Texte – Orthophoniste(s) et / en littérature

Orthophoniste(s) et/ en littérature (PDF à imprimer)

Orthophoniste(s) et/ en littérature

Par Virginie Amoureux, orthophoniste

 

Notes de lecture
D’après « L’Homme aux trois lettres » Pascal Quignard. Grasset
« Gratitudes » Delphine le Vigan. Le livre de poche
« Une forêt dans la tête » Violaine Schwartz. P.O.L


Travailler avec notre meilleur outil : les mots.
Même en leur absence.
Même quand nous sommes assourdis par ceux de l’autre.
Même lorsque nous restons cois.
Même quand on peut fugitivement éprouver ce qu’est sans doute de s’y perdre.
Même lorsqu’ils se présentent avec un traitre décalage.
Même quand on n’a pas su les retenir, qu’ils ont trahi, blessé.
Même quand ils restent lettre morte.
Même quand ils sont désaffectés, vides de substance.
Même quand notre voix ne sonne pas.
On peut quand même avancer que les orthophonistes croient, ont foi dans les mots.
Nous avons nos hauts et nos bas. Parfois des envolées qui nous transportent où de l’espace nous gagne, parfois des effacements et l’on peut être plus que démuni, dégoûté car ils ne résonnent ni ne raisonnent plus en nous, abandonnés que nous sommes alors.
En principe, ils renaissent, nous avec eux, souvent grâce à ceux de l’autre quand on sait, avec nos mots et nos maux lui demander de l’aide. Nous atterrissons de nouveau et l’on reste pour un temps en pays connu : celui de notre métier et de ses attributs, les mots toujours et de toujours.

« Mot » et « littérature ». Je sais, pour beaucoup d’entre nous, mais pas pour tous.
Nous sommes assez bien placés pour soutenir cette thèse, « mot » et « littérature » pour tous, non, pas vrai !
S’ils deviennent accessibles, outils, pleins de sens, pratiques, à disposition, cela représente déjà un trésor. Quand ils se dévoileraient, de gauche et de droite à plat sur les feuillets au pli marqué et soutenus par la reliure, on entrerait oui, en littérature.
Et pourtant :
Le mot « littérature », d’après Pascal Quignard dans son livre « L’Homme aux trois lettres », est sans origine. Il écrit :
« J’aurai consacré ma vie à une proie insaisissable. Dont le nom n’a aucun sens. Ni usage, ni fonction, ni dessein, ni origine, ni but. » Ainsi clôt-il son chapitre.
CHAPITRE IX Le mot littérature est sans origine…….p.58

Je rapporte de ma lecture que je partage :
C’est le 17 mars 1969 qu’Emile Benveniste dit lors de sa dernière leçon au Collège de France à laquelle, j’imagine, Pascal Quignard assistait, que le mot littérature est sans origine et que de connaître de quoi le mot littera serait dérivé serait décisif.
Pascal Quignard écrit que les anciens Romains, face à cette question qui les troublait sans doute,s s’en sortaient par quelques jeux de mots qui ne les convainquaient pas eux-mêmes.
Il parle des anciens, de Hésychius (1) dont il rapporte ceci : le pluriel latin litterae, les lettres, serait une métamorphose du pluriel grec diphtherai, les peaux.
La racine de diphtherai renvoie à la peau travaillée et lissée mais diphtherai est un pluriel et donc, désignait plus largement les deux tablettes liées entre elles, articulées l’une sur l’autre, s’ouvrant en dyptique.(« Le livre codex ouvre deux pages . C’est un angle, dans l’espace, où le visage s’introduit, où la vue plonge. »p.9

Je passe et je lis :
« Litus en latin, c’est le rivage qui borde l’océan. La littérature serait la rive qui borne la langue »
Je vous laisse découvrir la suite, cela me plaît beaucoup, mais hélas, c’était annoncé,
je lis ensuite que ce « renvoi latin n’est qu’un calembour et que , oui, oui, « Litoralis, le littoral, ne tient pas devant litteralis, le littéral. »
Les mots de l’écrivain que je lis à la suite de ceux que je vous rapporte sont un délice, mais je dois couper pour en venir au « petit lit-(qu’il faut sans aucun doute préserver au cœur du mot lit-térature comme son noyau primaire) »
« Sans aucun doute », voilà qui sonne bien. Essayons de nous poser.
Pascal Quignard nous enseigne que les mots latins « litera » et « litura » sont très proches, « ce dernier parfaitement attesté au sens de rayure, incision, rature. »
Voilà ce que nous devrions dire à nos patients qui ne peuvent que « gommer » leur erreur lorsque déjà ils admettent que c’en est une…
-Tu sais, la rature est ancienne, elle est gravure, elle est signe, elle s’inscrit dans l’histoire de l’humanité !
« Les Romains nommaient libri lituraii les brouillons autographes des écrivains.
Ce que nous nommons des -manuscrits-, ils les nommaient des livres de-ratures- »

Attendez encore et savourez :
« Litura dérive de lino, enduire, recouvrir d’écriture, recouvrir de traits. »
Les Romains pratiquaient ceci consistant à enduire une tablette de buis légèrement excavée d’une fine couche de cire tiède, de la cire d’abeille.
La surface est lissée et séchée. Avec un stylus, (sti-lus) un poinçon, piquez( qui se dit stin-go), la surface de cire.
Pour effacer ( il n’y a donc pas que nos patients qui veulent effacer), retournez le stylus et, du plat de la lame métallique, on efface la lettre qu’on ne veut plus voir.
Donnons alors également à la gomme sa juste place, tout à fait ancienne également !
Mais dit Pascal Quignard, « Effacer n’est pas raturer. Une rature c’est inciser une incision pour en détruire l’aspect. »
Je vous offre quelques phrases à la suite de cette dernière :
« Les premières ratures figurent sur les parois des grottes paléolithiques les plus anciennes. Ongles d’hommes qui griffent les griffures d’ours dans les grottes d’Europe. Ou les traces des serres des oiseau dans la Chine ancienne. Ou l’écaillement des traits sur les carapaces des tortues qui disent, in futuro, l’à-venir avant que le temps passe. »
Quelques photos de ces vestiges nous aideraient peut-être, sur un coin de notre bureau, à montrer, preuves à l’appui, ce que peut être la beauté d’une erreur…
J’arrête là pour cet ouvrage la danse des deux points, des guillemets, des paraphrases et des parenthèses et je recommande de toute façon la lecture de l’ouvrage, profond, nourrissant et donc difficile !

J’ouvre maintenant sur « Les Gratitudes » de Delphine de Vigan. Celui-là m’a laissée sur ma faim « littéraire », question d’attente personnelle. Mais, mais…je ne peux passer sous silence un livre au sein duquel se niche, entre autres personnages, un orthophoniste. Delphine le Vigan l’a prénommé Jérôme.
Qui de nous en a trouvé d’autres, des orthophonistes dans un roman ? Oui, des orthophonistes qui se sont glissés dans un roman ?

Jérôme, p.123 :
« Je suis orthophoniste. Je travaille avec les mots et avec le silence. Les non-dits. Je travaille avec la honte, le secret, les regrets…et la peur de mourir. Cela fait partie de mon métier. »
« Orthophoniste » et « mots, silence, non-dits, honte, secret, regrets, peur, mourir…métier. » C’est ce que je lis, c’est écrit par la romancière.
Jérôme, encore :
« En quelque semaines, son élocution est devenue plus lente, plus sinueuse, elle s’arrête parfois au milieu des phrases, complètement perdue ou bien elle renonce au mot manquant…Je suis vaincu. Je le sais…Il faut lutter. Mot à mot…Sans le langage, que reste-t-il ? » p.113

Elle, c’est Michka, Madame Seld, Madame Michèle Seld que son amie Marie appelle Michk’:
« Puis la voix de l’opératrice de téléassistance s’élève dans la pièce.
…Est-ce que vous pouvez me dire où vous êtes madame Seld ?
-dans le salon.
-Vous êtes blessée ?
-Non, mais…Je suis en train de perdre.
-Vous avez perdu quelque chose ?…
-Qu’est-ce que vous avez perdu, madame Seld ?
-Cela ne se voit pas. Mais je le sens ? Ça s’échappe…Ça s’échappe…
-J’ai le nom de mademoiselle Chapier. Je l’appelle ?…
-Souhaitez-vous que je l’appelle ?
-Oui, s’il vous plaît. Dites-lui que je voulais pas la… démanger, mais c’est parce que je suis en train de perdre quelque chose, quelque chose d’important. »p.14, 15, 16

Mademoiselle Chapier, Marie pour les familiers que nous devenons d’emblée :

« Ben alors , Michk’, qu’est-ce qui se passe ?
-Je ne sais pas. J’ai peur.
-Je vais t’aider à te lever, d’accord ?
-Non non non.
-Mais Michk’, je suis venue il y a trois jours, tu marchais bien, avec ta canne. Je suis sûre que tu peux te lever. …Je t’ai raconté quand je suis tombée dans le salon ?
-Oui, Michka, tu m’as raconté.
-La bête la première ! …
Nous nous sommes dirigées vers la cuisine. Elle s’accrochait à moi et avançait à petits pas. Peu à peu, j’ai senti qu’elle reprenait confiance.
-C’est pas si pire… »
Un récit avec Michka, Marie et Jérôme. Rien qu’eux.

Oui, mais à l’Ephad :
« Ici. Ce n’est plus du tout comme avant. Le niveau baisse, tu sais. Les résignants, il y en a deux qui sont morts…
-Des résidents ?
-Oui. Deux dans une même semaine. Madame Crespin, c’est elle qui recevait des colis avec des bâtons secs, eh bien…dans la nuit, pfffuit , comme ça.
-Ça t’a fait de la peine…Tu l’aimais bien, madame Crespin.
-Oui…Mais tu sais, on est des vieilles ? je te l’ai déjà dit, il faut être…réalistique, au bout d’un moment, ça ne peut plus durer ? Ça commence à bien faire, même. Ce n’est pas triste, mais ça fait peur.
– Et l’autre dame, tu la connaissais ?
-Non, elle était au quatrième ? Au quatrième. Chez les…Ils ne sont pas flous, tu sais, mais ils sont comme des fantômes qui préambulent la nuit, alors il faut les fermer..»p.85

J’aurais rêvé, après avoir lu ce livre que tout reste ainsi, qu’il n’y ait pas d’intrigue, rien qui fasse ce qu’on appelle la trame d’un roman. J’aurais voulu voir s’effacer l’idée, donc ne plus voir l’idée, ne plus la sentir. Les « histoires » personnelles de Marie et de Jérôme m’ont encombrée.
En peinture :
« Le tableau est fini quand il a effacé l’idée.
L’idée est le ber du tableau. » Georges Braque, cahier de G.Braque. 1947
« L’écriture cherche sans fin autre chose que ce qu’elle note de ce qu’elle évoque.
L’écriture ne lit jamais : elle pense toujours ; » Pascal Quignard p.54
« Tout amateur d’art authentique tombe dans la scène.
Les « yeux » du lecteur n’observent pas l’objet qu’il tient entre ses mains ; le livre est oublié ; ses yeux sont fascinés par autre chose ; ils sont déjà avalés par le corps autre qui les mobilise tout entiers. La lecture est un carmen (2), un charme, un chant de sirène, un odos chamanique, un tao nébuleux… »

J’aime cet orthophoniste qui sait ne pas se servir de ce qu’il apporte dans la chambre de sa patiente, ses images, ses phrases à trous ; j’aime les contradictions dans lesquelles il baigne parfois entre ce que son savoir lui dicte et ce qu’il vit en direct ; j’aime la manière dont il se laisse porter par le sens du courant qui l’embarque dans le monde autre, altéré de Michka. Et j’aime que ce livre m’ait été offert par un membre de la famille d’un monsieur âgé avec lequel je travaille : « GRATITUDE »
Alors c’est amusant et violent en même temps de découvrir à quelques semaines d’écart la non-nommée qui sévit à la Pitié-Salpêtrière, service neurologie. Non nommée par sa fonction : le mot orthophoniste ne s’inscrit nulle part dans le roman. Mais, elle, l’orthophoniste du service de neurologie est bien identifiable comme la dame au chignon bien tiré et à la blouse blanche, sèche et autoritaire et efficace, très peu sensible et c’est un euphémisme, aux signes de fatigue et de détresse de sa patiente.
Il s’agit bien d’un roman. Violaine Schwartz, « Une forêt dans la tête ».
D’après ce que je glane comme informations la romancière a bel et bien trouvé sa source d’inspiration au cœur de son vécu. Bravo à l’orthophoniste, on peut dire qu’elle a bien fait son boulot ! Les mots sont revenus ! C’est écrit, c’est dit, c’est plein d’humour, c’est humain, je peux m’identifier. A la narratrice je précise, non à l’orthophoniste !

Je retrouve un fantôme vieux de hum…de plus de quarante ans !

A peine avais-je franchi, il y a quarante ans donc, le seuil du service de neurologie de ce même hôpital qui vit l’écrivaine et sa narratrice y séjourner et y revenir, non en tant que
patiente mais en tant que stagiaire, que je me suis sentie mal, mal, mal. Je n’ai pu y rester. J’écrivis au médecin du dit service, pour me désister sans masquer mon trouble, et en me rendant personnellement à l’évidence que je pouvais d’emblée rayer de mes compétences celle de travailler avec des patients aphasiques. J ’aimerais penser qu’aujourd’hui, certaines choses et certaines personnes ont changé, certaines personnes aux certaines blouses blanches endossées, flanquées de certains exercices imposés. Non, si je lis bien ces lignes :
« C’était quoi la première phrase d’aujourd’hui ?
-Je ne m’en souviens plus.
-Vous n’êtes pas très concentrée, aujourd’hui.
-J’ai très mal dormi, c’est pour ça.
Une maîtresse d’école surgit brusquement de ton enfance, avec ses ongles peints très longs, très rouges, ses talons aiguilles, elle donnait des fessées déculottées sur une table… »
Cela se fait encore.
Donc, « Une forêt dans la tête », oui, commence dès la première page du premier chapitre, par un vrai personnage, une dame orthophoniste, bien du métier que nous partageons et après tout, même si sèche et sévère et convaincue sans doute et reconnue
pour ses résultats, quand même dans un vrai roman. Elle a de la chance, non ?
Bon, elle ne va pas rester dans la chair et les os de mots imprimés jusqu’à la dernière page du dernier chapitre mais son impact, oui et après tout, si rigide et implacable qu’elle ait pu être, elle n’en participe pas moins, à son insu, au risque de vie que prend la narratrice pour se sauver. Dans cette fiction où rien n’est tout à fait inventé d’après mes sources, on aimerait aider la narratrice à se dépolluer des mots qui lui ont été sommés d’écouter, de retenir, de répéter et pour lesquels elle se sent coupable de coller en catimini un sens, des liens afin de les restituer. Elle se fait reprendre durement, elle ne peut pas jouer avec.
Cela tourne à l’obsession, de nuit, de jour et quand il lui faut en trouver d’autres, des vivants, au fil des jours, ils sont cachés, elle tombe à côté, elle a honte.
« Mais avant de connaître la dame en blouse blanche, c’était pire. C’était bien pire…
…On peut donc en conclure que tu as progressé.
Mais oui. Et heureusement. Vu le temps que tu y passes. Tu travailles avec acharnement. Tu réécoutes la voix de la dame en blouse blanche enregistrée sur ton dictaphone, dans le métro, au fond de ton lit, partout, et en boucle. Tu connais se inflexions par cœur, le souffle de sa respiration. Tu engranges des listes de mots. Tu gaves ta mémoire fatiguée . »p.14,15

Elle rêve de l’été à venir où elle partira loin, loin de tout cet univers. Elle convoque des images, des portraits, des trajets, toujours pour les mots de la mémoire, pour les enchâsser dans des exercices qu’elle s’impose lorsqu’elle se réveille bien trop tôt chaque matin dans sa solitude. Elle se sauve en pensée en revoyant les yeux, des yeux très bleus, le regard magnétique d’une femme qui vit là-bas, « une grunge »…
Et partant loin, loin là où personne ne sait ce qui lui est arrivé, sa pensée file enfin librement.
« Calendrier, horaires, contraintes, là-bas, tu écoutes les geais, tu cherches des girolles, tu plantes des tournesols, tu te balades avec Frida, et son chien galope devant. »p.26
Alors la surprise la prend au mot :
« Tout de suite. Hop.
…Soudain tu penses : mais pourquoi attendre l’été, finalement ?
Et tu penses encore : je suis disponible, après tout ? »p.27
Là-bas, personne ne sait ce que tu as vécu, il y a presque un an et demi déjà, donc là-bas, ça n’existe pas . »
Sauver sa peau après le traumatisme, échapper aux peurs et à la dame en blouse blanche, aller là où personne ne sait ce qu’elle a vécu, où « ça n’existe pas. »
« Ce sera le nouvel exercice du programme : faire les choses pour de vrai. »

Sans doute l’impulsion d’écrire maintenant ce que d’autres liront peut-être m’a-t-elle été donnée par ces mots :
« faire les choses pour de vrai », tout comme la fille de mon patient a agi en me faisant passer son cadeau par son père, tout comme ce que pense et écrit Pascal Quignard a secoué et nourri ma pensée et posé des énigmes et c’est agréable car ses mots sont beaux, porteurs d’images d’or et d’argent d’un temps ancien d’où naissent des sensations , tout comme ces deux romans où le surgissement de « l’orthophoniste », en belles lettres imprimées ont agité et réveillé en moi le désir de répondre à cette reconnaissance.

(1) Hésycchius, du grec ancien « celui qui calme », grammérien grec d’Alexandrie. Vè ou VIè siècle probablement. (google)
(2) Carmen : habitation typique de Grenade…représentation de la beauté de l’espace intérieur préservé…sorte de paradis pour son propriétaire (google)

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