Texte – Apprendre à écrire

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Intervention présentée lors de la Journée d’étude en ligne « L’écriture qui s’efface ! – Les chemins thérapeutiques, rééducatifs et d’accompagnement scolaire », organisée par les associations Potentialdys & Educ’art, le 2 juin 2021

 

Apprendre à écrire : une aventure aux résonances propres à chacun

Maryse NAUROY, orthophoniste

 

Comment un jeune enfant appréhende-t-il la surface de la feuille et la permanence de la trace ? De quelle manière investit-il les lettres ? Ecrit-il en se représentant un éventuel lecteur ? Accepte-t-il de tâtonner pour apprendre ? Son désir de s’affirmer est-il conciliable avec les contraintes de la langue écrite ?Toutes ces interrogations indiquent à quel point l’apprentissage de l’écriture, qu’il soit vécu avec bonheur ou semé d’embuches, vient mobiliser l’enfant dans sa position subjective.

A l’échelle de l’humanité, inventer l’écriture, créer des écritures, a résulté d’une très longue évolution. Le jeune enfant qui apprend à lire et écrire doit, en très peu d’années, revisiter, parcourir les étapes de cette évolution pour les faire siennes. C’est dire la complexité de la tâche.

En voici un premier exemple avec cet enfant qui affirme « je sais écrire Disney » et trace le mot exactement comme le logotype de cette marque. Je m’intéresse à son écrit, j’observe la forme particulière de certaines lettres. Il n’est pas prêt à partager un questionnement à ce sujet et donne pour toute explication de sa démarche « c’est comme ça sur le portail Disney». Cet enfant me montre, qu’écrire pour lui, c’est reproduire la forme du logo. Il fait une tentative d’écriture idéographique mais ne s’inscrit pas encore dans une utilisation du système alphabétique du français écrit.

D’autres enfants peuvent rester hésitants à tracer, persister à confondre et inverser les lettres, vivre l’écriture comme une douleur plus que comme une possible conquête, ou encore, être si fâchés avec l’orthographe que leurs messages en sont brouillés.

Les difficultés auxquelles ils se trouvent confrontés peuvent être nommées dysorthographie, dysgraphie, troubles spécifiques des apprentissages. Ces classifications ont évidemment leur pertinence. Elles ne doivent cependant pas nous faire oublier que dans l’acte d’écrire, la mobilisation de capacités cognitives (mnésiques, visuo-spatiales, gnosiques…) n’est pas dissociée de la dimension symbolique dont tout tracé graphique est porteur. En effet, pour chaque enfant, s’approprier le langage écrit suppose de s’inscrire dans un autre système de communication, un autre niveau de symbolisation que celui de l’oral, venant modifier les modalités de ses rapports au monde, aux autres, à la langue et inéluctablement de l’image qu’il a de lui-même. En cela, entrer dans l’écriture sollicite différents niveaux de symbolisation et réactualise des questionnements essentiels. C’est une expérience subjective.

Qu’en est-il des entraves à l’écriture situées dans cette dimension de la fonction symbolique ?

 

Une confrontation à la permanence de la trace

Passer de l’oral à l’écrit, c’est quitter l’instantanéité des paroles dites pour le caractère plus définitif, plus stable des paroles écrites. Pour certains enfants, cette permanence de l’écrit peut être très chargée. C’était le cas d’Antonio, enfant que j’ai longuement suivi pour des troubles du langage oral et écrit. Il considérait et me l’avait expliqué avec une grande conviction, que les mots que nous disons sont vivants alors que ceux que nous écrivons, sans doute parce qu’ils se figent sur le papier, sont morts. Il avait une grande réticence à écrire. « On n’a pas le droit de tuer les lettres ! » me disait-il.

Pour d’autres enfants, au contraire, cette permanence de la trace peut être très rassurante. Certains enfants autistes, en particulier, étonnent par l’intensité de leur investissement du code écrit alors même que leur construction langagière est défaillante. La stabilité du mot écrit semble leur permettre une entrée dans le langage qui n’avait pas pu se réaliser avec la vitesse et le caractère plus insaisissable de la communication verbale orale. Je pense à un enfant qui s’est adonné pendant des mois à mémoriser et réécrire de très nombreuses listes de mots avant de pouvoir, dans un deuxième temps seulement, à la fois accéder à la lecture et faire advenir sa propre écriture naissante avec une valeur communicationnelle.

La difficulté que peut représenter la permanence de la trace est en lien, chez certains enfants, avec un rapport à l’erreur trop douloureux. Nous le voyons, par exemple, chez ceux qui n’acceptent d’écrire qu’au tableau ou ne supportent pas de faire une rature… Or, apprendre à écrire, c’est en passer par des tâtonnements, des essais et erreurs, accepter de ne pas savoir, de recevoir d’un autre. Cela est d’autant plus impressionnant que l’écriture ne sera finalement jamais complètement maitrisée. Ecrire engage pour toute la vie. Durant toute son existence, l’être humain lorsqu’il écrit, cherche ses mots, doute, vérifie l’orthographe, reformule, récrit… Il y a de quoi hésiter avant de s’engager dans cette voie !

 

L’écriture convoque l’absence

Une autre spécificité fondamentale de l’écriture est que généralement, l’autre, celui auquel le scripteur s’adresse, n’est pas là. Evidemment, si celui-ci est présent il est ordinairement plus naturel, plus économique de lui parler que de lui écrire.

L’écriture est destinée à quelqu’un qui n’est pas là, qui lira, éventuellement, plus tard, quelque part, hors la présence de l’auteur. De la même manière, la lecture permet d’aller à la rencontre de la pensée de quelqu’un qui s’est absenté, que le lecteur connait ou pas, qui peut se trouver très loin ou avoir vécu à une autre époque. Utiliser le langage écrit suppose de faire avec cette absence tout en se représentant un autre. Ainsi, Carmen Strauss Raffy, dans son livre « le saisissement de l’écriture », considère lire et écrire comme un art de jouer avec l’absence. Pour écrire, il faut avoir constitué cette figure d’un lecteur potentiel qui permet d’être seul face à la page ou au clavier tout en se situant dans un lien à l’autre aux plans imaginaire et symbolique.

Le travail de représentation de l’absence est à l’œuvre très tôt. Il a en premier lieu conditionné l’accès à l’imitation différée, au jeu symbolique, au langage oral… En effet, le langage permet la séparation en même temps qu’il est permis par elle, c’est un mouvement dialectique. Mais le langage ne comble jamais véritablement l’absence. Le mot n’est pas la chose, il ne la remplacera jamais vraiment. Le passage à l’écrit réactive cette construction de la représentation. L’absence du destinataire engage un travail de distanciation, une prise en compte de l’autre plus symbolisée.

L’engagement du corps n’est pas le même qu’à l’oral. Quand deux personnes dialoguent, le langage verbal met en jeu le corps par la voix, le souffle, l’intonation, le regard, les postures et gestes. Ces deux personnes sont co-énonciatrices. La parole de l’une prend appui sur la réceptivité de l’autre dans l’instant, permettant une spontanéité et des ajustements constants. L’écrit doit pouvoir se passer de tous les ingrédients de cette co-présence du fait d’une communication à distance, en différé.

De plus, il faut en écrivant, pouvoir opérer une rupture avec le contexte, l’environnement. En effet, dans l’échange oral ordinaire, la parole s’adosse à l’ici et maintenant. Le passage à l’écrit oblige le scripteur à envisager ce qu’il doit donner comme informations à un lecteur potentiel afin qu’il le comprenne hors présence, hors contexte, seulement à partir du texte.

Je vais vous donner deux exemples issus de séances d’orthophonie :

Il s’agit d’un classique jeu de devinette. Il faut penser à un objet et l’autre doit poser des questions jusqu’à ce qu’il trouve de quel objet il s’agit. Une des enfants que je reçois actuellement, âgée de 10 ans environ, a toujours comme premier mouvement de proposer un objet présent dans la pièce, quelque chose de concret qui nous est directement accessible. Il y a encore du chemin à faire pour qu’elle accède au plaisir d’imaginer un objet absent que nous pourrions cependant évoquer.

Un autre exemple avec ce garçon de 8ans qui me raconte sa récente chute à vélo. Il commence son récit par « on était dans le parc ». La discussion qui suit révèle que le pronom « on » désigne lui et ses deux copains. Il ne conçoit pas que je ne puisse pas le deviner. De même, il situe d’évidence « le parc », celui qui est à proximité de son domicile, comme un lieu qui nous serait l’un et l’autre familier.

Pour ces deux enfants fâchés avec l’écrit, ces situations sont révélatrices d’une fragilité de leur capacité à penser l’absence et la différence des points de vue. Elles nous donnent des signes cliniques d’une prise en compte de l’autre insuffisamment symbolisée.

 

L’apprentissage du code sollicite l’enfant dans sa position subjective.

Ce n’est pas un hasard si le premier mot que l’enfant apprend à tracer est son prénom. A cette étape, les lettres sont encore investies comme des dessins, des représentations du corps et chargées affectivement. On voit alors l’enfant commenter ses tracés de lettres en disant, par exemple, qu’un « B » a un gros ventre, un « p » une seule jambe… etc. Pour s’approprier l’écriture, il faudra qu’après avoir appris à tracer ainsi les lettres, il les désinvestisse, en quelque sorte, afin de les reconnaitre comme des éléments du code qu’il doit distinguer, combiner, permuter, substituer pour écrire des mots.

Ainsi, julien qui appelle « mon J » l’initiale de son prénom pourra accepter que cette même lettre serve aussi pour écrire « jaune », « aujourd’hui » ou encore qu’en la remplaçant par une autre lettre on puisse passer, par exemple, de « je » à « me », « le », « de », « ne »…

De surcroit il faudra qu’il admette que toutes les combinaisons ne sont pas possibles. Je pense à cet enfant qui tentait d’écrire au tableau des mots que je devrais reconnaitre et qui entrait dans une colère terrible si je lui disais que je ne parvenais pas à lire la succession de lettres qu’il avait réalisée, et que celle-ci ne constituait pas un mot.

Ecrire suppose de renoncer à une certaine pensée magique et d’admettre l’arbitraire du signe afin d’intégrer les règles de la langue. Ecrire passe par des renoncements. Pour les accepter l’enfant doit avoir la perspective que cela vaut la peine. Il doit avoir fait l’expérience par ailleurs, c’est ce que Dolto appelle les castrations symboligènes, que ces contraintes le font gagner en autonomie, en possibilités nouvelles, en liberté et l’inscrivent dans une culture.

 

Une conciliation à trouver

De manière transversale, chacune des composantes de l’écriture, qu’il s’agisse du tracé, de la réalisation des correspondances phono-graphémiques, de l’investissement des mots, des règles de la morphosyntaxe ou encore de la structuration du récit, repose, dans une adresse à l’autre, sur une conciliation à trouver par chaque apprenti écrivant entre affirmation de sa singularité et nécessité de règles communes.

Au plan thérapeutique, dans mon métier d’orthophoniste, avec ces enfants qui ne parviennent pas à lire/écrire, ou dont le langage écrit reste troublé, mon rôle sera souvent de les accompagner dans la recherche de cet équilibre.

Lucas, enfant scolarisé en CE1, commence tout juste à s’engager très précautionneusement dans la lecture, mais écrire ne lui est pas encore possible. Lucas est passionné par les animaux. En séance, les jeux qu’il choisit mettent obligatoirement en scène des animaux, les albums qu’il regarde et les dessins qu’il réalise également.

Un jour, il invente en me la racontant tout en appuyant ses dires par le dessin, l’histoire d’une famille de loups traquée par des braconniers. Je l’écoute attentivement. J’observe qu’il a maintenant plaisir à imaginer, à mettre en mots sa pensée et que la structuration de ses récits a beaucoup progressé. A la fin de sa narration, la feuille sur laquelle il a dessiné est parsemée de croquis dans tous les sens, chacun illustrant un moment de l’histoire.

Je lui explique que son histoire est très intéressante et que telle qu’elle est représentée, il n’y a pas de sens de lecture. On ne peut pas savoir comment s’enchainent les scènes qu’il a dessinées. Je lui fais part du fait qu’écrire cette histoire donnerait accès à une chronologie, à des liens entre les évènements. Il me la dicte alors. Il n’écrit pas mais veille à produire des phrases prêtes à écrire. J’observe aussi qu’il est très attentif à ce que j’écrive fidèlement ses dires. Cette histoire nous occupe plusieurs semaines. Entre deux séances je dactylographie le texte qu’il découvre sous cette nouvelle forme à chaque début de rendez-vous. Il y retrouve son histoire, la relit, y apporte des modifications, la complète, l’illustre.

Certains moments du récit contiennent des éléments terrifiants. Par exemple, dans la maison des braconniers il y a des cadavres d’animaux, des pinces pour leur couper les ailes et des crochets pour arracher leurs cœurs.  Je dis à Lucas que j’ai été très impressionnée en dactylographiant ce passage. Que c’est une histoire qui fait un peu peur.  Il décide alors d’ajouter sous le titre « interdit aux moins de 9 ans ». Lui-même est âgé de 7 ans mais estime ne pas être concerné par cette mise en garde : « c’est normal parce que c’est moi qui invente » dit-il « c’est pas pareil que de lire ».

Mon accompagnement s’est situé sur plusieurs plans : soutenir son récit par mon écoute, lui transmettre ma confiance dans ce que qu’apporte l’écriture, être sa secrétaire et sa lectrice, lui permettre de faire l’expérience d’une mise à distance de choses effrayantes par leur mise en mots, leur mise en forme.

Après cette aventure que l’on pourrait qualifier d’initiatique, Lucas a pu se mettre à écrire à son tour.

Pour cet enfant, travailler avec une orthophoniste pour peu à peu modifier son rapport au langage et particulièrement au langage écrit s’est avéré profitable. Pour d’autres, un dispositif groupal de type atelier d’écriture est plus adapté. Je n’ai pas le temps de développer mais juste souligner que c’est encore l’investissement de la trace, une adresse à l’autre – ici en l’occurrence, une diversité d’autres – ainsi que l’expérience du paradoxe de la solitude devant la page et des effets de contenance du groupe, qui seront à l’œuvre.

Dans tous les cas, il s’agit de soutenir l’enfant ou l’adolescent afin qu’il puisse se saisir de l’écriture, qu’il y trouve sa place et la place de ses mots dans un lien à l’autre plus symbolisé et qu’ainsi il élabore son rapport singulier à l’écrit.

 

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