Texte – « Du jeu au je »

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Intervention à la journée d’études des Ateliers Claude Chassagny. Paris, 17 octobre 2009.

« L’étrange, quand la clinique orthophonique se confronte à la psychose »

 

« Du jeu au je » : histoire d’un groupe thérapeutique d’enfants

Dominique RIPAUD, psychomotricienne et Maryse NAUROY, orthophoniste

La conception de ce dispositif ; nos présupposés bousculés par les enfants dans la dynamique du groupe. L’évolution du jeu (du chaos à des constructions ludiques…), le dessin étonnamment investi, la création de rituels… Dans ce cheminement avec des perceptions croisées, comment doutes et certitudes contribuent-ils à l’histoire, toujours singulière, d’un groupe ?

 

Origine du projet :

Nous avons travaillé ensemble dans un Centre Médico-Psychologique qui prend en charge les enfants de la naissance à six ans. L’équipe est constituée de deux pédopsychiatres, une psychologue, deux psychomotriciennes, une orthophoniste, et deux éducateurs.
Le groupe que nous avons co-animé est né de notre questionnement quant à la réponse à donner à des demandes de double indication (orthophonie + psychomotricité) ou des hésitations entre l’une ou l’autre indication. En effet, dans le cas de psychose infantile, la construction psycho-corporelle d’une part et l’appropriation du langage d’autre part sont en souffrance. Par quoi commencer ? Le corps, le langage ? Le langage, le corps ? Ne trouvant pas de réponse, nous avons été amenées à envisager d’allier nos spécificités professionnelles en utilisant le cadre thérapeutique groupal dont nous avions l’une et l’autre l’expérience par ailleurs.
Nous avons pris appui sur des apports théoriques ; par exemple, la lecture d’écrits de Winnicott, Didier Anzieu, Geneviève Hagg, Laurent Danon-Boileau, Pierre Privat, Dominique Quelin… Toutefois, c’est essentiellement la démarche clinique qu’il nous semble intéressant de vous exposer ici.

Après un descriptif des groupes, qui sera en quelque sorte un rapide croquis vous campant la scène, nous partagerons avec vous quatre axes de réflexion clinique:

– D’abord l’idée que chacun puisse s’approprier un objet dans le groupe et comment les enfants s’en sont saisie.

– Puis, il sera question des mouvements et thématiques ayant accompagné une évolution allant d’un véritable chaos à des constructions ludiques partagées.

– Ensuite, nous aborderons comment nous avons été amenées à faire évoluer le dispositif. Nous l’illustrerons avec l’exemple du dessin.

– Enfin, il sera question de la co-animation du groupe et de nos spécificités professionnelles.



Descriptif des groupes :

L’expérience dont nous allons tenter de vous faire part est celle de deux groupes thérapeutiques, d’une durée de deux ans et demi environ, accueillant l’un 4 enfants et l’autre 5 enfants. Les enfants sont âgés de 4 à 7ans au début du groupe. Ils nous ont été adressés par un consultant qui a préalablement engagé un travail avec les parents et l’enfant et qui restera référent pendant la durée du groupe et ensuite.
Pour la plupart de ces enfants, les interactions précoces ont été perturbées, souvent en lien avec une indisponibilité psychique ou une dépression maternelle. Plusieurs d’entre eux ont présenté des retraits autistiques très alarmants dont ils ont pu sortir progressivement dès lors qu’un suivi régulier s’est instauré. D’autres présentent des traits psychotiques ou des dysharmonies graves. Ce sont donc des enfants aux profils divers ayant en commun des troubles psychiques entravant la relation et l’inscription dans le champ symbolique. Ils sont, scolarisés en maternelle avec des aménagements ou, pour deux d’entre eux, dans des institutions spécialisées.
Le groupe thérapeutique a lieu tous les mercredis et leur est présenté comme destiné à leur permettre de pouvoir jouer ensemble. La séance, d’une durée de 3/4h environ, se tient dans une grande pièce équipée d’un mobilier de base (tables , chaises, fauteuils…), ainsi que de blocs de mousse aux formes diverses et de tapis de sol. Le groupe se déroule selon deux temps. D’abord un temps de jeu pour lequel les enfants disposent de divers objets contenus dans un grand sac : toile et couvertures, cerceaux, ballons, peluches… Puis vient un temps de dessin. Par ailleurs, la séance est, en principe, bornée par des rituels de début et de fin. Nous y reviendrons.
Il s’agit de groupes fermés, c’est-à-dire n’accueillant pas de nouveaux venus en cours de route afin d’offrir aux enfants une configuration groupale d’une grande stabilité. Nous avions peu de certitudes mais au moins une : pour être thérapeutique, le groupe doit être porté, accompagné par l’équipe du centre et aussi par une réflexion clinique en dehors de l’institution. Nous avons donc souhaité une supervision pour élaborer avec une psychologue extérieure à partir de nos ressentis et interrogations. Nous avons aussi échangé régulièrement avec des collègues pratiquant de tels groupes dans une autre institution.


L’idée que chacun puisse s’approprier un objet dans le groupe et comment les enfants s’en sont saisie :
Lorsque nous avons construit ces projets de groupes, nous avons souhaité que chaque enfant puisse s’approprier un objet lui servant de support et d’intermédiaire, en premier lieu lors du rituel de début de séance où l’on se dit bonjour et restant disponible par la suite au cours du jeu. En effet, pour des enfants dans une telle fragilité narcissique il nous paraissait intéressant qu’ils puissent, dans un travail d’élaboration de la représentation de l’absence et du sentiment d’identité, s’appuyer sur un objet concret représentant chacun au sein du groupe.
Sur l’un des groupes, il s’agissait d’ours en peluche. Au tout début du groupe, les ours sont interchangeables, puis, en quelques semaines, nous voyons chacun s’approprier l’objet ours, choisi pour sa couleur ou sa texture. Les ours semblent être le prolongement de leurs mains, puis, cet objet ours va devenir l’ours rouge de Delphine, l’ours poilu d’Arthur….
A chaque séance, c’est avec ces ours que la présence ou l’absence d’un participant se parle ; ce qui, de notre point de vue, ne serait pas possible, avec ces enfants là, sans un support matériel. L’absent est absent mais son ours est toujours là, ce qui leur permettra, plus tard, de prendre conscience que le membre absent fait toujours partie du corps groupal.

L’ours est un support de projection d’angoisses archaïques : il peut disparaitre, être englouti, transpercé et nous sommes souvent sollicitées pour lui permettre de survivre. Par exemple, Delphine nous amène son ours dont les yeux ont été crevés par quelques grains de sable fictifs jetés au cours d’une bagarre et nous demande de lui mettre des gouttes pour qu’il recouvre la vue.
Amélie a tout particulièrement utilisé les ours dans sa progression : Amélie ne joue pas, elle se précipite toujours au début du groupe pour distribuer les ours puis elle les récupère tous, les aligne et s’assied pour regarder les autres jouer. Ce groupe d’ours immobiles qu’elle a installé ne lui fait pas peur. Après avoir réalisé le groupe d’ours en bloc, elle peut les séparer et les interchanger, d’abord en utilisant ceux des thérapeutes, cherchant dans nos regards, quels effets cela produit sur nous. Elle pourra par la suite utiliser son ours comme un bébé qu’elle portera sur son dos à l’africaine ainsi que le fait sa maman avec son petit frère. Vers la fin du groupe, elle se servira de son ours pour communiquer avec les autres. Par exemple, c’est par l’intermédiaire de son ours qu’elle pourra verbaliser son refus à la demande pressente de l’ours brun, d’être son ami.
Pour Serge l’ours servira de support d’identification projective : A la suite d’un drôle de rangement (dans l’institution, quelqu’un a fait du tri, a trouvé un ours identique à celui de Serge et l’a rangé dans le sac du groupe) deux ours blancs sortent du sac. Il s’en empare et les nomme ses jumeaux. Ils commencent par se bagarrer (serge a un frère de 3 ans son ainé). Une autre fois ses ours ne disent ni bonjour ni au revoir, ils ne savent pas, on ne leur a pas appris. Il part dans un coin de la salle pour leur apprendre. A son retour, il nous fait constater que si ils peuvent maintenant dire bonjour, ils ne peuvent toujours pas dire au-revoir car ça les rend tristes. Puis ces ours seront deux Serge : l’un qui sait, l’autre qui ne sait pas. Il fait pleurer l’ours ignorant (comme lui-même faisait au début du groupe), qui sera consolé par l’autre. Et au cours d’une des dernières séances du groupe, un des jumeaux sera assassiné par un brigand. Serge partira l’enterrer, suivi des autres enfants du groupe, mimera la tristesse et nous dira que le jumeau restant n’a plus de parents et ne veut pas être adopté. Il nous en confiera la garde car il part en Italie. Pour ce travail, nous serons rémunérées en «Dollars». Ce scénario est sa manière, à lui, de nous dire au revoir quand le groupe se termine. Il montre des capacités d’élaboration que nous n’aurions jamais pu imaginer chez cet enfant quelques années auparavant.

Les mouvements et thématiques ayant accompagné l’évolution vers le jeu:

Globalement, dans le déroulement des jeux au sein des groupes, nous avons repéré différents mouvements dont nous allons maintenant essayer de vous parler :

Dans une première période, les enfants évitent la relation et agissent. Ils s’ignorent, accaparent l’adulte, oscillent entre le retrait et l’agitation. Ils ont besoin de vérifier par tous les moyens la contenance et la solidité du cadre. Certes, nous savions, à travers nos quelques références théoriques, que la mise en groupe fait vivre des angoisses archaïques. Mais nous ne pensions pas en être à ce point envahies nous-mêmes.
Les enfants se défendent du groupe, chacun à sa façon. Serge gémit pour attirer l’attention sur lui. Aurait-il peur de disparaitre ? Amélie observe silencieuse. Delphine arrive souvent en retard l’air sidéré, va jouer dans son coin fascinée par une couverture qu’elle fait tourner. Arthur collé à nous, se lève brutalement, va attaquer les autres enfants leur lançant des objets ou leur enlevant l’objet qu’ils utilisent, les faisant réagir et terrorisé il vient se réfugier sur les genoux de l’une ou l’autre calant bien son dos contre nous, fermeture de l’arrière qui le rassure. Serge redouble alors ses gémissements et réclame (lui aussi) les genoux d’une thérapeute. Surviennent de nouvelles bousculades, puis des agglutinements, beaucoup de bruit. Nous sommes débordées, embarquées par les répétitions de l’attaque du lien et incapables de penser. Nous sommes exténuées en fins de séances. Heureusement, nos échanges dans l’après-groupe et notre supervision à l’extérieur de l’institution nous permettent de penser et de ne pas nous laisser engluer par ce que les enfants viennent agir de leurs défenses psychotiques.

Dans un second temps, des alliances et des rivalités se font jour, non sans agitation quand il s’agit des garçons. Serge veut diriger. S’il ne le peut pas, il n’existe pas. Il se sert des autres comme des objets. Qu’il créé un autobus ou un bateau de pirates, s’il n’arrive pas à y installer les autres, cela déclenche des colères qui le font tout lâcher et s’isoler.
Arthur prend de plus en plus sa place. Il installe, lui aussi, en arrivant un autobus fait de trois chaises alignées au milieu de la salle, ce qui prend, en effet, une certaine place. Il est le seul à pouvoir le conduire. Même s’il n’est pas dedans, il est à lui et personne ne doit y toucher. Arthur déménage ou renverse de plus en plus de choses bien que nous lui disions qu’ici on peut construire. Il est dans l’imitation ou dans la rivalité avec serge. Il ne supporte pas quand un jeu s’installe entre plusieurs enfants. Delphine traitera son ours « d’emmerdeur », il prendra la place de mauvais objet. Un jour, il renverse très rapidement tout ce qu’il peut dans la pièce. Nous ne réagissons pas face à ce chao, car nous percevons qu’il vient déposer là son état intérieur, que les liens du groupe peuvent contenir. En effet, tous les enfants observent. Puis, Serge se met à enjamber en essayant de ne rien faire tomber. Il dit : « c’est un circuit très difficile ». Tous les enfants vont l’essayer. Pendants plusieurs séances, ils vont reconstruire ensemble à l’identique ce chaos devenu circuit et tout ranger avec plaisir en fin de jeu. Arthur en sera très renarcissisé.

En parallèle pendant toute la durée des groupes, d’autres jeux se déroulent autour des contenants individuels et groupaux. Leur répétition tisse les constructions des enveloppes psycho-corporelles et de l’enveloppe du groupe. Célestin passe de longs moments assis dans le sac du groupe, Alexia s’entoure de coussins, Delphine s’emmaillote totalement, Amélie, fillette mutique, prononce ses premiers mots sur le groupe en étant cachée sous une couverture … Tous les enfants passent par diverses formes d’enveloppements individuels auxquels nous apportons des images : le nid, le berceau, la maison… sur lesquelles ils peuvent petit à petit s’appuyer. Ainsi, bien plus tard, entourées des mêmes couvertures qu’elles nommeront cette fois « capes de princesses », Delphine et Amélie construiront un palais, aidées par Serge qui en est le roi. Leur palais se remplira de tapis, de couvertures et de coussins. C’est grandiose. Autre exemple de contenant, une caisse à roulettes devient un car qui les rassemble tous. Ils sont bien ensemble et se trouvent dans un climat assez euphorique. Delphine s’assied sur le rebord jouant avec son équilibre. C’est le départ à la mer. Tout le monde vient. Maryse pousse la caisse et je marche à coté de Delphine pour la protéger d’une chute possible. C’est un moment de groupe ou tous ensemble ils peuvent chacun ajouter un plus à notre voyage. Nous sommes là dans un mouvement d’illusion groupale.
Nous avons vu se déployer aussi de nombreux jeux où il s’agit d’abord de pouvoir se cacher et plus tard, de jouer avec la peur. C’est dans un grand cube en mousse qui sera tour à tour un nid douillet, une maison, que Serge jouera à disparaitre en le fermant tout en nous disant : « C’est Serge je suis là ». Cette disparition angoissera terriblement Arthur qui alternera des mouvements pour heurter le cube et d’autres pour venir se rassurer auprès de moi. Nous lui expliquons que Serge est là même si on ne le voit pas. Mais il finira toujours devant cet insupportable par arracher un panneau du cube. Plus tard il pourra se risquer à jouer à « coucou me voilà » en se cachant derrière une couverture. Quant à Serge, il inventera la boite qui éjecte. Il s’appuie sur la porte du cube jusqu’à ce qu’elle lâche et l’expulse. Ce jeu attire les autres. Il dit : « J’adore ce jeu là ».
Les séances sont de plus en plus souvent traversées par des courses poursuites. Chaque enfant ira de son imaginaire et expérimentera le jeu de faire peur, se faire peur. Serge sous sa couverture est un fantôme. Amélie sous sa propre couverture s’en protège en restant près de l’adulte. Arthur est terrorisé et vient percuter le corps du thérapeute le plus proche cherchant à disparaitre dans ce corps là. Plus tard il s’essaiera à jouer au fantôme cachant ses propres yeux quand il commence à être envahi par sa propre peur de faire peur. Amélie neutralisera le crocodile en lui lançant des carottes. Delphine se servira d’une potion magique ayant le pouvoir de nous transformer en statues, mais Serge par sa formule magique nous réveillera.

Nous voyons donc que ces différentes thématiques : recherche de contenants, actions de se cacher, de faire peur et se faire peur, sont apparues de manière récurrente tout au long du groupe en s’inscrivant très progressivement dans des constructions ludiques en interrelation.
Pour ces enfants, qui au départ n’avaient pas véritablement accès à des jeux que nous pourrions qualifier de partagés et symboliques, le cadre du groupe, par la contenance qu’il a apporté, les associations qu’il a favorisées, a amené à l’instauration d’un espace transitionnel permettant le développement des processus de représentation et de symbolisation.
Cette enveloppe groupale suffisamment solide et contenante aura donc eu un rôle prépondérant dans l’émergence de la pensée.

Comment nous avons été amenées à faire évoluer le dispositif.

Illustration avec l’exemple du dessin :
Le moment du dessin favorise un passage de l’impulsivité, de l’agi à une mise à distance par le biais de la représentation. Ainsi, un jour où le jeu avait été particulièrement bruyant et désorganisé, les enfants redeviennent calmes en s’asseyant pour dessiner. L’agitation cessant, il y a enfin place pour la parole. C’est alors que Dominique questionne : « je ne comprends pas, il n’était pas possible de jouer aujourd’hui, qu’est ce qui s’est passé ? ». L’un des enfants répond aussitôt : « Ben, moi, j’suis triste parce que ma mamie elle est morte ». A partir de là, a lieu, tout en poursuivant le dessin, une très sérieuse discussion sur la mort, le chagrin, le deuil.

Dessiner en groupe, ne mobilise pas de la même façon selon la manière dont cette médiation a été pensée. Par ailleurs, le dispositif n’est pas immuable, les enfants y impriment leurs marques et notre travail d’élaboration conduit à le réaménager. C’est en cela que le groupe est thérapeutique.
Par exemple, sur un groupe, le temps de dessin a été prévu dans l’élaboration du cadre. Les enfants étaient invités à tracer sur une feuille commune ce qu’ils avaient vécu dans le jeu. Dans les débuts, nous dessinions nous aussi avec eux. Mais pourquoi donc le faisions-nous ? Etait-ce une réaction à la déliaison si fortement à l’°uvre chez ces enfants qui nous poussait à ainsi tenter de rassembler? Etait-ce le ressenti d’un sentiment d’exclusion qui nous amenait à ne plus nous différencier des enfants ?
Après avoir travaillé en supervision sur le sens de cette démarche, nous avons pu laisser place aux enfants, cesser de dessiner ; et le temps du dessin a pris une nouvelle dimension en venant révéler ce que leur donnait à vivre le groupe. Tout est important dans ce moment très animé : La façon dont chacun s’installe autour de la feuille, le fait qu’ils dessinent simultanément ou chacun leur tour, et dans quel ordre. L’appropriation d’une couleur par un enfant et sa reconnaissance par les autres. La place prise par chaque dessin sur l’espace de la feuille commune. L’isolement, les liens ou parfois les chevauchements des dessins dans un ensemble venant faire écho au temps de jeu qui a précédé.
Après que chaque enfant a dessiné, nous leur proposons une tâche commune consistant à tracer, sur le pourtour de la feuille un trait appelé «l’enveloppe du groupe ». La règle est que chacun en réalise un morceau. Là aussi, tout fait signe au sein de cette activité : L’ordre dans lequel chacun apporte sa contribution, la longueur de trait que chaque participant trace, son raccordement au tronçon précédant, l’appui du trait sur le bord de la page ou sa sinuosité allant parfois jusqu’à des débordements sur le dessin de l’autre ou hors de la feuille. Pendant de longs mois, c’est dans ces 5 dernières minutes, autour d’une simple feuille où ils tiraient un trait symbolisant la contenance du groupe, que ces enfants déposaient en nous et nous donnaient à penser, alors que juste avant, dans le jeu, c’est l’empêchement de penser qui dominait.

Plus tard, ce temps de tracé de l’enveloppe, lui aussi évolua avec les capacités relationnelles et verbales des enfants. Par exemple, le choix de la couleur. Au départ il était imposé dans l’acte par l’un des enfants et progressivement il pût se négocier en paroles. Le groupe est ensuite passé de décisions au coup par coup (on prend le rouge) à une anticipation du choix sur plusieurs semaines qui marque l’inscription dans une continuité (on prend le rouge cette fois parce que la semaine dernière et on avait dit que…).

Sur un autre groupe, nous n’avons pas envisagé de proposer aux enfants de dessiner. Or, à la fin d’une des premières séances où nous nous sentons très débordées par ces enfants qui sollicitent tous une attention particulière et semblent ne rien pouvoir construire ensemble, une fillette demande à dessiner. Sans concertation préalable possible, l’une des thérapeutes distribue une feuille à chaque enfant prenant place autour de la table. Tous viennent dessiner et, cette demande ayant été renouvelée la semaine suivante, nous intégrons définitivement un temps de dessin à la fin de chaque séance qui est rapidement très investi par tout le groupe. Cependant, deux enfants dessinent toujours longuement alors que les deux autres sont impatients de retrouver leurs mères, le temps du dessin étant finalement, pour eux, vécu comme additionnel. A partir de leur empressement et de nos grandes incertitudes d’alors sur l’intérêt du groupe pour eux, s’instaure, sans même que nous l’ayons pensé, un départ échelonné de la pièce qui, d’une certaine manière, vient gommer la fin de la séance et le moment de la séparation du groupe alors même que nous sommes sensées les accompagner dans un travail de représentation de l’absence et d’individuation. Cela dure jusqu’à ce que nous réélaborions cette modification du dispositif pour revenir à une fin de séance collective et bien marquée qui s’avère possible et bénéfique.
Contrairement au temps de dessin qui est très animé dans le groupe où les enfants partagent une feuille au sol, celui où chacun a sa feuille et prend place autour de la table est un moment très calme qui est plus révélateur du parcours de chacun, étayé par le groupe.
Prenons l’exemple d’Arthur et de son cheminement pour accéder, en s’appuyant sur le groupe, à une production graphique porteuse de sens. Cet enfant nous a particulièrement montré l’intrication entre capacité de jeu, représentation graphique et appropriation du langage, qui ont en commun d’être régies par la fonction symbolique. Souvenez-vous que pendant très longtemps Arthur n’accéda pas aux jeux de « faire comme si ». Il montrait une angoisse insupportable si un autre enfant se cachait ou encore une véritable frayeur si un enfant mimait un animal féroce. Dans les premiers temps du groupe, au moment du dessin, nous le voyons tracer furtivement et ne pouvoir répondre aux interrogations des autres sur ce qu’il a représenté. Plus tard, il nomme son dessin de manière assez aléatoire, et pour cela, il nous semble qu’il récupère subrepticement des mots prononcés par d’autres autour de la table. Puis, il exprime en dessinant, une intentionnalité encore très fluctuante : il annonce le dessin d’une voiture qui finalement devient un loup. Et, seulement dans les derniers mois du groupe, il pourra passer à des dessins clairement figuratifs, reconnaissables comme tels par les autres, et dont il nomme les éléments de manière stable.
Certains enfants nous ont montré qu’ils se souvenaient parfaitement de chacun de leurs dessins et des circonstances de leurs réalisations. C’est le cas de Serge. Un jour, dans le jeu, il annonce qu’il invite tout le groupe à fêter son anniversaire. Lorsque ses invités du jeu arrivent à l’endroit qu’il leur a indiqué, il ne peut rester, grimpe sur une table qu’il nomme son bateau et indique qu’il part naviguer. Il s’isole alors même qu’il a sollicité les autres et nous exprime alors une demande aussi émouvante qu’explicite : « aidez-moi à jouer avec les autres ». C’est justement un bateau qu’il choisit de dessiner à la fin de cette séance. Un an plus tard, en feuilletant la pochette de ses dessins, il s’arrête sur son dessin de bateau et commente : « ha ! oui ! C’était l’anniversaire ! ».

Qu’en est-il de la co-animation du groupe et de nos spécificités professionnelles ?

Ce que cette expérience nous a fait vivre aussi, c’est cet étonnement toujours intact face à des situations dans lesquelles nous étions l’une et l’autre également présentes, et pour lesquelles, nous réalisions, lorsque nous en reparlions dans l’après groupe, que nous n’avions absolument pas vu, ou pas entendu les mêmes choses. Lorsque nous sommes seules dans l’exercice de nos professions, nous avons l’évidente certitude de ce que nous voyons et de ce que nous entendons La co-animation d’un groupe conduit à relativiser cela. Que peut-on faire lorsque nos perceptions se révèlent à ce point différentes ? On peut considérer que l’autre n’a pas bien compris, ou au contraire que l’autre comprend vraiment mieux que soi, ce qui revient finalement à être dans la maîtrise. On peut aussi accepter le manque, la subjectivité et travailler à partir de nos éprouvés. C’est cette option-là que nous avons partagée.
Outre nos différences de personnalités, celles liées à nos formations et pratiques professionnelles sont venues contribuer à spécifier nos perceptions du vécu des enfants. Cela se révéla particulièrement avec Célestin. Cet enfant, grand prématuré ayant présenté des traits psychotiques nous interpela en des temps différents par sa fragilité. Dans les débuts du groupe, il lui arriva plusieurs fois d’être faiblement bousculé par un autre, de chuter et se s’effondrer en larmes. L’orthophoniste tentait alors de le réconforter par des mots ayant peu d’effet, tandis que la psychomotricienne le percevait comme transpercé, le massait et lui proposait son appui dans un holding corporel. Bien des mois plus tard, alors que cet enfant était devenu plus stabilisé au sol, plus sûr de ses mouvements et s’aventurait à partager des jeux de sauts et de glissades avec les autres, la psychomotricienne ne le protégeait plus dans ses jeux moteurs alors que l’orthophoniste percevait la nécessité de lui assurer un accompagnement.

Conclusions

Pour conclure, nous retenons de cette expérience que quelque soit le dispositif auquel nous pouvons penser, si celui-ci permet la créativité, il laisse un espace à la surprise.
Ainsi en est-il de la pertinence avec laquelle les enfants peuvent s’étayer dans la recherche de sens. Quand Amélie s’est aventurée vers l’usage des mots avec nous, ce fut d’abord avec une toute petite voix et dans un jargon quasi incompréhensible qui ensuite s’est progressivement transformé en une parole plus distincte et plus adressée. Or, il se trouve que pendant toute une période, Amélie se mit à nouveau à jargonner tout spécialement au moment du dessin. Cela amusa le groupe qui l’imita un temps, joua à différents bruitages ou cryptages… puis, cela commença à lasser. Nous recevions cette manifestation en étant l’une ou l’autre, (et pas aux mêmes moments) ou séduite, ou un peu irritée, ou vaguement plongée dans un sentiment d’ennui ou plombée par un effet de sidération. C’est un autre enfant qui vint donner sens au curieux message d’Amélie en indiquant, et nous n’y avions absolument pas pensé : « Elle parle comme ça quand on va bientôt se dire au revoir ». Nous pouvons dire que dans cette séquence, ces deux enfants ont été, avec leurs modes d’expression si différents, les porte-paroles du travail d’élaboration de la séparation qui concerne à la fois l’entité groupe et chacun de ses participants.

La surprise, nous l’avons vécue aussi lorsque les enfants créèrent et firent évoluer un rituel de fin de séance. Les rituels qui s’instaurent dans un groupe ne sont jamais ceux que les thérapeutes avaient imaginés. Ils sont une invention du groupe, qui répond à un besoin de répétition et contribue à créer un espace contenant que s’approprient les enfants au sein du cadre pensé et organisé par les thérapeutes.
Dans ce groupe, les enfants doivent enlever leurs chaussures. Nous observons que si le temps où chacun se déchausse est toujours très rapide, celui pour se rechausser prend valeur d’une transition avant la séparation.

D’abord, les enfants constatent l’existence de deux sous-groupes : Il y a d’une part ceux qui mettent leurs chaussures seuls et d’autre part ceux qui ont besoin d’aide. Ils baptisent ces sous-groupes « les tout seuls » et « les pas tout seuls ». Or, en fonction des modèles de chaussures portées d’une semaine à l’autre, en fonction aussi des mouvements d’autonomie ou de régression des enfants, ces sous-groupes varient. Nous voyons les enfants marquer un grand intérêt à l’observation hebdomadaire de la constitution des sous groupes. Ils jouent aussi avec l’attribution des places des thérapeutes ; nous situant dans des positions modifiables d’auxiliaires de l’un ou l’autre groupe. Ainsi devient signifiant le fait de se situer et de situer chacun dans tel ou tel sous-groupe et s’instaure un jeu de changement de camp. L’apothéose est l’apparition de jeux de mots insérés dans l’histoire groupale déclinant que l’on peut être « tout seul chez les pas tout seuls », «pas tout seul chez les tout seuls » etc. Ils explorent donc dans l’agir et la verbalisation le fait de prendre sa place et de pouvoir en changer, le « pour de vrai » et « pour de semblant » et son pendant qu’est la souplesse du lien entre signifiant et signifié. Ces enfants se sont donc saisis d’une action d’apparence très banale, celle de mettre leurs chaussures, pour une expérience de création groupale et de symbolisation.
Ces quelques réflexions, en témoignant de nos tâtonnements, nos erreurs et nos trouvailles (il faut obligatoirement tâtonner dans nos métiers), montrent qu’avec ces enfants le dispositif groupal s’aménage, se pense et se structure au fur et à mesure, conjointement au processus thérapeutique qui amène chaque enfant à puiser dans l’expérience vécue en groupe de quoi construire son individuation.

 

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