la mise en œuvre des bilans de renouvellement.

  • L’écoute :

Les effets thérapeutiques de la prise en charge sont déterminés par la qualité d’écoute des premiers entretiens et en particulier l’élaboration de la demande. Cette demande est nécessairement subjective et évolutive. C’est pourquoi l’observation réalisée à partir des «Marqueurs Transversaux» est conçue pour se déployer tout au long de la prise en charge.

  • La terminologie:

Nous convenons d’utiliser les termes de classification de la nomenclature orthophonique, même si leur emploi est fréquemment sujet à des interprétations épistémologiques divergentes. Les termes «langage» et «parole» pris dans l’expression «retard de parole et/ou de langage» recouvrent les notions de première (les monèmes) et deuxième (les phonèmes) articulation du langage (au sens saussurien). Hors de cette expression particulière, nous utilisons le terme de langage au sens de compétence humaine constitutive, qui se développe au sein de la fonction symbolique. Le terme de parole signifie alors la réalisation de cette compétence linguistique, au sens de «prendre la parole», c’est à dire à l’oral ou à l’écrit, au moyen d’une langue.

  • Les références théoriques: la transversalité

L’utilisation de ces marqueurs transversaux a pour objectif de s’affranchir d’une focalisation excessive sur le symptôme pour favoriser l’émergence d’une prise en charge globale de la personne en souffrance quant à sa parole. En effet, bien qu’on distingue ces mécanismes de développement et de fonctionnement du langage pour faciliter l’observation et pour permettre la description et l’analyse des difficultés du patient, c’est leur intrication harmonieuse qui garantit une parole en bonne santé, c’est à dire permettant une communication nécessairement imparfaite et singulière.

L’enjeu de la prise en charge de la pathologie du langage peut se définir comme la résistance aux forces pathogènes de clivage et de confusion. Il est primordial que les outils d’évaluation utilisés respectent l’éthique du langage, c’est à dire l’altérité. La mise au point des Marqueurs Transversaux vise à ne pas disjoindre les différents facteurs qui permettent le développement du langage. C’est cette intrication qui garantit la singularité de la parole de chacun.

Ces marqueurs ont une fonction prédictive et diagnostique quant à la santé d’un patient, car le langage est un signe de santé très fin, à la jonction du corporel et du psychique. On peut observer ces marqueurs de manière transversale dans la plupart des pathologies telles qu’elles sont classiquement décrites, qu’elles soient à prédominance organique ou fonctionnelle (Troubles d’articulation. Retard de parole et/ou langage. Bégaiement. Dysphonies. Troubles de l’acquisition du langage écrit. Syndromes neurologiques…).

La conception transversale de cet outil d’évaluation du langage le destine autant au bilan des enfants qu’à celui des adultes. La caractéristique principale de l’enfant, dont l’étymologie – infans– signifie l’immaturité de sa parole, est la dépendance. La principale conséquence clinique de cette immaturité intrinsèque de la parole de l’enfant est la nécessité d’un travail spécifique avec les parents. Ce travail spécifique constitue une part essentielle du bilan et de la prise en charge orthophonique des enfants.

 

MARQUEURS TRANSVERSAUX DE DEVELOPPEMENT DU LANGAGE

Ils sont classés en trois groupes: Les indicateurs de distance. Les indicateurs d’identité. Les indicateurs de conciliation.

 

LES INDICATEURS DE DISTANCE:

Mémoire. Temps. Espace. Représentation. Non-dit.

  • Développement verbal de la mémoire:

La réactivation de souvenirs passe par le déploiement de liens, avec des glissements phonémiques et sémantiques. Elle peut être déclenchée par un énoncé, laissant apparaître ainsi une chaîne associative constitutive de la fonction symbolique.

Chez les aphasiques, le récit d’événements passés est le moyen spontané et privilégié pour restaurer par la parole leur sentiment d’identité.

Chez les tout-petits, le développement du lexique passe par la découverte d’un signifiant unique pour plusieurs souvenirs. Ce marqueur est particulièrement intriqué avec la constitution du sentiment d’identité,et la permanence de l’objet, précurseur de la notion de permanence du signifiant.

  • Le rapport au temps:

Le temps nécessaire à la mise en place du travail. Le respect du cadre de la rééducation.: les rendez-vous, le rythme des séances. L’enfant peut-il différer? Comment s’inscrit-il horizontalement et verticalement (axe paradigmatique et syntagmatique) dans sa famille. Comment manie-t-il les temps du récit?

Ce marqueur est intriqué avec le respect de la parole donnée, l’engagement entre les partenaires.

  • Le rapport à l’espace:

Le rapport à l’espace est métaphorique de la distance aux mots, à sa parole propre, à la parole des autres. Orientation dans l’espace. Relation au Symbole: comment le patient vit-il les situations de distance,d’éloignement, de séparation ? Ce marqueur est intriqué avec l’image du corps.

  • La représentation:

Le rapport à l’image, à l’objet, au mot dit, au mot écrit, au geste, à la mimique. La partie évoque le tout. Le patient est-il capable de récit différé ? L’enfant a-t-il des activités de «faire comme si» ?

  • Prise en compte du non-dit:

La parole dit, tait, suggère, sous-entend… La voix, l’écriture échappent, trahissent… Les mots sont interprétés par celui qui les reçoit…Le sens naît de l’implicite.L’énoncé n’est pas l’énonciation.

 

LES INDICATEURS D’ IDENTITE :

Différenciation/Identification. Rapport à la langue. Rapport au nom. Compétences non-verbales.

  • Différenciation/Identification:

Les inversions et confusions de lettres, symptômes les plus connus des difficultés d’acquisition du langage écrit, s’inscrivent dans le questionnement intense de l’enfant sur sa propre identité, sa place par rapport aux autres (fratrie, génération). Le sentiment de soi et le développement de la parole sont par essence en interaction : cette problématique éclaire la profonde faille narcissique dont témoignent les aphasiques, le sentiment de mutilation des laryngectomisés. C’est aussi ce questionnement qui est à l’œuvre dans le travail de la signature, de l’écriture, de la projection vocale.

  • Rapport à la langue:

L’intrication harmonieuse entre le langage et la langue peut être entravée par le conflit ou la confusion entre plusieurs langues et/ou cultures. La conciliation entre le lien social et la singularité individuelle est entravée : Bilinguisme. Communautés minoritaires. Langue(s) des sourds.

  • Rapport au nom :

L’importance primordiale pour les aphasiques de prononcer les noms de leurs proches,de retrouver leur signature. Les prénoms sur lesquels le bègue se plaint d’achopper. Chez l’enfant, savoir reconnaître, écrire, en majuscule, « en attaché » ses initiales, son prénom, son patronyme. L’appartenance à une lignée. La charge affective des phonèmes: prénom, sigmatisme. Ce marqueur est particulièrement intriqué avec les indicateurs d’identité et la problématique de la place.

  • Compétences non-verbales:

Le langage ne commence pas avec les premiers mots. Dans les cas extrêmes que sont l’aphasie sévère ou le mutisme du tout-petit, l’orthophoniste s’attache à observer les capacités d’entrée en relation, d’expression et de compréhension mettant en œuvre des compétences non-verbales: mimiques, gestes, mise en œuvre d’un comportement adapté à la situation, activités de construction, perception intuitive de l’intention.

 

LES INDICATEURS DE CONCILIATION:

Impulsion/Inhibition. Interlocuteur et Feed-back. Développement/Synthèse. Métaphore et Polysémie. Nécessité de l’errance. La loi. Le jeu.

  • Impulsion/ Inhibition :

L’équilibre entre inhibition et impulsion, inhérent à toute prise de parole, est inversement altéré dans les deux syndromes neurologiques les plus connus: l’aphasie de Broca/ l’aphasie de Wernicke. Le déséquilibre de ces deux forces est observable également dans les activités graphiques: aux différents stades d’évolution du moteur au figuratif puis dans l’écriture,dans l’expression orale spontanée, dans les différentes situations de projection vocale…

  • Prise en compte de l’interlocuteur et feed-back:

L’altération des mécanismes de feed-back au détriment de la prise en compte de l’interlocuteur est responsable pour une large part des perturbations du discours dans l’aphasie de type Wernicke (absence de feed-back), dans le bégaiement (feed-back exacerbé) et dans la plupart des troubles de l’élocution, de l’articulation, de la phonation et du langage écrit.

  • Développement/Synthèse:

L’ajustement du discours aux contraintes d’analyse ou de synthèse suppose la perception fine des différentes situations de parole et la prise en compte des caractéristiques de l’écoute de l’interlocuteur: disponibilité, contexte, temps de parole à partager avec d’autres locuteurs.

  • Rapport à la métaphore et à la polysémie:

La capacité à prendre en compte avec modération (paraphasies), la métaphore et la polysémie est garante d’une parole en bonne santé. Repérer les glissements systématiques(paraphasies, collage excessif au signifié ou au signifiant, confusions de phonèmes et de graphèmes) ou son contraire: l’impossibilité à envisager, admettre plusieurs niveaux de sens (le mot «colle» à la chose, la pensée de l’autre est inenvisageable). La prédominance de ce marqueur dans un tableau clinique doit évoquer les pathologies de la personnalité sur le versant psychotique, et impose une prudence particulière.

  • Rapport à l’erreur. Nécessité de l’errance:

Dans les aphasies sévères, la levée de l’anosognosie est le préalable au rétablissement d’une communication verbale. Le premier objectif est d’amener le patient à percevoir la présence de l’autre, à prendre en compte ses gestes, ses paroles. Dans les difficultés d’apprentissage du langage écrit, on observe fréquemment une appréhension invalidante de l’échec. Il s’agit alors d’observer les capacités d’autocritique et d’autocorrection, la capacité à recevoir de l’autre, à s’appuyer sur l’autre, le comportement face aux contraintes extérieures(sont-elles adaptées?) et aux limites internes, la mise en œuvre de stratégies de contournement, de compromis, de tâtonnements, d’ébauches, de dénégations (périphrase,abandon, recherche d’aide, réceptivité, répétition obstinée…).

Ce marqueur est particulièrement intriqué avec les indicateurs d’identité.

  • Rapport à la loi: L’arbitraire du signe.

La conciliation individu/société, utiliser le code commun pour exprimer sa singularité. Dans le cas où cette problématique est la plus active, le positionnement d’observation et de pointage des compétences singulières du patient est particulièrement indiqué. Une attitude d’évaluation normative conduirait à renforcer le symptôme.

  • Comportement de jeu:

L’enfant en est-il au stade de la manipulation motrice, des activités de faire-semblant,des jeux à règles… Évaluation et jeu: Dès le bilan, la double contrainte normative et relationnelle est à l’œuvre puisqu’elle est constitutive du langage. Un langage en bonne santé (c’est ce qu’il s’agit d’évaluer) doit:

–Obéir aux règles d’une langue.

–Être réalisé correctement dans la parole.

–S’adapter constamment à la relation qui le motive.

–Être en justesse avec la personne à qui il appartient.

Pour évaluer l’intrication de ces différents paramètres, le jeu constitue un paradigme essentiel, car le langage peut être considéré comme le jeu le plus élaboré des humains : Est-ce qu’il ne s’agit pas quand on parle de«faire comme si»,inventer, connaître un code,manier des règles, tricher, réagir aux coups du partenaire…

La conclusion de l’évaluation ne doit pas tenir compte seulement du niveau d’acquisition de la langue, mais tout autant du degré d’appropriation qu’en a le sujet, de ses capacités d’adaptation et d’entrée en relation dans la situation artificielle de la consultation,de la souffrance manifestée par rapport à la parole, des qualités d’évolution du langage, de la variabilité de la parole selon l’interlocuteur, l’état émotionnel, la situation.

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