Texte – Fais moi signe…

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Fais moi signe, je te parlerai ; parle moi, je t’écrirai.

Pascale Hassoun, psychanalyste

 

Car si, ni en peinture, ni même ailleurs, nous ne pouvons établir une hiérarchie des civilisations ni parler de progrès, ce n’est pas que quelque destin nous retienne en arrière, c’est plutôt qu’en un sens la première peinture allait jusqu’au fond de l’avenir. Si nulle peinture n’achève la peinture, si même nulle œuvre ne s’achève absolument, chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte,recrée ou crée d’avance toutes les autres. (1)

J’écris pour créer l’espace habitable de la nécessité. J’écris pour être vivant.J’écris pour être. (2)

 

Fais moi signe, je te parlerai; Parle moi, je t’écrirai. Si j’ai proposé ce titre c’est pour faire entendre combien l’écriture est le fruit d’un passage entre deux personnes, moi/toi, je/te, deux personnes qui se retrouvent modifiées par cette interlocution. Dans cette inter-relation s’esquisse la possibilité d’un sujet. Il y a deux types d’écrit, l’écrit qui vient sceller la parole, je t’écris pour te dire que… et celui qui est une trouvaille, qui rejoint la question du «fais moi signe», sous entendu «que ton geste me parle». Là l’écrit vient chercher quelqu’un, «Fais moi signe, je te parlerai, je t’écrirai». Le signe est presque à entendre comme le signifiant de la présence d’un sujet, l’écrit va vers la surprise.

Réunir dans un même intitulé le geste, la parole et l’écriture, en particulier le geste et la parole nous renvoie immédiatement à la position qui veut que le geste soit parole et que la parole soit geste décrite par Merleau-Ponty. Dire cela c’est dire qu’ il n’y a pas d’un coté le sujet et de l’autre coté, en face de lui, le monde et les objets du monde. Merleau-Ponty rompt avec le dualisme corps/esprit. Le sujet est dans le monde. L’homme est un être au monde. Le monde lui fait signe. Le monde est proposition. Il est prétexte à se déployer. L’homme y est avec son esprit et avec son corps. Il approche le monde non pas par déduction ou raisonnement mais par expérience. Il fait l’expérience du monde. Le point de départ n’est pas ce que je pense mais ce que je peux. «Les signes organisés ont un sens immanent qui ne relève pas du «je pense» mais du «je peux»3. L’humain est ce pouvoir qui va donner sens aux signes. Le signe en lui même n’a pas de sens. Le «je peux» (3) est la puissance organisatrice que j’ai en moi qui me relie aux choses et relie les choses entre elles. La vie est reliance. C’est ma capacité qui crée le monde et moi dans le monde.

C’est tellement vrai que certains enfants, qui ne veulent pas pouvoir, ou n’osent pas pouvoir, car ils perçoivent très bien que pouvoir c’est avoir un pouvoir sur soi même, sur sa relation au monde, sur le monde lui même. Quelquefois nous nous refusons cette capacité, c’est d’ailleurs ce refus que nous pouvons appeler névrose. Pouvoir c’est rentrer en contact avec l’autre car ce que«je peux» trame ma relation à autrui.

Je me rappelle une petite fille qui restait dans son coin. Je me suis demandé ce que je pouvais lui proposer qu’elle soit capable de faire et accepte de faire de manière à ce qu’elle puisse venir vers moi et puisse partager avec moi quelque chose. Comme beaucoup d’entre nous elle ne pouvait partager que quelque chose dont elle puisse être capable. Je me suis mise à fredonner très doucement la chanson «petit escargot, porte sur son dos… etc.» tout en faisant rouler sur la table avec ma main de la pâte à modeler. Je l’ai vu peu à peu venir vers moi et prendre la pâte dans ses mains. C’est quelque chose que je fais souvent avec les enfants: rentrer en contact avec eux en leur proposant quelque chose dont ils soient capables.

Si j’ai choisi cette chanson c’est parce qu’elle accompagnait le geste de rouler la pâte à modeler pour donner à l’escargot et à cette petite fille que j’appellerai Emilie ce que j’avais deviner être le plus précieux pour elle, à savoir : une maison.

Emilie est une petite fille de 5 ans qui se comporte comme une petite fille de 3 ans, l’age de sa petite sœur. Ce qui frappe surtout c’est sa manière de parler de ce qui se passe chez elle comme si ce chez elle ou les événements quotidiens étaient totalement elle. Elle est comme collée à sa mère et à sa petite sœur. Ce collage est associé à des mouvements de retrait même si par ailleurs je la sens capable d’évolution, Lorsque je lui demande de me dessiner quelque chose, elle me fait oui et fait un modelage. Si je l’aide pour commencer quelque chose elle refuse et s’échappe. Je dois aller vers elle pour garder son attention. Lorsque je lui demande d’aller chercher de la colle auprès de la secrétaire qu’elle connaît parfaitement bien elle refuse, ressent cela comme une blessure d’amour propre et va alors vers le coin des jouets des petits.

Je sens qu’elle ne peut pas ou ne veut pas risquer quelque chose de nouveau dans lequel elle me montrerait et se montrerait à elle même qu’elle sait, qu’elle est capable. Elle est dans une position phobique par apport à tout ce qui est extérieur à la maison. C’est ce qui est intérieur à la maison qui est bien, ce qui est extérieur est effrayant, étranger.

Son père a été hospitalisé d’urgence. Emilie me dit que son papa avait mal à la «vierge». Je lui dis «tu sais ce n’est pas le mot exact. Le mot exact c’est «verge». Elle me répond «c’est pas vrai, à la maison, on appelle ça «la vierge». Ne pouvait être vrai que ce qui venait de la maison. Cela fonctionnait de la même manière à l’école. Il n’y avait pas moyen de faire communiquer l’école et la maison. Tout ce qui n’était pas authentifié par l’intérieur n’était pas vrai. Il y avait là manifestement une difficulté à être elle même, un processus d’individuation qui avait du mal à se faire, qui entravait sa capacité,son être au monde. Comme s’il avait manqué une sécurité à l’un des parents pour que l’enfant puisse partir des bras maternels pour aller vers la portance paternelle. Comme si Emilie ressentait encore trop ce pas comme une coupure et non comme une alliance des deux principes, intérieur/extérieur, père/mère.

On peux faire l’hypothèse qu’il y a dans l’histoire des parents d’Emilie quelque chose qui rend toute proposition venant d’un autre que la famille «pas vrai». Le père ne sait pas qui est son père. Quelqu’un est désigné comme étant le père et en fait il ne l’est pas sans que cette distinction puisse être dite. Il y a du comme si. Communiquer est donc un risque énorme. Le clivage a été pour le père un processus sans doute opérant. Il est possible que Emilie sente cela et mette elle aussi le clivage entre elle et le monde.

D’autre part c’est sa rigidité qui est assez impressionnante : elle ne joue pas, elle range. Elle va vers la maison de poupée, déménage tous les objets et ensuite les range. Comme si elle devait passer par toutes les étapes de l’acquisition, de la création du monde. Jusqu’au jour où j’ai senti que je pouvais m’introduire dans son jeu-rangement sous la forme d’un personnage de la maison que j’ai mis en scène. Il s’en est suivi une colère mais peu à peu Emilie a accepté, bien plus elle a pris du plaisir à véritablement jouer. Il m’a fallu offrir à Emilie une relation habitée par elle et moi pour qu’elle puisse se risquer vers l’Ailleurs et produire sa capacité d’être.

Il est difficile d’évaluer si Emilie ne «veut» pas ou si elle ne «peut» pas. Comme si elle ne voulait pas pouvoir. Comme si dire «je peux» est un tel acte qu’il faut le «vouloir»pour l’étayer. Si je me suis étendue sur le cas d’Emilie c’est pour donner un aperçu de la complexité des étapes préalables à l’appropriation de l’écriture comme geste au monde supposant qu’il y eut passage. Emilie est encore au temps de la constitution des conditions qui rendent possible ce passage, d’autant plus que accéder à l’écriture suppose de pouvoir en accepter le code et donc de pouvoir entamer une première jouissance. Le «je veux» vient actualiser le «je peux» qui est toujours une privation d’une jouissance première, qui marque une entame, un marquage, une responsabilité de soi… pour y arriver il faut quelquefois le relais par la psyché de l’autre. Pour le moment tout ce qui vient de la maison ne peut pas être interrogé ou pris en défaut. A cela elle ne peut répondre que «ce n’est pas vrai», comme si elle est encore du coté de la toute puissance et non de ce «je peux» porte ouverte au champ du geste, de la parole et de l’écriture.

Que le petit d’homme s’appréhende dans le monde à partir non pas de ce qu’il pense mais de ce qu’il peut est tellement juste qu’il se construit un pouvoir démultiplié sous la forme de la toute puissance. Mais à la différence de la toute puissance infantile la capacité que manifeste la parole comme geste et le geste comme parole se fonde non pas sur une capacité fantasmatique mais sur une capacité soumise à une place donnée à l’autre, du même coup l’enfant n’a pas toute la place, c’est une puissance non toute qui tient compte de ses faiblesses.

L’autre ou lui peuvent se tromper. L’erreur, la faille font partie de son expérience du monde et lui font connaître le monde beaucoup plus que son activité intellectuelle. C’est tout le corps qui est en acte. Le rapport au monde n’est pas seulement un rapport intelligible mais un rapport vécu. Le rapport au monde s’inscrit par le corps, le geste est co-(n)naissance. Le geste n’est pas produit par le corps mais, en tant que corps au monde, il est la réponse du corps à ce qui est. Merleau Ponty l’exprime à plusieurs reprises: «C’est par mon corps que je comprends autrui, comme c’est par mon corps que je perçois les «choses». Le sens du geste ainsi «compris» n’est pas derrière lui, il se confond avec la structure du monde que le geste dessine et que je reprends à mon compte». Je suis geste donc je vais être parole et écriture. Le geste du voir, du sentir, du toucher. C’est leur sensibilité même qui donne l’accès au monde. Ce n’est pas la sensation qui crée le monde ou inversement. Non ils se coproduisent de sorte que l’on peut dire que vivre c’est être simultanés au monde.

Le geste dont il s’agit est le geste en train de se faire. Il vient de quelque part et il va quelque part mais sans que son but soit déterminé à l’avance. Le geste délie par apport à un déterminisme ou à une recherche de la causalité. Il est ouverture à un futur indéterminé comme il est commencement car «le propre du geste humain est de signifier au delà de sa simple existence de fait, d’inaugurer un sens…il vaut au delà de sa simple présence et en cela il est par avance allié ou complice de toutes les autres tentatives d’expression.» (4)

Ce rapport du geste et de la parole a une autre conséquence, c’est que le langage ne préexiste pas à la pensée. Il est la pensée en acte. «Toute pensée vient des paroles et y retourne. Toute parole est née dans les pensées et finit avec elles… Même si des sons ne sont parlants que pour une pensée, cela ne veut pas dire que la parole soit dérivée ou seconde… Il n’y a pas la pensée et le langage. Chacun des deux ordres à l’examen se dédouble et envoie un rameau dans l’autre. Il y a la pensée sensée, qu’on appelle pensée et la parole manquée qu’on appelle langage… Les opérations expressives se passent entre parole pensante et pensée parlante, et non pas comme on le dit légèrement, entre pensée et langage… Ma pensée ne saurait faire un pas si l’horizon de sens qu’elle ouvre ne devenait par la parole, ce qu’on appelle au théâtre un praticable.» (5) Le praticable en terme théâtral sont les portes, les fenêtres par lesquelles on peut passer. Un praticable est un décor où l’on peut se mouvoir et que l’on oppose au décor dit figuré… C’est aussi l’élément supportant les projecteurs, les caméras et le personnel qui s’en occupe.

Bien plus pour comprendre la parole il n’est pas nécessaire de se rapporter à un grand lexique qui traduirait des pensées pures. Toute notion de pureté est exclue chez Merleau-Ponty car tout se produit en situation, c’est à dire dans une relation singulière et concrète.«Il suffit, dit-il, que nous nous prêtions à la vie, à son mouvement de différenciation et d’articulation, à sa gesticulation éloquente. Il y donc une opacité du langage. Le sens ne paraît en lui que serti par les mots… le sens est le mouvement total de la parole et c’est pourquoi notre pensée traîne dans le langage…» (6) D’ailleurs, ajoute-t-il, mettant l’accent sur les formes passives, subies, non maîtrisées, «les choses se trouvent dites et se trouvent pensées comme par une Parole et par un Penser que nous n’avons pas, qui nous ont.» (7) Lepathique (ce que l’on éprouve), la passivité sont pour lui une valeur positive, «un investissement, un être en situation que nous recommençons perpétuellement et qui est constitutif de notre être».

Quand on parle à quelqu’un pour dire quelque chose de précis en même temps on sait ce que l’on va dire et en même temps on ne le sait pas. On est dans un proximal. On entrevoit les mots mais ce qui va être dit, les mots choisis pour le dire vont dépendre de l’écoute de l’autre. «Il y a une signification «langagière» du langage qui accomplit la médiation entre mon intention encore muette et les mots, de telle sorte que mes paroles me surprennent moi même et m’enseignent ma pensée». C’est dans l’acte que je produis que se déploie ma relation au monde et à moi même. Merleau-Ponty ajoute, se demandant comment l’expérience de l’un peut être partagée avec un autre, que c’est la parole en acte qui la rend possible, parole qui ne se réduit pas à de la communication pure, qui maintient toujours unau delà d’elle même. C’est non pas les mots pris comme mots du dictionnaire qui créent cet univers commun, au contraire c’est ce qui est au delà des mots, ce qui les excède. En effet, dit-il, «les mots, même dans l’art de la prose, transportent celui qui parle et celui qui entend dans un univers commun en les entraînant vers une signification nouvelle par une puissance de désignation qui excède leur définition reçue, par la vie sourde qu’ils ont mené et continuent de mener en nous.»8

……… Quant à moi… J’espère dans les mots et j’espère en l’écrit… sans doute parce que les mots ont une vie sourde ou comme le dit autrement Pascal Quignard, «il n’est pas d’écrit qui ne doive ramener le lointain dans son expression».9

De quel lointain s’agit-il? Qu’est ce que Pascal Quignard veut dire par là? Est-ce le lointain de l’enfance? Celui des premières expériences? Celui des premières jouissances? Ou est-ce un lointain plus lointain encore, cet hors temps qui fonderait le temps? Est ce la même chose d’être accroché à son lointain ou de le chercher par l’écriture? Si ce n’est pas la même chose alors qu’est ce que l’écriture pour que celle-ci ramène le lointain, c’est à dire l’amène avec elle? Nous verrons que ce qu’il y a de spécifique avec l’écriture c’est que celle-ci suppose un acte, celui de pouvoir se déprendre de l’origine et que ce n’est que avec cet acte de déprise que l’aperçu du lointain est possible.

Qu’est ce que le lointain? Avons nous besoin de lui? Qu’est ce qu’il fonde en nous?Je dirai qu’il fonde en nous l’humain. Il fonde en nous le chant, les voix, les espaces. Il fonde en nous le cœur, notre capacité d’aimer et de pleurer. Il fonde en nous l’acceptation de la mort. Il nous ancre sans que nous puissions cerner l’origine. Il est lien aux autres et aussi recherche.

Ceux qui viennent nous voir nous psychanalystes ou orthophonistes viennent nous voir pour retrouver leur lointain. Ils ne le savent pas, se plaignent d’autres choses. Nous avons à entendre ces choses qui sont des obstacles à vivre, nous avons à y répondre avec nos outils,mais sans jamais oublier que c’est leur lointain qu’ils sont venus chercher. Pour cela il y aune certaine manière d’entrer dans leur recherche, d’y prendre sa propre place et de les encourager à prendre la leur. Il y a une certaine manière de parler, de proposer un point d’appui, d’interroger, de faire silence, de nouer sa propre parole à celle de l’autre. L’enjeu n’est pas seulement un enjeu de savoir mais un enjeu de rapprochement avec le lointain dans son expression.

Ce lointain je l’ai trouvé dernièrement dans un film. Le film «Jour et nuit» du réalisateur chinois Wang Chao. Le film raconte l’histoire d’un homme qui après avoir été l’employé devient le maître d’une mine de charbon, après que son maître ait été tué par un éclat de grisou dans la mine. A sa mort le maître lui lègue et la mine et sa femme et leur enfant retardé. Le nouveau maître accomplit ses fonctions avec le plus grand scrupule. Il en retire des satisfactions mais par dessus tout il reste inquiet et solitaire, solitude antérieure renforcée par sa nouvelle position. On assiste au travail des mineurs, jour et nuit, dans le bruit, la chaleur ou le froid et l’humidité. Aucune révolte. Plutôt l’implacable nécessité pour tous, que ce soit les mineurs, le tenancier du bistrot, les filles de joie, le maître.

Le lointain je l’ai ressenti, sans doute pour plusieurs raisons: du coté du geste immémorial et souterrain du mineur d’aller extraire à la sueur de son front l’énergie vitale à sa survie. Du coté aussi de la place centrale occupée par le réel, son visage implacable, le noir des paysages, le café glauque, les tentatives d’échappées suivies inexorablement par un coup fatal ramenant les choses à leur place, c’est à dire au plus prés du sexe et de la mort. Mais surtout parce que le film parle non pas avec des mots mais avec des regards, comme si les mots étaient déjà de trop dans cet univers. De trop même pour dire l’amour. Dans une scène d’une rare densité et d’un rare érotisme on voit le nouveau maître, sans un mot mais tout en regard, tel le prince dans le conte de Cendrillon, chausser son élue d’une chaussure de type basket avec la même délicatesse que s’il la chaussait d’une pantoufle de verre.

Le lointain je l’ai trouvé dans ce film, pas tant parce que ce film se situait dans un pays lointain, mais plutôt parce que le film manifestait à quel point la réalité implacable, quelle soit extérieure ou intérieure, parlait de la condition humaine. Elle en parlait sans mots comme si ceux-ci auraient été bavards et auraient violé le minimum d’intimité qui restait encore. Intimité rendue manifeste par l’intensité des regards. Mais, plus profondément, le lointain je l’ai trouvé dans le regard amoureux du maître dans lequel pouvait se lire sa vulnérabilité, sa totale dépendance à son objet d’amour qui était, dans ce moment, véritablement, la prunelle de ses yeux, quelque chose d’à peine touchable. Ceci chez deux êtres qui risquaient encore quelque chose alors qu’ils étaient dépouillés de tout idéal, ayant été totalement désillusionnés de tout recours à toute forme d’idéologie.

Le lointain j’ai essayé de le construire dans une cure. La persistance de la tristesse, du sentiment de lourdeur m’a contrainte à me donner cette perspective du lointain, justement pour mettre en perspective ce qui ne cessait de faire retour: ou, pour le dire d’une manière plus ramassée, les premières expériences de la vie ne cessaient de faire retour alors que c’était le lointain qui était la véritable quête de cette patiente que j’appellerai Heidi. Je disque les premières expériences ne cessaient de faire retour car Heidi et moi même avions déjà essayé de les traiter, c’est à dire d’en faire quelque chose, d’en faire autre chose. Elle y était en partie parvenu.

Elle avait réussi en partie à se dégager du poids de son vécu de ses premières années et avait réussi à retrouver un certain dynamisme qu’elle étayait par différentes activités, en particulier celle du chant et du conte. Elle s’était mise au chant et à l’activité de conteuse. Elle éprouvait un contentement profond avec le chant. Ce qui n’était pas le cas pour son activité de conteuse. Cette activité de conteuse cependant est intéressante car elle est l’activité qui par définition vise au lointain… il était une fois… Mais cela ne suffisait pas parce que, comme on le lui avait fait remarquer, lorsqu’elle racontait le conte elle n’était pas présente à son récit car elle restait trop présente à… elle même. «Non, lui avait-on dit, tu n’y es pas, un artiste doit être présent au service de l’histoire. Lorsque tu racontes l’histoire, pose-toi, laisse passer l’histoire à travers toi.» En quelque sorte il lui avait été dit de s’effacer, de disparaître, pour laisser venir ce qui doit venir, pour laisser au récit ou à l’écriture la chance de ramener le lointain. Tout se passait comme s’il lui fallait lâcher la consistance que lui donnaient ses premières expériences pour laisser la dimension du lointain se produire. Elle qui était en prise avec ce que les traces de ses origines imprimaient en elle était sollicitée à effacer, à s’effacer, pour qu’il y ait trace qui ramène le lointain dans son expression telle que l’écriture peut le ramener.

Je prends exprès ce terme de trace qui est à la base de l’écriture. Ce que l’on peut remarquer c’est que avant même le sens le trait écrit renvoie au passage de quelqu’un. A partir du moment où je repère une trace je repère la personne à l’origine de cette trace. Si ensuite je la nomme, si je dis «tiens il y a une trace», la trace se trouve inscrite dans la parole, elle peut disparaître et continuer à exister dans la langue. Je l’ai vue et je la sais par mes mots. De pouvoir lui donner une existence par mes mots lui permet de se détacher de la matérialité de la trace et d’accéder à la multitude des autres substitutions. Je peux alors m’inquiéter, en me demandant qui est celui qui a inscrit cette trace, que me veut-il? Je deviens concerné par cette trace dont je suis devenu le lecteur. Ainsi si le signe-geste est l’émergence du signifiant, il y a comme un retournement comme si c’était le signifiant qui faisait signe d’abord. Il y a trace, certes, mais avec l’effacement et le marquage on sort du pur geste, du pur signe.

La fétichisation de la trace, non perdue ou impossible à perdre, invalide pareil effacement et empêche l’effet de déprise qu’il y a dans l’écriture. «Celui qui écrit est celui qui cherche à dégager le gage, écrit Pascal Quignard, à désengager le langage…» (10). En quelque sorte Heidi n’arrive pas à dégager le gage, je ne dis pas à se dégager du gage, il ne s’agit pas d’escamoter la question du gage, c’est à dire celle de la jouissance. Elle n’arrive pas à dégager le gage, c’est à dire à se «poser» de manière à ce qu’il y ait dégagement du gage. Le gage est ce qu’elle a été pour sa mère, la trace qu’elle a été pour sa mère. Elle n’arrive pas à se dégager de cette trace pour constituer la sienne. Heidi n’arrive pas à donner au nom, à l’effort de nomination qu’elle a fait par elle même et en venant en analyse, la prévalence complète sur le dommage. Elle reste celle qui a subi un dommage, celui de la carence de la pensée maternelle. Elle arrive à en parler, à le déplorer, presque à l’entourer d’un cerne mais sans que cela fasse de la place vide. Du coup c’est elle qui veut disparaître.Elle veut disparaître car la psyché du premier Autre n’a pas été assez présente pour soutenir son arrivée dans la vie. Elle ne peut pas se poser car si elle se pose l’autre va l’abandonner. Elle a perdu la jouissance, le plaisir du lieu psychique. Dernièrement Heidi me disait que bien que ce soit le jour de son anniversaire elle aimerait être absente, qu’on l’oublie. Elle aimerait ne pas avoir à compter pour les autres. Je relève cette expression «compter» car le comptage est à la base de la naissance de l’écriture. A la fois elle veut qu’on l’aime et en même temps elle ne veut pas qu’on l’aime, qu’on la regarde. Même si elle ne sait pas comment exprimer ce qui peut ressembler à un paradoxe, elle le ressent. Elle ajoute qu’il lui est difficile d’être inscrite, inscrite dans la vie. Elle n’a pas vraiment eu de mère«symbolique», car il arrivait souvent que sa mère ne revienne pas ou revienne en mauvais état. Du coup Heidi aimerait que l’oubli vienne remplacer l’alternance d’apparaître et disparaître qui l’aurait fait sujet de son désir si elle n’avait pas d’emblée fait l’expérience que cette alternance pouvait aboutir à de l’abandon.

Je m’étais demandé pourquoi Heidi continuait à venir me voir de temps en temps. Si l’on admet que l’effacement de la trace engendre la parole qui permet l’écriture, je fais l’hypothèse que Heidi revenait pour trouver en moi cette parole qui non seulement nomme,deuxième temps de la trace, mais aussi la fonde comme sujet dans la chaîne signifiante, dans ce que le langage porte en lui d’infini et de site de l’étranger. C’est dans ce sens que j’intervenais, me rappelant toujours qu’au delà de celle qui avait du mal à vouloir la vie, il y avait celle qui cherchait son lointain. C’est le psychanalyste qui prenant des risques, ne restant pas neutre, allant même au devant de son patient, peut assurer le patient et constituer l’espace d’écriture.

Il restait cependant un reste sous la forme d’une tristesse, de lourdeur, d’ennui et d’exaspération devant certains comportements de son fils. En effet que se passe-t-il au niveau de la transmission? Son fils est extrêmement distrait, fait des fautes d’orthographes,oublie ses cahiers, ne respecte pas le minimum de règles. D’une certaine façon il ne laiss epas vide la place qui devrait rester vide pour qu’elle soit une place symbolique. De trop l’occuper, de trop la rappeler il l’imaginarise. Son comportement rappelle sans cesse à Heidi qu’elle, dans son enfance, a eu beaucoup moins de chance et a du non seulement se débrouiller seule mais soutenir sa mère. Ce faisant, son fils la ramène du coté de l’origine plutôt que du coté du lointain. En faisant l’oublieux et celui qui a toujours besoin que sa mère lui rappelle les règles, le fils de Heidi reste dans l’actualisation de la trace originaire, il reste à l’image de la souffrance de sa mère sans arriver à résider ailleurs. Tout se passe comme s’il jouait l’oubli à la place d’une mort symbolique de son être, à l’image de celui qui ne peut pas écrire car la perte de soi inhérente au travail des mots est ressentie comme une mise à mort réelle de soi même comme sujet alors qu’il s’agit d’une mise à mort symbolique de son être.

On peut se demander si Heidi et son fils occupent suffisamment une position d’extériorité l’un envers l’autre pour que l’attention que Heidi prête à son fils puisse le rendre attentif à l’acte qui, dans l’écriture, est en attente d’être? Tout enfant dans l’histoire de ses parents ne peut être mis forcément dans cette position d’extériorité. Certains enfants sont surinvestis par leurs parents dans les raies de leur histoire. C’est le cas du fils de Heidi.

Par contre sa petite sœur qui n’a pas été dans la même nécessité d’assurer ses parents dans leur position parentale, au sens éducatif du terme et trans-générationnel, se débrouille beaucoup mieux.

Il m’arrive d’écrire à propos de l’un ou l’autre de mes patients. Cette écriture est de deux sortes: elle peut être une trace pour garder, mémoriser, et du coup pouvoir oublier parce que les paroles entendues ont trouvé leur support… Le plus souvent ce qui commence par des mots se transforme au cours de l’écriture en réflexions, en pensées. Dans l’après coup de la présence des personnes, en l’absence de l’autre, par l’écriture, se constitue un espace-temps non seulement pour déposer mais pour poursuivre le travail de la séance et en quelque sorte, tout en prolongeant l’effet des paroles entendues, dégager un «penser» de l’autre qui est comme une préparation à la future rencontre.

Mais il peut m’arriver d’écrire dans un autre but, celui d’introduire une nouvelle scène,un autre lieu, un autre espace, un écart, celui d’introduire le différentiel qu’il y a d’un signe à l’autre, cet écart de sens. Au moment où je me rapproche de mon patient dans l’écriture,l’écriture introduit un espace qui maintient et du lien et de la distance d’avec le patient, afin de nous permettre d’avoir chacun le sien propre. J’écris pour donner lieu au moment d’une rencontre, pour signifier que la rencontre peut d’autant plus avoir lieu que l’écriture pose l’espace du dehors, signifie qu’il y a du dehors. Ainsi je maintiens la circulation de la parole et l’espace psychique lui même qui est circulation d’une psyché à l’autre, d’une position à l’autre, celle qui est active, celle qui est passive, celle qui demande, celle qui reçoit.

Ceci a lieu, que le texte en train de s’écrire aboutisse à une publication ou pas, à condition qu’il soit vraiment un texte. Pourquoi me faut-il ajouter cette précision? Sans doute parce qu’il y a dans ce passage au texte, une déprise, une perte, de manière à laisser à l’écriture elle même la première place. «Pour, comme le dit Joël Clerget, perdre ce qui vient à nous en le rendant à l’écriture elle même.» (11)

En écrivant je passe d’une écoute à l’autre, d’une écoute du patient à une écoute de la langue de manière à entendre les mots, ceux du patient, les miens, de sorte que se maintient vivant non seulement la dimension des demandes du patient mais aussi celle du désir qui a initié la cure. J’essaie d’entendre la langue respirer. (12)

Comme la petite fille de Heidi ce geste de l’écriture dégage mon patient de la responsabilité de m’inscrire dans ma fonction d’analyste. Cette fonction est une présence à double entrée, celle d’être tout à fait présente et interpellable, tout en étant légèrement décalée car visant à laisser ouverte la fonction de l’Autre. Avec l’écriture le patient n’est plus seul à m’inscrire dans cette fonction car « l’écriture donne lieu à l’être qui a lieu en elle.» Je retrouve cette dimension de l’éprouvé indispensable, celle de l’expérience vécue qui parfois risque de disparaître au profit du savoir, même si celui-ci est nécessaire lui aussi à la compréhension de la cure. Car «éprouver en pensant ce qui cherche à se dire avant même de connaître, c’est sans doute cela , le mouvement de l’écriture.» (13) et j’ajouterai le mouvement de la cure et du transfert.

Ce geste d’écrire dans l’après coup est le pendant du travail de l’analyste durant la cure. En effet «l’art de l’analyste est celui de la constitution d’un texte qui permette écoute et lisibilité, sur le fond de l’ininscriptible du rapport sexuel (qui ne cesse pas de ne pas s’écrire) c’est à dire du sexuel comme traumatique (Lacan) en référence au traumatique comme étant du sexuel (Freud)». (14)

Il est encore une autre dimension de l’écriture que l’on retrouve, par exemple chez les hébreux, dans le fait que le roi doit posséder une Thorah qu’il a recopié lui même. Le roi doit la recopier dans une calligraphie soignée. Les hébreux distinguent le cursif, fait pour les affaires, de la calligraphie qui suppose que chaque lettre soit bien à sa place. Cela ne se fait pas sans prendre du temps. Le fait d’écrire était autre chose que le fait de lire qui elle même n’est pas une petite affaire. Dans la religion juive le fidèle doit lire avec les lèvres, lire avec les yeux ne suffit pas. Il doit prononcer tous les mots, même à voix basse. La lecture silencieuse est moderne. Saint Augustin ne lisait pas silencieusement. Il a fallu les progrès de la typographie pour que cela soit possible. Il faut la mise en page, la séparation des phrases, pour lire silencieusement d’autant plus que les textes hébreux ne comportent pas l’écriture des voyelles. La lecture à haute voix peut aller jusqu’à la profération. C’est une lecture qui cherche à s’adresser et qui utilise aussi la lecture silencieuse car si je veux m’adresser il faut qu’avec mes yeux je sois déjà plus loin dans le texte pour savoir où scander. De la même façon écrire, recopier, confier à la main la tache de livrer la Thorah,passer par le corps viendrait augmenter la qualité du sens délivré par le Livre. Qu’est ce que cette inscription à partir de la main a de spécifique, tournons nous vers Leroi-Gourhan.

Leroi-Gourhan, grand paléontologue et ethnologue, dans un livre qui porte le titre même de notre colloque «le geste et la parole» (15) montre que l’outil, c’est à dire d’abord la main comme outil puis l’outil proprement dit, est né parallèlement au développement du cortex cérébral qui a permis le langage. Ce en quoi geste et parole sont associés. Le rôle de la main, comme moyen de création d’outil, équilibrait le rôle des organes faciaux, moyen de création du langage verbal. La main inaugurait son rôle dans la création d’un mode d’expression graphique équilibrant le langage verbal. La main devenait ainsi créatrice d’images, de symboles non directement dépendants du déroulement verbal, mais réellement parallèles. Il y avait une sorte de dire et de proclamation avec la main.

La main qui trace, avant de nous entraîner du coté de l’écriture, nous entraîne d’abord du coté du figuratif, et reste définitivement articulé au langage. Le graphisme a surgi à partir des rapports nouveaux entre les deux pôles opérationnels que sont la main/l’outil et la face/le langage caractéristiques de l’humanité. Il débute non pas dans la représentation mais dans l’abstrait. Bien plus d’après Leroi-Gourhan les signes graphiques ont exprimé d’abord des rythmes et non des formes. Ils ont donc une certaine indépendance par apport au langage phonétique.

En ce qui concerne l’expression graphique la liaison du langage est de l’ordre de la coordination et non de la subordination. Par contre la conquête de l’écriture a été précisément de faire entrer, par l’usage du dispositif linéaire, l’expression graphique dans la subordination à l’expression phonétique. Ce qui ne réduit pas pour autant l’écriture à du phonème transcrit comme en témoigne la Chine qui ayant gardé plus longtemps que d’autres une écriture sacrée, langue graphique, uniquement phonétisée en langue classique très éloignée de la langue vernaculaire, nous permet de voir plus clairement les spécificités de l’une et de l’autre (16) . S’est engagé entre les linguistes un débat pour savoir si, en matière d’écriture, la prévalence devait être donnée au support, à la surface, au visuel ou bien à l’oral. Mettre l’accent sur le support c’est insister sur le fait que le support est plus qu’une simple surface, le support introduit la notion de vide. Par exemple pour réaliser les peintures rupestres il fallait se glisser au plus profond des grottes, des failles. Tous cependant mettent l’accent sur le fait que l’écriture et même le graphisme doivent être considérés comme un langage, c’est à dire un processus de symbolisation.

Leroi-Gourhan au moment même où il est sur le point d’entrer dans le questionnement de l’écriture s’arrête pour donner à la langue orale une dimension supplémentaire, celle de pouvoir constituer du mythe. Ainsi ce que l’enfant dit de son dessin est, selon Leroi-Gourhan, de l’ordre du mythe, son mythe, lié presque par nature au symbolisme cosmique.Leroi-Gourhan s’autorise alors à forger le mot de «mythographie». Cette «mythographie» dont la richesse est de pouvoir restituer au langage la dimension de l’inexprimable pré-existe à l’écriture et en même temps lui résiste.

L’émergence de l’écriture ne se fait pas sur un néant graphique. Selon Leroi-Gourhanelle se fait sur fond d’images empruntées au répertoire figuratif qui subissent une simplification intense et se rangent à la suite des unes des autres. Ce procédé n’assure pas encore de véritables textes, mais permet des dénombrements d’êtres vivants et d’objets. Il ajoute que la linéarisation des signes est difficile à concevoir sans l’intervention du phénomène phonétique.

Avec l’expression graphique le geste interprète la parole et celle-ci commente le graphisme. Par contre avec le graphisme linéaire qui caractérise l’écriture, le rapport entre les deux champs évolue de nouveau: phonétisé et linéaire dans l’espace, le langage écrit se subordonne complètement au langage verbal, phonétique et linéaire dans le temps.

Cependant même si l’aspect formel de l’écriture peut paraître réducteur quant au rapport de l’homme à la pluralité des images et des mythes, l’écriture n’en demeure pas moins ce qui aura permis à l’homme d’être moins dépendant de son groupe pour accéder à une pensée personnelle. Le figuratif, les figures, rappelle Leroi-Gourhan, sont des symboles et non des copies. La liberté, élément fragile de l’édifice humain, repose sur l’imagination prise à la fois dans son sens illusoire et dans celui de l’affranchissement à travers les symboles. Les formes imaginaires sont corrélatives de l’écriture (et non pas du visuel/oral)parce qu’elles sont symboliques.

De plus de même que l’outil manuel (la main) est apparu comme l’instrument de la libération des contraintes génétiques, de même le langage, du fait de la capacité de réflexion qui lui est liée, libère l’homme des contraintes génétiques et socio-ethniques. L’homme peut s’en affranchir symboliquement, cela veut dire qu’il peut utiliser cette propriété du cerveau humain de conserver une distance entre le vécu et l’organisme qui lui sert de support. Il peut placer sa mémoire en dehors de lui même.

L’écriture est geste, geste de la pensée, de la parole, mais aussi du corps. L’écriture est trait. Ce trait est-il du coté du trait pulsionnel ? Oui, il n’y a qu’à regarder les premiers tracés de l’enfant. La pulsion n’est pas que du pulsionnel. Elle a une source, elle vise un objet qu’elle découpe, et elle revient sur le sujet lorsqu’elle achève son trajet. De même ce qui frappe immédiatement c’est que le geste graphique n’est pas irruption pure, non il est unt racé sur un support qui a un bord. Il est une ligne et une surface. Ce tracé, lorsqu’il s’agit d’un tracé fermé, dans lequel il y a retour et coupure d’un bord, délimite un dedans et un dehors. Comment l’enfant va-t-il travailler et être travaillé par le vide de la page blanche puis par le bord, puis par le deuxième vide que le bord et la coupure d’un bord dessinent ? C’est toute la question du pulsionnel qui a déjà découpé l’objet oral, l’objet anal, l’objet voix, dans la suite desquels l’objet trait vient prendre sa place.

Dans un second temps ce trait sera de nouveau confronté à d’autres bords de manière à dégager la lettre qui, elle, intègre d’une manière encore plus systématique le code du rapport généalogique et sociétale.

L’écrit met l’enfant devant l’exercice de l’ordre symbolique avec ses règles. Les mots prennent place selon des règles qui dépendent de la langue et non du bon plaisir de celui qui lit ou écrit. Par la lecture et l’écriture l’enfant se confronte à ce qui du langage n’est pas lui,ni le caprice de l’autre mais une étrangeté de l’Autre.

Un jeune garçon psychotique me faisait des pages d’écriture qui se voulaient être une véritable écriture. Sauf que ce garçon ne voulait pas se soumettre aux règles de l’écriture qui permettent à l’autre d’y avoir accès. Il ne restait donc que l’étrangeté. Comme si finalement c’était l’étrangeté de l’Autre qui l’intéressait plus que l’exercice du langage écrit. Et pourtant ce jeune garçon cherchait à faire vibrer le langage, il cherchait à me faire vibrer. De son coté il y avait cette écriture qui en avait l’apparence mais qui en réalité restait plus proche des premiers tracés dont la fonction essentielle est de constituer une surface et un bord. Cela ne pouvait pas être de l’écriture car il ne pouvait pas mettre en acte l’exclusion primordiale, structurale, d’où aurait pu prendre naissance une véritable écriture. Cette séparation de l’Autre ne pouvant se faire les lettres ne pouvaient se lier à rien, elles présentifiaient le rien.

De mon coté j’ai fait comme pour mes autres patients, peut être dans une nécessité encore plus grande, j’ai écrit à partir de lui une petit nouvelle dans le but d’atténuer les bruits du monde dans lesquels il était plongé malgré son walkman. D’une certaine ce jeune garçon me faisait voir le réel de l’écriture ou l’écriture comme réel: un trait s’écrivant hors sens, étant un hors sens, ayant valeur d’existence hors sens. Moi de mon coté je traçais la deuxième opération celle de signifier. Car la trace ne devient signifiante que par effacement, c’est à dire refoulement, et par lecture. «Le refoulement permet au sujet de naître en son corps, un corps non réduit aux tensions qui l’étreignent.» (17)

A défaut de pouvoir opérer à sa place le refoulement originaire, cette première exclusion qui fonde le sujet parlant, je tentais d’établir la relation qui pourrait, de ses émois,faire un arrière-pays.

L’écriture me fait revenir sur le processus de formation du petit d’homme. Pour le décrire un peu plus je vais faire un détour par l’embryologie. Dés la fin de la première semaine, quand l’œuf fécondé s’est implanté, deux corps se développent: un corps périphérique et l’embryon lui même. Il faut toujours deux corps. Dans les premiers temps le corps périphérique se développe énormément, beaucoup plus que l’embryon. Il est une protection nutritive de l’embryon. Ce corps périphérique essentiel au développement de l’embryon devient plus tard le placenta. A la naissance le placenta meurt. Ce que nous observons dés ce premier stade c’est le fait que pour quelque chose, ici quelqu’un, naisse, il lui faut se détacher, s’émanciper de quelque chose qui jusque là l’enveloppait, le protégeait, sans lequel il n’aurait pu vivre, mais qui maintenant n’est plus nécessaire. D’autre part le développement ne se fait pas de manière continue. Un obstacle doit être rencontré et surmonté. Sans obstacle surmonté, sans contrainte, à commencer par celle du langage et celle du désir des parents, sans crise, sans impulsion neuve, pas de développement. Enfin,une simple cellule ne peut vivre que s’il y a fonction de vacuole à l’intérieur, celle-ci permet de faire vivre le vide, ce qui permet l’échange. L’écriture est ce qui résulte de ces trois dimensions: celle d’une enveloppe que l’on détache, celle du code comme obstacle auquel on se heurte et se range et celle du vide délimité sans lequel il n’y a pas de structure. (18)

Il faut que l’enfant ait pu trouver auprès de ses parents cette enveloppe, cette présence attentive, les paroles fiables créatrices des liens et séparatrices des sujets. L’écriture est le prolongement de l’espace potentiel que la mère et l’enfant ont pu créer entre eux. Le fond du geste de celui qui écrit est la présence de l’Autre, dans la matière sonore de sa voix mais aussi dans un processus de détachement.

L’inhibition peut être due à la structure de l’écrit, car l’écrit touche au réel (mort,substance maternelle, etc.). L’on aborde pas le réel sans médiation, sans la médiation de la lettre. Encore faut-il qu’il y ait entre la mère et l’enfant un vrai dégagement de la lettre dans la singularité de l’enfant, dégagement qui est un passage au code interne à toute écriture.Comme le dit Joël Clerget «écrire c’est faire le deuil d’une mère (interne, anale…) et s’avancer dans la référence paternelle qui rend possible l’écriture.» (19)

Par contre l’enfant au vécu abandonnique ou celui qui a été confronté à des bouleversements trop durs par apport auxquels il ne peut pas se repérer ni repérer sa filiation, celui là est dans la difficulté d’écrire car il est trop seul ou trop désorienté. Car on écrit pas pour trouver une consolation. On écrit pour creuser un désir ou un appel. Il faut que l’absence puisse creuser la vie vers l’autre en soi.

L’enfant trop accroché à son double ne peut pas non plus écrire. Le double qui aurait du permettre de jouer la perte de la toute puissance n’a pas joué son rôle. L’enfant reste cramponné à son double dans un rapport phobique à la séparation.

A l’autre extrême l’écriture peut être bloquée quand il y a trop de corps ou quand la langue est infestée de sexuel. Dans ce cas la langue qui justement permet de se rapprocher sans se brûler de ce point ombilical que les psychanalystes appellent la Chose20 ne joue pas non plus son rôle.

Que dire pour conclure momentanément? Si ce n’est évoquer le plaisir immense que procure l’écriture, celui de l’enfant qui la découvre, celui du thérapeute, psychanalyste ou orthophoniste, lorsque l’enfant qui lui a été confié retrouve son axe vital et la joie de cette trace qui a valeur de langage, celui de l’écrivain quand les mots forgent l’espace de l’inouï et de l’inacceptable, celui du patient, en situation mais aussi chacun de nous, lorsque le lointain lui est ramené, celui du linguiste et de l’anthropologue lorsqu’il se penche et déchiffre les premières traces, celui du philosophe lorsque écrivant il pense, celui que vous m’avez procuré à me demander d’intervenir sur un tel thème.

Paris le 15 octobre 2005

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  1.  Merleau-Ponty, «L’œil et l’esprit», folio essais 1992, page 92.
  2. Vergilio Ferreira
  3. Ibid, p. 111.
  4.  Ibid, p.85
  5. Ibid, p.25, 26, 27 souligné par nous.
  6. Ibid, p.53, 56.
  7. Ibid, p. 27
  8. Ibid, p. 94.
  9. Pascal Quignard, «Abîmes», Grasset, 2002, 99
  10.  Pascal Quignard, «les ombres errantes», Grasset, 2002, 117
  11.  Joël Clerget, Ibid., p.25
  12.  Sylvie Germain, «Magnus», Albin Michel, 2005,12 «Ecrire c’est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue, respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au cœur des mots»
  13. Pascal Quignard , «Les ombres errantes», Grasset, 2002,136
  14. Joël Clerget, Ibid., p.66
  15. André Leroi-Gourhan, «Le geste et la parole», Albin Michel.
  16. Léon Vandermeersch, «Etudes sinologiques», PUF
  17. Joël Clerget, Ibid.
  18. Joël Clerget, Ibid,.42:«L’écriture est sortie des peaux. Elle tisse un réseau de passages. Elle témoigne de la naissance. Elle n’est nullement un retour au sein maternel.»….p.88:«Elle conjugue un double mouvement, «celui d’être le lieu d’une perte de soi dans les mots et celui d’une naissance du sujet dans la lettre.»
  19. Joël Clerget, Ibid., p.87
  20. La Chose, das Ding, c’est l’objet primordial irreprésentable qui va être le soutien le plus lointain, le plus archaïque, le plus inaccessible de toute la thématique existentielle.

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