Texte – A propos de l’enfance

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Texte initialement publié dans La lettre n°2 – Avril 2004 – bulletin des adhérents des Ateliers Claude Chassagny

À propos de l’enfance

France Pétrequin, orthophoniste.


Dans le curieux travail qui est le nôtre, nous avons le privilège et la charge de rencontrer des enfants afin de saisir quelque chose qui puisse les aider à lever quelque obstacle à leur développement. Quand les raisons qui les amènent et les éléments de leur histoire, présentés en désordre, commencent à se rassembler en une sorte de tableau qui se précise, nous pensons à l’adulte que sera cet enfant et qui dirait : « Quand j’étais petit j’habitais…je pensais… je croyais…Quand j’étais petit ma mère…mon père…mes parents… il m’est arrivé… » Et l’on sait que souvent les histoires qui nous sont présentées sont pénibles : pénibles à entendre, et pénibles à vivre. Dans ce travail avec cet enfant-là, dans une sorte de dédoublement, tout en gardant notre regard contemporain – et plus ou moins savant – nous nous souvenons de la saveur spéciale de l’enfance. Comme elle est passée pour nous, elle passera pour cet enfant-là. Notre passé fut un présent, et même un présent extrêmement long. C’est plutôt long, l’enfance, à vivre au présent. Si nous pensons que chaque jour nouveau contient tous ceux qui l’ont précédé, qu’en reste-t-il à notre conscience ?


« Cette brume insensée où s’agitent les ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ? » Raymond Queneau Chêne et Chien


Les enfants que nous rencontrons, tout occupés à vivre dans un instant qui se prolonge comme s’il devait durer toujours, ont-ils conscience qu’ils sont en train d’écrire leur propre histoire ? Privilège, pour nous, que d’être témoins du présent de leur enfance. Présent : dans la double acception du terme, comme « actuel » et comme « cadeau ». Un cadeau qui contribuerait à lever quelque chose de notre propre amnésie infantile.

Confessions de Saint Augustin : « Ceci dès maintenant apparaît limpide et clair : ni les choses futures ni les choses passées ne sont, et c’est improprement qu’on dit : il y a trois temps, le passé, le présent et le futur. Mais peut-être pourrait-on dire au sens propre : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Il y a en effet dans l’âme, d’une certaine façon, ces trois modes du temps, et je ne les vois pas ailleurs : le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision ; le présent du futur, c’est l’attente. »

A la recherche de la saveur évanescente de l’enfance, nous pouvons compter sur la littérature. Recours précieux à des auteurs, vieux enfants à la mémoire affûtée, qui nous donnent des livres quand « quelque chose en eux veut des mots » (Rainer Maria Rilke). Ils ont le talent de reconstruire et revivre par l’écriture les perceptions de leur enfance, « cette richesse délicieuse et royale, ce trésor de souvenirs » (Rainer Maria Rilke).

Des noms me viennent, en désordre : – Albert Camus : Le premier homme. – Georges Perec : W ou le souvenir d’enfance. – Jean Tardieu : On vient chercher Monsieur Jean. – Michel Leiris : Biffures. – Assia Djebar : L’amour, la fantasia. – Nathalie Sarraute : Enfance. – Monique Wittig : L’opoponax. – Alberto Giacometti dans ses Écrits. – Manuel Rivas avec une courte nouvelle dont on a tiré un film superbe : La langue des papillons.


– Jean-Bertrand Pontalis : L’amour des commencements. – Jeroen Brouwers, un Hollandais, qui a écrit un livre parmi les plus terribles que l’on puisse lire sur l’horreur des camps : Rouge décanté. – Henry Roth : L’or de la terre promise. – Des psychanalystes : Alice Miller et Françoise Dolto. – Tous les auteurs de la collection « Haute enfance » chez Gallimard. – Marcel Proust, bien sûr, et tant d’autres auxquels vous pensez maintenant.

Que nous disent ces auteurs ? Au risque d’être réducteur ou banal, osons nommer des traits qui seraient tous présents dans ces ouvrages, sortes d’invariants de l’enfance.

– l’acuité des perceptions, qu’on ne retrouvera jamais tout à fait. Percevoir sans comprendre, ça donnerait un goût extraordinaire à nos impressions. Dans l’appétit et la curiosité de grandir, tout nous pousse à connaître, mais il y aurait une perte à cette conquête, lors de cette quête. Nos sensations s’émousseraient alors que nous progressons sur la route de la connaissance.

– la dépendance. Dépendance vitale et tragique. Extrême vulnérabilité de l’enfance, dans la dépendance biologique et affective, qui les pousse à aimer follement, et à aimer aussi ceux qui leur font du mal.

– le plaisir de vivre l’instant. Plaisir et fierté de se sentir vivant, d’avoir un corps qui grandit, de s’élever en quittant le sol (et ses parents). C’est l’enfance sautillante.

– l’intensité des émotions : intensité des rires, des peurs et des pleurs.

– l’attachement privilégié à des objets : pas d’enfants sans jouets. (Mais est-ce propre à l’enfance ? On peut observer aussi : pas d’humains sans objets, et pas d’objets sans préférence.)

– enfin l’attente. Ainsi que la nomme Saint Augustin : le présent du futur. « Plus tard…quand je serai grand. » Cette attente est celle des enfants, elle est aussi celle des adultes dans le regard qu’ils leur adressent : « Quand tu seras grand… » Enfant, j’attends et je suis attendu.


Alors, intensité des perceptions et des émotions, vulnérabilité, dépendance aux adultes, attente, attachement, plaisir d’être au monde, est-ce que ça viendrait expliquer un peu le charme qui émane des enfants, charme de leur présence physique et de leurs mots, charme de l’enfance en général, dans l’ombre et dans la nostalgie de nos propres souvenirs. Enfants charmants, attirants, mais aussi pénibles, bien sûr, avec leurs exigences, et pas innocents, puisque nous devons au travail de Freud, et à celui de ses continuateurs, tant d’éclaircissements sur la noirceur de notre vie souterraine, noirceur qui n’épargne pas la vie inconsciente des enfants.

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