Texte – L’enfant au risque de la norme

L’enfant au risque de la norme

Isabelle CANIL

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Ce texte reprend la conférence donnée à Bordeaux, le 2 décembre 2023, à l’occasion de l’Assemblée Générale inaugurale de FOF Nouvelle-Aquitaine.
Le style oral a été volontairement conservé.

Merci beaucoup d’avoir donné comme titre à l’exposé d’aujourd’hui « L’enfant au risque de la norme ». C’est le titre du numéro 102 de Pratiques ! J’en suis très contente et mes camarades de la rédaction de Pratiques aussi ! Et franchement, pour des orthophonistes, ce numéro 102, il est vraiment bien et cela vaut le coup de l’avoir !

Je reprends pas mal de choses que j’ai déjà racontées à Toulouse, en avril dernier, pour l’AG de la FOF d’Occitanie, et j’avais appelé ça à l’époque « Le merdier de la clinique ». C’est une expression qui n’est pas de moi, je l’ai piquée à Roland Gori, mais je la trouve tellement juste ! Et ce n’est pas du tout péjoratif ! Au contraire, je pense que ça ne peut pas être autrement… Et le titre d’aujourd’hui : « L’enfant au risque de la norme », a un peu le même sens pour moi…  Quand on veut protocoliser le travail, étalonner sans cesse, etc. et refuser l’état du « merdier », eh ben oui, je pense qu’il y a un risque pour l’enfant.
Je n’ai pas de power point, j’ai écrit mon texte comme une déambulation, pour vous parler à vous, de ce que je pense, de ce que c’est pour moi l’orthophonie. Je sais qu’il y a des digressions qui ont l’air de partir dans toutes les directions… mais pour moi il y a des liens concrets et forts. Je sais que ça peut paraître désordonné, mais je me suis appliquée à tâcher de vous rendre ces liens visibles, j’ai essayé de bien vous dire les articulations.

J’ai charpenté comme ça :
– Une première partie que j’ai beaucoup raccourcie, où je voudrais vous dire où j’en suis, maintenant, par rapport aux fameux TND et aux diagnostics.
– Une 2ème partie où je vous parle de ce que c’est pour moi le langage.
– Une 3ème partie où je parle de ce que c’est pour moi l’orthophonie, avec un cas pour appuyer ce que c’est que le merdier de la clinique, c’est à dire qu’est-ce que c’est que de mettre un enfant au travail en orthophonie (toujours selon moi bien-sûr ! Je ne veux pas donner de leçon !).

Actuellement je travaille à mi-temps dans un CMPP. Et je vous jure, heureusement que je me sens soutenue par des courants comme la FOF, les ACC, ou Pratiques…
J’ai construit mon métier comme ça : avec l’idée que mon métier, c’était de mettre les enfants au travail. L’orthophonie, pour moi c’est un travail sur la mise au travail. Dans l’expression « mettre au travail », il y a un mouvement. Ça suppose qu’il faut faire quelque chose pour enclencher ce mouvement. Un enfant peut venir pendant des mois et des mois sans être véritablement au travail. Bon on verra dans mon cas clinique.

Dans mon CMPP, il ne s’agit plus de « mettre un enfant au travail », mais de poser avant tout des diagnostics. Et c’est assez simple, parce que ces diagnostics ne peuvent être que des TND (il y a le TDAH, le TOP, et tous les dys, TSA… je ne sais plus…).
En tout cas, si on ne diagnostique pas à l’enfant un TND on ne peut pas le prendre au CMPP.

Alors moi je me retrouve de plus en plus souvent dans une position très compliquée, parce que je fais un bilan, et je me dis que je pourrais aider cet enfant-là. Mais comme je conteste cette histoire de diagnostic TND, je suis écartelée, puisque s’il n’y a pas très vite un diagnostic de TND, on ne le prendra pas au CMPP. Heureusement, avec les tests de neuropsychologie, un TDAH leur est pratiquement toujours diagnostiqué, donc on les prend.

Et franchement, je ne comprends pas cette passion du diagnostic. C’est quelque chose d’effréné !
Moi avant de m’intéresser à un quelconque diagnostic, j’ai toujours besoin de mon roman ! Pour comprendre un peu, ou même pas, pour seulement croire que je comprends, pour essayer de ressentir comment c’est pour eux : l’enfant, le parent. Comment c’est la vie pour eux, leurs liens, quel rapport ils ont avec la difficulté de leur enfant, tout ça…
Ça procède un peu comme une imprégnation. C’est comment, pour eux, ce qu’ils vivent ?

J’ai besoin que ça me fasse l’effet d’une histoire, j’ai besoin d’historiser ça, de m’en faire une narration, d’en trouver le style, l’ambiance…
Parce que toutes les rencontres ne sont pas pareilles ! Elles n’ont pas toutes la même ambiance !
Quelques fois on y sent de la colère, de l’agressivité, de la méfiance, ou une grande souffrance, ou un ras le bol, un découragement… J’ai besoin de me le raconter… C’est comme un préalable à la rédaction de mon bilan.

Maintenant le diagnostic prend toute la place !
Moi je m’en fous. J’essaie de m’en foutre. Je veux avoir encore la possibilité de penser que ce prétendu TND est d’abord un symptôme. Qui dit que quelque chose ne va pas, et ça se dit au travers le langage, et les apprentissages. Il y a certaines relations au père, à la mère, par exemple, qui ne favorisent pas le désir d’apprendre ! Et ma foi, ça peut aussi être salvateur pour un enfant de s’agiter, d’avoir mal au ventre, de confondre les sons…

Alors voyons ce que sont ces TND, irréfutables parce que c’est scientifique.
Pourquoi c’est scientifique ? Parce ce que la HAS le dit. Et le DSM5. Voici la définition donnée par la HAS, par exemple pour le TSLA (pratiquement tout le champ de l’orthophonie peut se retrouver là-dedans !)
Les troubles spécifiques du langage et des apprentissages (TSLA) appelés communément « troubles dys » sont la conséquence de troubles cognitifs spécifiques neuro-développementaux. Certains de ces troubles affectent les apprentissages précoces : langage, geste etc. ; d’autres affectent plus spécifiquement les apprentissages scolaires comme le langage écrit, le calcul.

Et maintenant le DSM5 (qui est le Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux et des troubles psychiatriques), il définit les troubles spécifiques des apprentissages ainsi : Ils sont affirmés par des outils d’évaluation standardisés révélant des scores déficitaires en référence aux normes attendues pour l’âge.

C’est tout. Ça ne dit pas grand-chose, n’est-ce pas ? C’est spécifique. Ils le mettent à toutes les lignes. Et dire que quelque chose est spécifique, ça clôt.

Moi il me semble qu’il y a une sacrée entourloupe là-dedans.
On dirait qu’il suffit de les constater ces écarts, de les objectiver avec un test, c’est facile, pour qu’aussitôt on en déduise directement que l’origine du trouble est neuro développementale et ça suffit. Il manque des étapes là-dedans ! Le fait de simplement les constater donne leur origine. On se fout de l’observation et de la réflexion cliniques.
Mais ce que je pense moi maintenant, c’est que pour énormément de cas, qu’on voit nous dans nos bureaux, c’est bidon cette origine neuro-développementale.
Le neuro-développement (on m’en a parlé en formation) c’est un truc très bien, (j’ai découpé la définition parce que j’avais la flemme de la recopier.) Personne ne peut le remettre en cause : Le neurodéveloppement désigne l’ensemble des mécanismes qui vont guider la façon dont le cerveau se développe, orchestrant les fonctions cérébrales (fonction motrice, langagière, cognitive, d’intégration sensorielle…).
Il est un processus dynamique, (Il y a bien le mot dynamique !) influencé par des facteurs biologiques, génétiques, socioculturels, affectifs, et environnementaux.
(Mais les acharnés du TND ne veulent considérer que les facteurs biologiques et génétiques).
Il débute très précocement, dès la période anténatale, pour se poursuivre jusqu’à l’âge adulte. Ce flux maturatif modifie chaque jour les capacités de l’enfant, est plus ou moins rapide selon les individus, mais il suit des étapes incontournables qui dans le cadre d’un développement ordinaire s’enchaînent de façon fluide.
La perturbation de ces processus de développement cérébral conduit à un TND correspondant à des difficultés plus ou moins grandes dans une ou plusieurs de ces fonctions cérébrales.

Mais la perturbation de ces processus de développement cérébral qui conduit à un TND, c’est quoi ?

Si vous voyez votre père tabasser votre mère 3 fois par semaine, ou si votre grand frère se sert de vous pour se masturber… vous allez être tout anxieux, éteint, ou au contraire agressif, excité, donc déjà ça va se voir sur votre corps que vous n’êtes pas au mieux, et évidemment que ça va sûrement aussi laisser une empreinte là-haut.
Pourquoi non ?
Donc bien-sûr que c’est neuro-développemental aussi. Bien-sûr que toutes ces choses s’inscrivent dans le corps ! On le sait ; si on fait faire de la musique à un enfant, ou de la calligraphie, et si on fait une imagerie de son cerveau, il paraît que ça se voit qu’il a telle zone qui est plus sollicitée, on a eu un colloque aux ACC sur le cerveau il y a quelques années, ça a été très bien expliqué ça…

Moi, j’ai perdu beaucoup de temps à m’énerver avec la question des TND, et je ne m’y prenais pas bien du tout pour essayer d’objecter quelque chose.
Maintenant, je me dis : ce qu’il faut questionner, c’est « qu’est-ce qui a perturbé le neuro-développement ?? »
Il ne faut pas que l’adjectif qualificatif « neuro-développemental », soit toujours l’épithète du nom Trouble (TND). Il faut les écarter. Il faut mettre le T ailleurs, parce qu’il ne vient pas du neuro-développement. On nous le vend comme une cause qui abîme le neuro-développement, alors que c’est une conséquence.
La cause elle est ailleurs… et qu’elle affecte le neuro-développement, OK. Elle affecte l’enfant tout entier, comme elle affecte la relation aux autres, etc.
Mais travailler sur la cause, autour de la cause, avec la cause, ça va être ça, le merdier de notre clinique, le travail tout simplement.

Ce n’est pas la neuroscience qui est révoltante.
C’est l’usage et la partialité malhonnêtes qu’en font certains, et qui ont le pouvoir (la HAS) pour nous obliger à diagnostiquer selon leurs critères, qui sont uniquement biologiques ou génétiques. Et il faudrait qu’on applique ça comme un rouleau compresseur à tous les symptômes qu’on rencontre dans nos métiers.
Bon, voilà où j’en suis aujourd’hui de ma suspicion à l’égard, non pas du neuro-développement, mais à l’égard de TND, avec le T accolé et indécollable, l’épithète, réduit à une cause, à une origine biologique ou génétique. C’est ça qui est mensonger.
J’ai bien avancé dans ce chemin de la suspicion. Mais j’ai un peu souffert aussi… Ils appellent ça le virage de la neuroscience. Quand on vous demande de mettre presque 40 ans de travail à la poubelle, on se sent nul, coupable de pas savoir ce qui a l’air d’être évident pour eux…
Et puis il y a cette Haute Autorité de Santé qui décide. Et qui fait foi, qui énonce ses vérités, ses bonnes pratiques.
Et symboliquement c’est fort ! Si vous ne partagez pas leurs crédos, vous êtes un nul, un peu délinquant et hors la loi sur les bords. Ou un rigolo…

Et quelque chose que je veux ajouter, c’est que je suis aussi sidérée que les gens, qui viennent nous former, pour nous parler de processus psychiques, de maladies psychiques, je suis étonnée de voir à quel point ils font l’impasse totale sur un truc qui s’appelle l’inconscient.
Moi je suis orthophoniste, l’inconscient, ce n’est pas mon matériau de travail. Je ne sais pas beaucoup de choses sur l’inconscient.
Mon matériau, c’est le langage. Mais pas tout à fait comme un linguiste.
C’est le langage habité par un sujet parleur, c’est à dire un langage auquel j’ai accès par la parole du sujet parleur.
Et s’il y a de la parole d’un sujet, ma foi, je suis désolée, mais je crois que ça ouvre une porte à l’inconscient, et que je le veuille ou non, le langage a à voir avec, même si je n’en sais pas beaucoup sur l’inconscient.

Et alors là je vais vous parler brièvement de ce que je crois que c’est le langage.
Parce que dans une de ces formations obligatoires qu’on nous fait faire au CMPP, un formateur a dit, plusieurs fois « le langage, c’est ni plus ni moins qu’un code. » 
Et moi ça me fait quelque chose, ça ! Et pourtant, mon fils aîné est apiculteur, alors, le langage des abeilles et leurs codes, j’adore ! Mais les abeilles de mon fils, ce ne sont pas des gens.

Et je crois que ça commence là, l’impossibilité que j’aurai toujours avec cette approche qui voit des TND dès qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez un enfant…C’est cette idée qu’ils se font du langage, qu’ils déconnectent de la parole d’un sujet. Qui dit TND dit déconnexion de la parole du sujet.
En fait, l’idée qu’on a du langage, ça conditionne tout le reste, votre pratique de tous les jours, votre façon de recevoir un patient…
C’est pour ça que je voulais parler de ce que c’était le langage pour moi.

Cette 1ère partie pour vous raconter le chemin de ma suspicion sur les TND, elle m’ennuie en fait… mais c’est tellement envahissant que j’ai pensé qu’il fallait quand même en dire un petit quelque chose, parce que je pense que je ne suis sans doute pas la seule à en souffrir.

                                                                                   II

Un humain ça parle. Un humain ça vit dans le langage, ça baigne dedans. Le langage nous préexiste. Il est là avant nous.
Et nous avons l’habitude de dire, ici, ou aux ACC, que le petit d’homme se l’approprie, plus ou moins bien, et que ce n’est pas si automatique que ça, selon comment ce petit d’homme est aidé en cela par un autre — que la psychanalyse appelle le grand Autre, avec un grand A— cet Autre l’introduit au langage. Et ça se passe au un par un. J’avais organisé à Toulouse il y a longtemps des cafés orthophoniques sur la métaphore paternelle. Et Eduardo Scarone, un psychanalyste était venu en parler, et il avait dit qu’on n’avait pas encore trouvé mieux. Que par exemple, on ne faisait pas encore des expositions avec plein de bébés, qu’on essaierait d’introduire au langage tous ensemble, collectivement. Ça m’avait fait rire !

Quand on parle, on fait bien autre chose que « coder ou codifier ».
Je pense au Fort-da du petit fils de Freud.
Ce Fort Da, c’est une paire de signifiants opposés. Présence/absence. Et tout le langage est déjà là. Cette alternance présence/absence, c’est ce qui permet l’avènement du langage, du symbolique. C’est sur ce fond d’absence, de sa mère, que le petit joue à Présence/absence. Mais il faut absolument l’absence… Enfin… il faut aussi la présence, parce que sinon l’absence n’a pas de sens, n’a pas de matière. C’est l’alternance qui compte ! Qui rend l’une et l’autre perceptibles.

Je pense aussi à Benveniste (Problèmes de linguistique générale. L’homme dans la langue) et toute sa démonstration de la subjectivité qui se fonde dans et par le langage.
Toute son étude sur les pronoms JE et TU, qui sont réversibles et font une autre paire de signifiants. Je dis JE pour me représenter dans mon discours, je m’adresse à un TU, lequel TU dit JE pour se faire représenter dans son discours et s’adresse à moi en me disant TU.
Le JE n’existe que par rapport à un TU et réciproquement.
Et Benveniste dit : le langage est marqué si profondément par l’expression de la subjectivité qu’on se demande si, autrement construit, il pourrait encore fonctionner et s’appeler langage. On l’appellerait code !
Freud dit à propos de son petit-fils et du fort/da, qu’il jubile parce qu’il est maître du jeu de la présence et de l’absence et du coup l’absence est moins difficile à supporter.
Mais je crois que Lacan dit que si ça lui fait tant plaisir, c’est aussi à cause de la manipulation pure et simple du langage, des mots, du matériau. Il y a un réel plaisir à faire fonctionner ce truc dingue qu’est le langage. Et ça moi j’y crois beaucoup, à cette jubilation.

Dès que l’homme s’introduit au langage, et à la culture, il s’éloigne à tout jamais de l’être de nature, avec des instincts naturels. Il y a un vice caché, qui va l’éloigner à tout jamais de cet état dit « naturel », où il saurait toujours quoi faire en suivant ses instincts.
Parce que comme le langage, c’est la représentation des choses par des signifiants et ce n’est pas les choses en vrai, il y a donc ce fameux écart (c’est ce qu’on veut dire quand on dit que le mot n’est pas la chose, il y a un écart.)
Les animaux n’ont pas cet écart. Ils ne cherchent pas à se représenter les choses, et ils n’ont pas besoin d’un JE pour se représenter eux-mêmes.

Un chien peut pisser sur un mur pour dire je suis passé là. Mais ce n’est pas un signifiant de pisser contre un mur. Avec quoi d’autre ça s’articule ?
Les abeilles dont on dit que c’est très élaboré, elles donnent des informations. Point. Et seulement celles qui sont nécessaires pour aller trouver les fleurs à butiner. Il n’y a pas une autre intention derrière. Elles ne peuvent pas transmettre autre chose que ce que leur état naturel leur commande de transmettre. Elles ne veulent pas se faire représenter dans leur discours. Elles ne veulent pas se mettre sur le devant de la scène. Parce que justement, elles n’ont pas de scène. Elles sont, c’est tout. Elles ne peuvent pas mentir par exemple, elles n’ont pas l’écart.

C’est un peu ramassé tout ça, mais ce que je voudrais transmettre, c’est que quand on pense que dans le langage, il y a autre chose qu’un code et qu’un outil de communication qui permet de donner des informations, eh ben on est foutu pour le neuro-développement exclusif.
On ne peut pas se satisfaire des protocoles par exemple.
On sait que c’est du un par un, jamais pareil, et qu’au-delà du contenu apparent, il y a une énorme épaisseur en particulier à cause de cet écart entre le mot et la chose, où s’infiltrent, s’intercalent beaucoup de choses. La polysémie, le contexte, le non-dit, l’implicite, l’intention, l’adresse…pfff

Ce n’est pas parce que le Fort-Da ou le JE/TU sont des paires opposées que c’est juste un code. L’exemple de Freud et de Benveniste montre à mon sens, toute la force, toute l’importance, de la présence d’un sujet derrière cette apparente codification, ces paires sans sujet n’existeraient pas. Le petit fils de Freud, il fait bien autre chose que coder.

Le plus simple pour illustrer, c’est le lapsus. Qui révèle que le langage est bien un monde qui est habité, emprunté par un sujet qui a à se débrouiller avec, et qui n’est pas toujours maître des signifiants. Certains signifiants en font venir d’autres, à l’insu de celui qui essaie de parler, des signifiants qui n’étaient pas du tout prévus et qui étonnent le parleur. Ou le mettent mal à l’aise.
Quelque chose s’est dit, malgré lui.
Et un autre exemple aussi pour dire comme c’est vraiment bien plus complexe qu’un moyen de communication, c’est le discours amoureux…je n’ai pas eu le temps d’aller voir chez Roland Barthes (Fragments d’un discours amoureux), mais je suis sûre que vous en avez tous l’expérience. En amour, le langage, c’est difficile… ça ne va jamais, les malentendus, les insatisfactions pullulent…
Il y a une chanson à la mode en ce moment, qui me semble parfaite pour illustrer ça pour des orthophonistes.  La chanteuse s’appelle Zaho de Sagazan et la chanson a comme titre « Dis moi que tu m’aimes ». Et en gros, elle dit que lui, il dit qu’il l’aime, mais elle ne le croit pas, mais ça ne fait rien il faut quand même qu’il lui dise. Et elle reconnaît que peut-être qu’elle a tort et qu’au fond il l’aime, mais elle ne le croit toujours pas tout en voulant qu’il le lui dise quand même.
Vous voyez qu’elle veut bien autre chose que l’information « je t’aime ». Et que visiblement il n’arrive pas à lui donner…
Bon quand on pense ça, (que le langage véhicule bien plus de choses que ce qu’il a l’air), on ne reçoit pas les patients de la même façon.
On ne pense pas que l’essentiel va se trouver dans les résultats des tests.
Mais que peut-être il y a plus à comprendre dans cette mère qui répond toujours à la place de son fils ou de son mari.
Peut-être qu’il y a plus à comprendre dans un sentiment de colère qu’on sent, même si personne ne parle de colère.
Il y a un style, (je vous en parlais tout à l’heure quand je disais que j’avais besoin de me faire un roman) dont on peut se laisser pénétrer, et qui n’est pas forcément dans les mots qui sont prononcés, mais dans la manière dont ils sont dits et agencés.
Je dis toujours que ce n’est pas pareil de dire « il oublie les S au pluriel », ou « il me met jamais les S ».

Le discours peut être confus, ou bien c’est autoritaire, ça ne tient pas debout, ça dit une chose et son contraire dans la même phrase. Ce n’est pas tant l’information qu’ils véhiculent qui compte, que la façon dont on vous la donne.
Et puis ce style, ça donne aussi une belle idée du milieu où vit l’enfant, dans quoi il baigne… Je crois que c’est la façon la plus juste d’approcher ça, se laisser imprégner par le style…
Être sensible à ce genre de choses, c’est différent de vite passer aux tests après un interrogatoire protocolaire d’anamnèse. C’est très différent.

                                                                                   III

Le merdier de la clinique avec la mise au travail, et je pourrais dire aussi : au diable les normes !

Mettre un sujet au travail ce serait faire en sorte qu’il puisse apprendre de partout, de tout ce qui vient vers lui.
Je me figure comme un petit bonhomme, avec des flèches qui partent de lui et qui vont dans tous les sens, et d’autres flèches qui viennent vers lui et qui viennent de partout. Et lui, il les reçoit, il absorbe.
Ça c’est dans l’idéal. Les nôtres, on dirait qu’ils n’absorbent pas ce qui vient d’ailleurs, et qu’ils vont encore moins le chercher.
Ce que je voudrais moi, ce que je cherche, c’est à provoquer une sorte de petit « choc ».
Je mets des guillemets, ce choc devrait choquer de façon transversale et comme ça atteindre toute la sphère symbolique, tout le monde symbolique… et dans l’idéal toujours, ça ferait boule de neige !
Ça bousculerait quelque chose à l’intérieur, et cette bousculade serait, de mon point de vue, salvatrice.

J’ai l’image de films au cinéma, où sur l’écran il y a des petits bouts de lettres, de signes, de taches colorées et puis tout à coup wouhhhh… comme une mosaïque sur l’écran, tous les petits bouts se rassemblent… et forment un dessin ou des mots, ça devient signifiant.
Ça s’organise, ça s’ordonne.
Mais d’abord il y a le désordre, il y en a dans tous les coins.
Ce serait un choc structurel, parce que ça changerait les choses à l’intérieur.

Voilà je me le figure un peu comme cette technique visuelle du cinéma. Mais hélas, ce n’est pas parce qu’il y a eu ce choc que ça va s’ordonner tout seul.

Ce choc, c’est le contraire de ce en quoi croit ma neuro-pédiatre au CMPP.
Ces gens-là ne misent pas là-dessus, sur ce petit choc. Ils misent sur un travail je dirais linéaire. On conduit l’enfant pas à pas, on lui apprend ce qu’il ne sait pas, de préférence en suivant une progression, et on essaie de lui faire adopter les bons comportements, à la place des mauvais.
J’ai l’air de mépriser ce travail-là. Et ce n’est pas vrai, je ne le méprise pas. Je le fais moi aussi, c’est sûr que je le fais.
Mais je crois que je le fais parce que c’est un moyen pour moi, et ce n’est pas un but en soi.
Parce que je sais que je ne peux pas apprendre le langage à un enfant. Je passe par exemple par des choses sur l’espace et le temps, (c’est de ça dont je vais vous parler comme exemple), mais je les utilise parce que c’est un bon moyen j’espère, pour provoquer ma petite bousculade.

Du coup ça change tout. C’est très différent de se dire qu’on va lui apprendre à construire l’espace, et les termes spatiaux, puis les termes du temps, etc.
J’ai souvent entendu des orthophonistes qui disaient qu’ils montaient une articulation (pour des enfants qui avaient des troubles d’articulation). Et qu’après, on pouvait passer à la phrase, aux structures grammaticales…
Non ! Et oui aussi… parce que je fais aussi ça, de travailler sur l’articulation, etc.
Mais je crois que mon objectif, il est au-delà de ça.
Il va falloir que je me débrouille pour que, par exemple, tous ces termes spatiaux ou temporels, le sujet parleur se les fasse siens.
C’est à dire qu’à la fois ils vont devoir faire partie du langage, mais pas d’un langage appris, ni du langage qu’étudie le linguiste, mais du langage qu’étudie l’orthophoniste, c’est à dire du package langage + sujet-parleur.
Il faut qu’il les investisse, ces mots.
Chassagny parlait d’un trouble de l’investissement des mots !
C’est une formule très juste ça !
Pourquoi les mots restent à l’extérieur de lui ? Pourquoi avec un grand, par exemple, vous demandez s’il sait ce que c’est qu’un pronom, et il vous dit « Oui, c’est le futur, l’infinitif… » des trucs qui n’ont rien à voir… il a juste enregistré ces mots, mais il ne sait pas ce qu’il y a derrière.

Je vais vous parler de Tina, chez qui je crois que ce petit choc s’est produit.
Elle a 8 ans, j’ai fait le bilan en fin CE1, et elle ne savait pas lire et elle passait en CE2. Elle déchiffrait à peine, plein de sons lui étaient inconnus…
Et puis, 5 ou 6 mois plus tard, il s’est passé quelque chose en séance. Je crois qu’elle a eu « le choc », le fameux choc. Et de fait elle s’est mise à lire presque bien ! (Et maintenant elle lit bien !)
Moi il m’a semblé être témoin de ce petit choc, mais je ne suis pas sûre qu’elle s’en soit rendu compte.
C’est un petit choc qui vous fait regarder le monde, autrement…
On réorganise tout, son propre regard, sa propre comprenette. Rien n’a changé dans le monde autour, cependant, on ne voit plus les choses pareil…
Je crois que c’est un petit choc très, très en rapport avec vous-même, votre place à vous, ou à lui le sujet. C’est ça que je veux dire quand je parle du package langage + sujet.
Le langage n’est pas un outil séparé, à la disposition du sujet, il a des répercussions sur le sujet, en profondeur. Il lui arrive quelque chose au sujet, qui lui vient du langage.

Avec cette petite, c’est arrivé, j’espère que c’est arrivé ! En travaillant sur l’espace.
Voilà comment ça s’est présenté : elle prend une carte qui a la question : « Dans quel pays se trouve Paris ? » Et je l’aide à lire quel et pays. Elle cherche, elle cherche intensément, parce qu’elle est de très bonne volonté et motivée pour tout.
Et elle me dit comme ça tout fort : Paris. Et en disant Paris, elle ne se rend même pas compte que la question demande où est Paris.
Et moi, en essayant de pas être trop rabat-joie, je dis oui, mais Paris c’est où, dans quel pays ? Et encore profonde réflexion… et rien… et je demande, et Port-la-nouvelle, tu dirais que c’est dans quel pays ?
Réflexion intense, et elle dit : Paris !
Et ça fait de la peine un peu… Donc je dis oui mais Paris, et Port-la-Nouvelle ce ne sont pas des pays, ce sont des villes, une grande ville, et une petite ville, et elles sont dans le pays qui s’appelle la France !
Je sens bien que pour le moment tout ça pour elle, ce ne sont que des mots, ville, pays… qui sont restés à l’extérieur... (Comme quand on vous répond Futur si vous demandez ce que c’est qu’un pronom…)
Mais comment faire ? Pour que les mots prennent corps et chair, et soient investis, il faut bien commencer par les introduire à un moment !
Cependant, je sais que là, je ne vais pas la lâcher sur ce ville et pays.
Et évidement je montre sur la grande carte sur mon mur où est la France, etc… Et elle dit Ah oui ah oui !
Puis on prend une carte de la France, où la France est plus grosse que sur la carte du monde. Je vois bien que ça l’intéresse énormément, mais que c’est pris dans une confusion terrible !
Que cette carte de la France soit plus grosse que la France sur la carte du monde alors que je lui dis que la France dans le monde c’est tout petit… Il y a toute la représentation qui est en émoi, là ! 
Et je lui demande ce qu’elle connaît comme autres villes et elle ne trouve rien, alors je lui dis Sigean (c’est le village à côté), et elle dit Oui, oui, c’est là que papa voudrait qu’on aille habiter. Puis je lui dis La Palme, ça aussi elle connaît, elle a un oncle, puis Narbonne, Perpignan… tout ça, ça lui dit quelque chose, mais elle ne sait pas à quoi le rattacher.
Je crois que c’est un peu comme les petits bouts de mosaïque qui n’ont pas trouvé encore à se rassembler.
Et ça, dans ma patientèle, ça a toujours été très, très banal. Ils ne comprennent pas ces choses-là…

Une digression : Par exemple, aux vacances ils sont allés chez Mamie ; mais elle habite où ta mamie ? Quelque fois ils savent le nom. Mais si on demande où c’est cet endroit, ce n’est même pas qu’ils ne savent pas… C’est que la question n’est pas fondée.
S’ils savent que Mamie habite à la Roseraie, eh bien Mamie habite à la Roseraie.
La question OÙ est épuisée. C’est la seule réponse.
Mais l’idée que La Roseraie serait un quartier qui fait partie de quelque chose de plus grand qui s’appellerait une ville, laquelle ville ferait elle-même partie d’un département, d’une région, d’un pays (on peut sauter département et région), ce n’est pas une réponse parce que ce n’est pas une question pour eux.
Le OÙ est clos avec la seule réponse de La Roseraie.
Je suis sûre que vous le voyez tous les jours, ça.
C’est un signifiant qui reste isolé. Pas articulé à d’autres signifiants.
Pas tout à fait parce qu’il est relié à Mamie, c’est déjà pas mal… mais il n’a pas toutes les connections que vous aimeriez qu’il ait. Puisqu’on parle d’un lieu, on aimerait bien en dire quelque chose pour le situer géographiquement.
Alors, avec cette petite, j’ai fait du vrai chipotage.
Elle savait le nom de sa rue, mais pas le numéro.
Et il s’est trouvé que, à ce moment-là, sa maman était partie en avion quelque part avec une copine, des vacances rien que pour elle. Mais impossible de savoir où, mais c’était en avion et là-bas il faisait chaud.
Ça aussi ça a son importance, parce que ça dit bien comme cette petite est un bon sujet, bien volontaire. A la vue de la carte du monde, elle me parle du voyage de sa mère, et quand on essaie de savoir quelle est la destination de la mère, elle ne sait pas, mais elle est un peu comme Sherlock Holmes, elle me donne tous les indices qu’elle réussit à retrouver, en espérant que je vais trouver ! Elle me dit « je sais qu’il fait chaud là-bas ! »
Alors on a parlé de la rue. Puis de toutes les autres rues, et on a parlé du facteur (j’aime beaucoup parler des facteurs) et des adresses.
Et du numéro dans la rue. Donc je lui ai demandé de se renseigner ou de regarder sur son mur quel numéro avait sa maison. Et de demander où sa mère était partie voyager.
On a parlé de tout ça, à quel point c’était important parce que ça permettait au facteur de savoir où mettre ses lettres. Ça permettait aussi aux gens s’ils voulaient lui rendre visite, de trouver sa maison sans se tromper.
Elle adorait écouter ça… Toutes ces rues qui vont former une ville. Et puis plus loin, un autre regroupement de rues et de maisons pour une autre ville.

Des routes entre les deux pour les rallier et les relier. Alors, c’est une digression, mais ça aussi pour moi c’est très important. Quand je parle de ça, ça m’émeut toujours un peu. Parce que oui, les villes sont reliées entre elles par des routes, pour permettre aux gens d’être reliés.
Et moi, ça me fait quelque chose.
De la même façon que ça me fait quelque chose aussi, quand une voiture me fait un appel de phares pour prévenir qu’il y a des flics pas loin, moi ça me fait quelque chose.
Les routes, c’est pour se joindre et se rejoindre. C’est pour moi en immense rapport avec la culture, notre part d’être culturel (on n’est pas des sauvages isolés, on a créé les routes) et la solidarité.
Le type qui me fait un appel de phares, il m’inclut dans son monde. Et je lui suis reconnaissante de ça.
Vous me direz que les réseaux sociaux aussi ça relie, mais là… ça m’émeut moins et c’est dommage.

A propos de relier, autre digression, mais j’y tiens, il y a tout un champ que j’adore aborder, c’est la plomberie.
J’ai un livre illustré avec beaucoup d’images de travaux. Les gros engins tractopelles et autres, mais aussi je pense en particulier à une image où on voit un immeuble en train de se construire et juste devant, au niveau du trottoir et de la rue, il y a comme une coupe, un dessin en coupe, et on voit ce qu’il y a sous la terre : les canalisations, un gros tuyau et plein de tuyaux plus petits qui partent du gros tuyau pour aller vers une maison en particulier. Pour amener l’eau.
Ça aussi, je trouve que ça nous ramène très fort à « notre être de culture ».
On doit pouvoir faire la même chose avec l’électricité, le téléphone… Mais pour moi c’est plus facile avec la plomberie.
Et j’aime beaucoup qu’ils puissent, les enfants, se mettre à parler de ces gens qui ont réfléchi et travaillé pour que l’eau nous arrive au robinet !
Des ingénieurs, des architectes, des maçons, des plombiers, plein de sortes de travailleurs.
Ça aussi, il me semble que ça met en valeur que l’enfant, il est au cœur de ça, que c’est pour lui aussi qu’on fait passer des tuyaux sous la terre.
Et ça le place, ça le situe comme un être de culture.
Interroger les choses évidentes, ça fait beaucoup penser. En plus, ça les étonne les enfants, et il faut profiter de cet effet de surprise. Quand il y a de la surprise, il y a presque à coup sûr un petit espace, un petit blanc, propice à une parole vraie, ou un silence, mais ça fait penser.
Cette idée de relier, c’était ma parenthèse, je la trouve très intéressante aussi, mais ce n’est pas la même que celle de la ville qui fait partie d’un pays.

Ça c’est une histoire d’enchâssement, ou d’inclusion. Un plus petit enchâssé dans un plus grand, lui-même enchâssé dans un autre plus grand, etc.
Ce n’est pas si facile à concevoir.
La fascination des poupées gigognes, c’est ça ! Et qu’est-ce qu’il y a au cœur de la plus petite poupée gigogne, une encore plus petite qui se dévisse pas, qui bien sûr nous fait penser au bébé dans le ventre, et donc à la question de l’origine, et d’où on vient.
Et, rien qu’avec notre histoire de Paris et de France, moi je pense que c’est quelque chose comme ça qui a été mis en branle.
Quelque chose de : « quelle est ma place dans le monde ». Et donc de : « qui je suis », pour être à cette place-là.  Parce que dans sa ville à elle, elle a une maison dans une rue, et cette maison, c’est la sienne et pas celle du voisin.
Et cette maison, on peut la « déterminer » (je vais beaucoup utiliser ce mot de « déterminer ». Pensez à la conjugaison aussi : pour trouver la bonne forme verbale, il vous faut 3 déterminants : de quel verbe il s’agit, quel est son sujet donc quelle est sa personne, et quel est son temps. Quand vous avez ces trois-là, vous tombez sur la bonne forme).
On peut lui donner des déterminants, un numéro et une rue, c’est ce qui la détermine, c’est ce qui permet de la retrouver, ça la caractérise, la rend unique. Et c’est ce qui permet qu’on tombe sur elle et pas sur une autre. D’une certaine façon, Tina aussi est un peu définie, déterminée. Ça ne suffit pas bien sûr à « déterminer », à définir Tina. Bien sûr toute son identité à Tina, n’est pas contenue là-dedans, elle est bien autre chose que : « celle qui habite là », mais il y a quelque chose de ça je pense.
Et ça touche, ça frôle un peu son existence d’être humain, de sujet, parce que c’est de sa place dans un monde géographique, dont on parle. Donc on parle de sa place tout court, donc de son existence.

Le temps
Alors on a l’espace, mais on a le temps aussi. Qui peut être plus fort même que l’espace, mais qui est plus difficile, parce qu’il est complètement arbitraire (le découpage du temps, en minutes, heures, semaines, mois), le calendrier est arbitraire, c’est du symbolique pur.
Alors que, une rue, une ville on peut en avoir une image, une représentation plus facilement.
Mais rien que la question de l’anniversaire, qu’on fait revenir tous les ans… Pourquoi ?
Et ça veut dire quoi ? C’est quoi cette journée-là ? Pourquoi elle n’est pas comme toutes les autres journées ?
Alors il y a le cadeau ou les bougies, ça ils savent.
Mais comprendre que ça commémore leur venue sur terre, qu’avant ça, l’enfant n’existait pas… ça en général ça le laisse baba ! (Vous voyez comme tout ça a à voir avec l’existence du sujet ?)
Le travail sur son adresse, sa rue, son village, son pays, etc. quand on en parle en séance avec des enfants, je m’entends plein de fois ramener l’enfant à SON existence. C’est là que TOI et pas une autre, habites ! Toi et seulement toi.
C’est du langage, mais qui se rattache à son existence. Je ne veux pas que ce langage reste extérieur, en dehors de lui.
Et le temps, en plus ça déborde magnifiquement la seule question du temps puisque ça concerne sa naissance, sa venue au monde.
Avant cette date, tu n’existais pas sur terre, et on ne pouvait même pas penser à toi puisque tu n’existais pas encore.
C’est fort, ça ! Enfin… sauf quand il est dans le ventre, là on y pense.
Donc le jour où tu arrives sur terre, tu te rends compte ? La face du monde en est changée. Il y a une personne nouvelle de plus. Ceux qui t’attendent te connaissent enfin. On commence par te donner un prénom… etc. etc…
Tout ça, ça peut faire sentir et comprendre qu’il y a des déterminants qui le déterminent.

Et moi je fais un parallèle très étroit avec ce qui se passe pour les signifiants
Alors ça peut paraître très abstrait, mais je crois qu’au contraire c’est très concret, plein de chair.

Quand un enfant commence à saisir qu’il est lui parce qu’il a une naissance tel jour, un endroit où il vit, un nom (je n’ai pas parlé du nom… mais il y aurait beaucoup à dire sur le nom… Comment un enfant peut-il comprendre quelque chose à la grammaire plus tard, s’il n’a pas senti en lui que les noms servaient à nommer, à appeler, une main, un doigt, une table… bon je laisse les noms).
C’est ça que j’appelle des déterminants pour le définir. Ça lui donne des contours. Il est cette personne-là et pas une autre.
Et pour moi, il se passe exactement la même chose avec les signifiants.
Qu’est-ce qui justifie l’existence d’un signifiant ? Eh bien, il est ce que tous les autres ne sont pas. Il est unique, comme la petite personne, qui est unique, 
Vous vous souvenez, les paires qui s’opposent, présence ça veut dire présence parce que ça s’oppose à absence. Je ne sais pas si présence existerait s’il n’y avait pas le mot absence, la non présence.
Cette idée, c’est un des principes du signifiant.
Ce qui borne un signifiant, c’est ce qui le différencie de tous les autres !
Et ce qui borne un être humain, c’est ce qui le différencie des autres, c’est qu’il n’est pas les autres. Je fais ce parallèle. Sûrement abusif, mais je le fais quand même…
Les enfants qu’on a bornent très mal les signifiants !
Quand on pose une devinette du style, quand elle tombe, elle me mouille, il faut répondre, la pluie. Mais il faut laisser tomber tout ce qui est : la douche, la baignoire, le bain, et tout ce qui évoque la chute, tomber, se faire mal…
Et c’est souvent ça qu’ils disent, parce qu’ils sont essentiellement, et trop, guidés par le principe de la métonymie, d’association en association.

Tous les jeux qu’on a dans nos bureaux travaillent sur ces choses-là. Définir, déterminer les bons signifiants… pour les comprendre et pouvoir s’en servir.
Par exemple le Déducto. Vous avez des petites phrases qui renvoient à une seule image, pas à 2. Son manche est rouge et court. Ça renvoie à un couteau, il y a 3 couteaux avec des manches différents. Donc c’est facile, parce que le jeu offre un monde réduit. 3 choix, c’est facile.
Alors que le vrai monde et le vrai langage offre une infinité de choix, parce que les associations de signifiants sont infinies…
Voilà j’appelle ça « Borner le signifiant ». Et du coup, ça vous borne vous aussi, votre être, votre existence.
Et le contraire dans l’autre sens : si vous vous bornez mieux vous-même vous êtes plus apte à borner les signifiants !
Et il vous paraît alors évident que chaque signifiant a sa raison d’exister :  un signifiant, il est ce que les autres ne sont pas, donc il y a nécessité de bien le borner, pour le connaître, pour le comprendre ! Et pareil pour vous, vous êtes cette petite personne-là, et pas une autre, la preuve c’est que vous avez vos déterminants propres.
Je vous donne des exemples de signifiants mal bornés :
Par exemple : « il n’y a aucun chat dans cette maison », et ils vous montrent une image où il y a le chat, puisque ça parle de chat. Le mot aucun, la négation… il n’a ni la capacité ni la rigueur pour s’en occuper.
Et puis tous ceux qui procèdent par analogie phonétique. « Une prairie » tu sais ce que c’est, hein ? « Oui oui c’est la mairie ».
Exemple d’un enfant qui prend une image d’aquarium avec un poisson quand je lui lis la phrase : Prends le ballon dont les pois sont petits. (Alors que nous avions bien commenté ce qu’étaient les gros pois, les petits pois, etc. Il entend « poisson » dans les pois sont petits)
Famine, fait penser à famille. 
Comment s’appelle le magasin où on achète le pain. Le midi ! La pizza
Vous voyez, toutes ces réponses sont faites sur… (je ne veux pas trop vous embrouiller), mais ce sont des réponses qui se font sur l’axe horizontal du langage. Ils associent des mots qui ont un rapport entre eux, c’est l’axe de la métonymie.
Alors qu’il faudrait qu’ils utilisent l’autre, l’axe vertical, de la substitution. A la place de magasin, il faut dire boulangerie. L’axe des substitutions, c’est là où se passe la métaphore, et non plus la métonymie.
C’est ce que je veux dire quand je dis que les mots sont mal bornés. C’est à dire qu’on ne tient compte que d’un aspect, ou que d’un seul mot de l’énoncé, sans tenir compte du reste, des autres mots, de leur place, de la structure grammaticale dans laquelle ils sont. La structure grammaticale elle aussi est signifiante. Par exemple partir de Paris ou partir à Paris ce n’est pas la même chose. Une tasse à café, ce n’est pas non plus une tasse de café.
En général, ces enfants-là ont la métonymie envahissante… ils procèdent par glissements, de signifiants à signifiants, par association.
On sent bien que le sens et la forme ne se nouent pas fermement. Rien n’est sûr, si prairie c’est comme une mairie
Lacan a parlé de point de capiton. C’est une représentation très juste ! Quand, à la fin d’une phrase, le sens vous apparaît, c’est que ça capitonne, ça fait un bien fou !

Je reviens à mon petit choc. Qui m’a semblé se produire en parlant de son adresse, de sa rue, ce qui a ramené Tina à son existence propre !
Et quand ils commencent à chatouiller ces questions-là, peut arriver une pensée du genre : Ha, mais si c’était pas moi, comment je serais ? Et d’abord est-ce que j’existerais ? Est-ce que je pourrais être quelqu’un d’autre ? Ou bien est-ce que je n’existerais pas, alors ?  Mais j’existerais peut-être quand même mais j’aurais d’autres parents ? Mais ce serait moi ou ce serait pas moi ?   Est-ce que je pourrais être un autre…

Bon… c’est vertigineux. Pas de réponse à ces questions…
Il y en a qui diront que ça ne sert à rien puisqu’il n’y a pas de réponse. Comme si on ne parlait que pour avoir des réponses !
Ces questions, ou ces élucubrations, elles valent juste parce qu’elles peuvent être énoncées, même pas énoncées, pensées, de sa place à lui, l’enfant.
Mais quand ça arrive… waouhhh… je trouve que c’est magnifique… on a presque gagné ! Il va peut-être enfin pouvoir apprendre de partout ailleurs…
Un petit choc, qui vous décolle, ça bouscule.
Sur l’écran, les petits morceaux se réorganisent.

Alors je ne suis pas en train de vous parler de ce que ça peut faire émotionnellement, d’un point de vue affectif par exemple.Vous avez vu que je vous ai rien dit de l’anamnèse de Tina. Je ne veux pas parler de ça. (Alors que c’est très important ! Et bien sûr qu’il peut y avoir des choses compliquées, douloureuses, que vous allez toucher du doigt. Ça se parle dans l’accompagnement singulier avec l’enfant).
Moi là, je vous parle d’un point de vue « technique du psychisme », je ne sais même pas si le mot « psychisme » va bien … c’est peut-être mieux de rester cantonné à « fonctionnement du symbolique » et donc le fonctionnement du langage. Une machinerie quoi. Ce n’est pas péjoratif pour moi ! C’est plutôt … grandiose !

Pour cette petite Tina, on n’a pas soulevé explicitement ces questions de Qui suis-je ? Si c’était pas moi je serais qui, etc. On n’a pas déroulé ça…
C’est un peu comme dans la TA (technique des associations), quand il y a le blanc, à droite du mot… qui est comme l’intime du sujet, ce qui ne s’énonce pas…Avec Tina, on n’a pas abordé ça ! Non pas que je me sois retenue, mais c’est que… je m’en suis fichue un peu…  Il m’a semblé qu’elle faisait ce chemin intérieur, en la voyant la bouche ouverte, un peu surprise… Il m’a semblé que j’entendais des rouages qui se mettaient en branle, et qu’elle était en train d’attendre que ça se stabilise à l’intérieur.
Et aussi, parce que, à moi, ça m’a fait de l’effet, j’ai senti, en moi, comme une jubilation, parce que j’ai cru, j’ai voulu croire, qu’il se passait quelque chose de cet ordre-là chez elle… 
Mais peut-être que ça, c’est uniquement mon imaginaire, et que rien de ça n’a eu lieu ! En tout cas, la semaine suivante, elle m’a bien dit où était partie sa mère en avion et quel était le numéro de sa maison. Ce n’était pas parti aux oubliettes !

Ce n’est pas tellement un protocole neuroscientifique. Moi je dirais que c’est un peu « philosophico-poético-bordélique »

Mais c’est ça que j’essaie de mettre en branle : dans le cas de Tina, il m’a semblé que ce petit choc non seulement avait eu lieu, mais aussi qu’il témoignait de sa mise au travail.
Pour d’autres enfants, c’est plus dur : s’attacher à introduire du sujet dans le langage, ou du langage dans le sujet, et à faire tenir les deux, pour ne pas que le langage reste extérieur, ça peut être beaucoup plus difficile.
Avec Tina, on l’a abordé avec cette histoire de ville et de pays, puis sa rue, son adresse, c’était assez facile je me dis maintenant…
Cette mise au travail, je ne sais pas bien dire si c’est conscient ou inconscient, mais c’est un peu comme un remaniement intérieur qui se fait et ça bouscule, parce que c’est toute la personne qui est remaniée aussi du coup… Et ses limites, son bornage, ses contours sont donc concernés…
Autre chose : Tina est une petite fille « normalement névrosée ». Elle n’est pas du tout psychotique. Avec un psychotique, ces questions de qui suis-je, etc. ça ne se présenterait pas du tout pareil et ça pourrait être très angoissant.

Conclusion

Voilà… Je voulais vous parler de l’espace, du temps, des enchâssements, des distributions, des tuyaux de plomberie, des routes, du facteur… des minutes, des jours des années…
Et du coup je n’en ai pas parlé mais vous voyez que c’est du même ordre, je n’ai pas parlé des lettres contenues dans des syllabes, elles-mêmes contenues dans des mots eux-mêmes contenus dans des phrases, qui ne sont pas la même chose que les lignes, etc. etc… vous connaissez toutes ces confusions…C’est ça le merdier de la clinique orthophonique. Merci Roland Gori.
C’est un merdier, mais c’est un merdier prodigieux car si ce merdier aide un enfant à comprendre qu’il fait partie de ça, et qu’il y a une place, et que du coup ça ordonne et organise un peu son monde pour sortir de la confusion, ce n’est pas rien.

Je voudrais encore rajouter un petit quelque chose, je pense à Freud et le stade du miroir quand l’enfant se découvre dans l’image et découvre qu’il est « UN », et unifié. Et on dit qu’il jubile. Et dans le Fort-Da aussi.
Ce sont des moments charnières dans la construction du psychisme.
Dans ce dont je vous parle, il y a de cela aussi, de l’ordre de la jubilation, il y a la surprise, et le plaisir à juste manier des notions comme l’enchâssement, la distribution… qui ne sont que du langage, du plaisir à manier le signifiant, tout simplement manier le signifiant, en ayant l’illusion –parce que c’est une illusion– qu’on en est un peu le maître.

C’est forcément une illusion, on n’est pas maître des signifiants (les lapsus, les malentendus, le discours amoureux tout ça…), toutefois, on peut trouver à s’y loger de différentes façons, au cœur des signifiants.
Et il y a des façons bien plus enviables que d’autres.
Je pense à tous ces enfants nourris de vidéos et de dessins animés, qui entendent un flot verbal continu, dans lequel ils ne peuvent pas s’intercaler, ça s’écoule tout seul, et sans eux.
Je me figure un enfant devant une vitre. Derrière la vitre, il y a les mots qui passent à toute vitesse, et il ne peut en attraper aucun.
Ces enfants-là sont habitués à ne pratiquement rien comprendre. Pour eux, le langage c’est ça, ce flot où ils ne trouvent pas à s’insérer pour se faire une place.
Ils flottent là-dedans, jamais ancrés…
Alors quand ils ne comprennent pas, ils ne demandent pas, ils ne sont pas agacés ou frustrés ou énervés de ne pas comprendre, puisqu’ils sont habitués, c’est leur rapport au langage qui est comme ça (quand on pense que prairie et mairie c’est pareil…). Ça ne capitonne jamais, ça ne fait jamais point de capiton. Moi je trouve ça terrible, mais on en voit énormément…

Un bémol, c’est que même si je pense que la mise au travail s’enclenche, l’effet boule de neige, avec l’enfant qui apprendrait de partout, n’est pas garanti ni assuré en une fois.
Les petits bouts de mosaïque ne vont pas venir s’agencer tout seuls. Malheureusement…
Je crois que quand on est depuis tout petit dans une confusion plus ou moins importante, on a du mal à la lâcher… parce que c’est ce qu’on connaît, l’univers de la confusion. Ça ne doit pas pouvoir se quitter si facilement…

Cette difficulté à laisser tomber ce système de la confusion pour entrer dans un système ordonné, c’est aussi le merdier de la clinique. Et on est bien loin des histoires de normes.

Et j’ai fini. Merci beaucoup de votre patience !

 

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