Texte – Prise de parole et toute puissance chez l’enfant

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Intervention lors d’une journée organisée par la FEP, Fédération de l’Entraide Protestante, le 8 juin 2007

Prise de parole et toute puissance chez l’enfant

Brigitte Brunel, orthophoniste

 

Je voudrais d’abord sincèrement remercier la FEP d’avoir invité une orthophoniste à cette journée de travail. Vous n’êtes pas sans avoir remarqué en effet que paradoxalement, les orthophonistes pour qui le langage est au cœur même de leur pratique sont très rarement sollicitées elles-mêmes, pour prendre la parole. Je dis « elles », parce que à 95%, notre profession est féminine, ce qui a peut-être à voir aussi avec la prise de parole, mais ceci est une autre histoire.

Cette absence de l’orthophonie, de l’orthophoniste n’est pas sans lien me semble-t-il, avec la question du jour, celle des enfants-rois, notion qui a quelque chose à voir avec celle de l’enfant-objet, et plus généralement avec ce que j’appellerai une « réification », une« chosification » du monde et de ceux qui l’habitent, « chosification » dont les enfants peuvent faire les frais.

Cette « chosification » du monde construit une conception du langage qui court un peu partout, dans le milieu scolaire, médical (voir le récent rapport de l’INSERM) et médico-éducatif en particulier. En effet, très souvent, le langage est pensé comme un instrument, instrument indépendant de celui qui s’en sert, que l’on peut désolidariser de la personne qui parle, observer à loisir et réparer s’il est défectueux. Circule l’idée qu’il y a quelque chose du côté du corps qui ne marche pas, ou mal. Un gène en plus ou en moins, ou fragile, des connexions neuronales déficientes.

Les orthophonistes sont souvent mises à cette place là, celles de spécialistes de cette mécanique certes complexe, mais mécanique quand même, comme un garagiste est spécialiste de la mécanique automobile.

Or, avec le courant professionnel auquel j’appartiens, les Ateliers Claude Chassagny, je soutiens que le langage n’est pas un simple instrument. Il n’est pas que substrat corporel.Le langage est constitutif de l’humanité. Il nous constitue, constitue notre rapport au monde, notre être au monde, et notre rapport aux autres. Le langage est à l’articulation du corporel et du psychique, de l’individuel et du collectif. Il ne s’enseigne pas, il se prend, il s’éprouve dans une relation de sujet à sujet et ne se construit que dans une relation d’altérité.

Le travail de l’orthophoniste se trouve là, à ce point d’articulation où se rencontrent le corporel et le psychique, le pédagogique et le relationnel, le singulier et l’universel. Il s’agit donc pour nous, lorsque nous recevons un enfant et ses parents, ou un adulte, d’entendre dans leur expression orale ou écrite quelle qu’en soit la forme, une prise de parole, qui témoigne de leur rapport au monde et aux autres, qui témoigne de leur développement psychique. Il ne s’agit pas pour nous, comme on l’imagine souvent, de redresser une forme tordue pour la rendre conforme, mais d’entendre dans cette torsion même une parole et un rapport au monde et aux autres, singuliers.

Tout trouble du langage donc, quelque soit le niveau où se situe l’entrave qui le crée dit quelque chose de la personne qui parle et de son rapport au monde et aux autres. Quand un enfant s’étonne : « pourquoi dit-on « le la vvaisselle » ? Vous voyez bien comment sa mise en mot nous indique qu’il cherche à concilier son expérience du monde et de la langue avec celle que le mot «le lave-vaisselle » de la langue de tous, propose. Même chose pour les enfants qui désignent par « pieds mobiles » les playmobils qu’ils font marcher quand ils construisent leurs histoires. Et c’est parce que, d’abord, nous entendons cette construction propre, cette parole singulière, que, dans une relation de parole, nous pourrons amener l’enfant à accepter d’abandonner cette construction singulière. C’est cela qui lui permettra de quitter l’enfermement de sa langue propre pour trouver l’ouverture que permet le fait de s’exprimer avec la langue de tous. C’est là que les enfants de la toute puissance sont en difficulté : il ne veulent pas, ne peuvent pas quitter ce qu’ils ont construit.

Qui dit prise de parole, dit lien, mais aussi écart, distance. Vous avez sûrement remarqué que c’est au moment où l’enfant s’autonomise par la marche, et donc s’éloigne dans l’espace, qu’il commence à parler.

Pour qu’il avance, qu’il grandisse, qu’il puisse accomplir le trajet d’être humain qu’il est dès sa naissance, un enfant doit être accueilli, investi par un autre, le plus souvent sa mère. Un lien se construit. La mère doit elle-même être suffisamment investie par un autre (généralement le père), ce qui lui permet de détourner le regard de son objet d’investissement (son enfant) : alors elle se libère et libère son enfant de la fusion, de la captation.

L’écart nécessaire se crée… Là s’installe la possibilité de parler.

On a donc deux points fondamentaux: la nécessité d’un lien et celle d’un écart. Le juste équilibre de ces deux points est la condition sine qua non du bon développement psycho affectif de l’enfant et de son investissement d’une langue, qu’elle soit orale ou écrite.

Un enfant qu’on a laissé seul, à qui l’on n’a pas montré, parlé le monde, un enfant livré à lui-même et à son impulsivité, un enfant que l’on n’a pas mis à distance, auquel on ne dit jamais non, que l’on comble parce que l’on est comblé par lui, que l’on a peur de faire souffrir parce que sa souffrance supposée nous fait souffrir, est un enfant qui ne sait pas où il est, où il s’arrête, qui ne sait pas s’arrêter. Il devient tyrannique. Cet enfant tout puissant un jour ou l’autre, peut atterrir dans le cabinet d’une orthophoniste.

Pourquoi ? 

Parce que cette difficulté dans sa relation à l’autre (trop loin, trop près, tout seul) qui s’exprime dans son comportement s’entend dans sa manière d’utiliser la langue orale ou écrite.

Comment ?

C’est un enfant qui est dans l’immédiateté, il ne sait pas attendre, différer : il veut tout,tout de suite : son biberon, son quatre heure, son doudou, sa mère, sa télé, faire pipi, il s’agite, crie, pleure, il tempête. Il fait la langue, plutôt qu’il ne parle. Il est pris dans le corps, dans le faire et pas encore dans le symbolique.

Il a peur de perdre, d’être en manque : il ne sait pas choisir. Il veut ce jeu, mais aussi celui-là, et encore celui-là… Il ne sait pas se séparer : il ne va pas se coucher, il s’endort devant la télé sur le canapé du salon, il ne laisse pas sa mère dans la salle d’attente…

Omniprésent, il occupe l’espace, il coupe la parole, sollicite sans cesse, interrompt : tout pour sa mère (le plus souvent), celle-ci se servant de son enfant pour combler un manque, un vide, centre du monde, support et sens de la vie de ses parents, comment l’enfant peut-il apprendre l’ennui, le vide, la solitude, le manque qui nous pousse à chercher ailleurs, à nous tourner vers d’autres, et donc, à parler ?

Il manque de manque…

Il est donc en difficulté de langage oral… pourquoi parler si ses désirs, rabaissés au rang de besoins, sont exaucés avant qu’il n’ait eu la possibilité de les exprimer et même de les ressentir ? On ne comprend pas ce qu’il dit, il « ne fait pas d’effort » disent ses parents. Ou, c’est l’école qui ne le comprend pas, et pousse les parents à une consultation dont ils ne voient pas toujours l’intérêt.

L’école, il ne peut guère supporter son cadre, ses exigences. Il est agité, manque de concentration, ne comprend rien aux problèmes, ne retient pas « ses tables », comme on dit, tables qui ne sont justement pas les siennes… Il ne sait pas ce qu’est la confrontation aux autres, comment se plierait-il au cadre de l’école ?

Il est en difficulté avec le langage écrit qui très souvent est métaphorique de son rapport au monde. Si tout lui a toujours été évité, aplani, pourquoi faire l’effort que l’apprentissage demande ? Pourquoi se soumettre à des lois, celles de l’écrit lorsque l’on a toujours suivi que les siennes puisque aucune autre ne lui a été signifiée ?

Rien n’est plus contraignant que les lois de l’écrit, de la graphie. Rien n’est plus arbitraire et c’est parce qu’on les supporte et les intègre qu’on découvre la liberté que le lire-écrire apporte. C’est parce qu’on adresse son texte à quelqu’un, à un autre dont on perçoit la différence, que l’on sort du « je m’comprends » et que l’on accepte la nécessité d’une graphie lisible et d’une orthographe commune.

Pour vous faire percevoir plus précisément ma clinique quotidienne, je vais vous parler de Julie que j’ai rencontrée à deux moments clé de son appropriation de la langue : celui de sa prise de parole orale, et celui de son entrée dans l’écrit. Dans le temps qui m’est imparti, je ne peux que vous donner un aperçu de ce qui s’est construit pendant plus d’une année. J’espère ne pas être trop elliptique…

Julie a tout juste 4 ans quand sa maman me consulte pour la première fois, sur les conseils de la médecine scolaire. Elle-même n’est pas en souci, me dit-elle au téléphone. Sa fille zozote un petit peu…

Au cours de notre première rencontre, Julie la sucette à la bouche, se montre vive, entreprenante, intelligente, mais en fait de simple zozotement, je ne comprends quasiment rien à ce qu’elle dit, ce qui ne la dérange guère. Je m’adresse directement à elle, mais j’ai la plupart du temps besoin de l’interprétation de sa mère, qui ne s’en émeut pas. Julie supporte assez mal mon incompréhension, surprise peut-être que sa langue ne soit pas partageable.Elle n’essaie pas de se faire comprendre mieux, et préfère se taire et mener sa vie dans mon bureau sans se préoccuper de moi. Elle m’annule… et reste seule dans son royaume. Julie manifeste là que se frotter à un autre, se cogner à la réalité de la différence lui est difficile.

Dans les propos de sa maman, il n’y a aucun souci pour cette fillette, qui reste son bébé. Julie comble l’espace de son agitation et de sa vivacité. Elle est plutôt bruyante. « On sait qu’elle est là » me dit sa maman. Elle a besoin de se faire entendre. Elle vient souvent rejoindre ses parents dans le lit conjugal, la nuit (difficulté de séparation). Très pertinente, elle menacera sa maman lorsque nous aurons convenu de travailler ensemble de ne plus être« son bébé ». (Rappelez-vous, « chosification dont les enfants peuvent faire les frais »). Hormis ce zozotement, charmant pour la maman, il n’y a aucune plainte concernant la parole de Julie.

Personne ne semblant vouloir un quelconque changement, je propose qu’on se revoie 3 mois plus tard. En effet, bien que Julie parle « mal » comme on dit, il ne s’agit pas pour moi de répertorier ce qu’elle saurait ou ne saurait pas prononcer au regard d’une norme définie, pour le lui apprendre ensuite. Jamais personne n’a appris à parler comme cela. Pour que Julie aie le désir de manier la langue de tous, il s’agit qu’elle fasse l’expérience de l’écart et du manque.

La sœur de Julie (6 ans) demandera un jour avec finesse comment fait sa sœur, chez l’orthophoniste, pour apprendre une « nouvelle langue ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit pour Julie. Quitter sa langue maternelle pour accepter celle de tous, qui lui permettra d’être au monde, et en rapport avec les autres. (et pas refermée sur sa sucette, comblée par elle-même). Quitter son ordre propre pour accéder à l’ordre symbolique.

Pour s’engager sur ce chemin, Julie doit y être attendue, ce qui n’est pas le cas pour le moment, (sauf par moi).

Ce temps laissé à la famille, à Julie, fait partie intégrante de mon travail. Julie lors de notre première rencontre a fait l’expérience de mon incompréhension. Elle a entendu ma demande à son égard, les paroles échangées avec sa mère, tout cela peut permettre une évolution.

Six mois s’écouleront, deux autres rendez-vous auront lieu, avec la famille et Julie avant qu’un accompagnement orthophonique régulier ne se mette en place. Des choses bougent, mais pas la parole de Julie. Elle s’est mise à faire pipi par terre, par exemple, à l’école comme à la maison (toujours la langue du corps)… Elle est de plus en plus indépendante me dit sa maman, et sous couvert d’indépendance, quelque chose s’exprime du trop peu d’exigence que l’on a à son égard et de l’envahissement du comportement de Julie qui « fait comme elle veut quand elle veut ». Julie ne veut plus aller à l’école, ne répond plus aux invitations des petits copains si sa mère n’est pas présente. Cela devient fatigant, mais personne ne semble exiger de Julie un peu moins d’exubérance.

On conviendra finalement d’un accompagnement orthophonique pour Julie, pour que disparaisse, ce qui reste dans les propos de sa mère, un zozotement.

Je travaillerai avec elle, la plupart du temps seule, de temps en temps en présence de sa maman. Mon projet est d’accompagner Julie vers la rencontre de l’autre et vers l’acceptation d’un monde, d’une langue qui existait avant elle et dont elle doit tenir compte pour vivre.

Il faudra que Julie éprouve l’écart qu’il y a entre elle et moi, la nécessité d’une langue commune pour le combler à minima, l’utilité de règles, d’un cadre pour que nous puissions nous rencontrer.

C’est cette place là que les orthophonistes sont chargées d’occuper. Nous faisons pont : pas encore le froid, l’inquiétant du dehors, pas encore complètement l’étranger, l’universel,mais déjà plus le chaud et le singulier de la famille. Nous offrons, par le cadre proposé, par nos réponses, nos exigences, les propos échangés avec les parents, une relation qui sera un support à une éventuelle avancée dans la construction langagière des enfants qui nous sont confiés.

 

Ma première exigence sera l’abandon par Julie, le temps de notre séance, de sa sucette. C’est un de nos premiers points d’achoppement, une première confrontation au cadre et à l’autre pour Julie. Mais comment parler, se tourner vers l’autre avec la bouche « bouchée » ? La sucette reste donc dans la salle d’attente.

Au cours de nos séances, Julie supporte mal que je ne la comprenne pas. Elle refuse toute proposition de reformulation langagière de ma part, se ferme, se retire dès qu’elle se sent en difficulté. Elle se sent menacée. Ce rapport à l’erreur difficile est souvent présent chez les enfants de la toute puissance. Ils savent tout, sans avoir à recevoir de l’autre. Ils savent jouer sans avoir besoin d’explication quand aux règles du jeu, créateur de leur propre règle, ils savent parler sans avoir besoin d’apprendre la langue d’ailleurs que d’eux même,créateur de leur propre langue.

Ensuite se mettront en place des règles, des jeux, des règles de jeux qui sont métaphoriques de celle de la langue.

Premier obstacle : celui du choix du jeu. Julie veut tout, et souvent, le jeu le plus inaccessible à ses petites mains exploratrices. Elle ouvre une boîte, une autre, qui se renverse à sa grande confusion. Elle se croyait plus habile que cela. Elle refuse mon aide pour ranger… Quand elle a fini par arrêter son choix, le temps de la séance est fini et on ne peut plus jouer. Julie expérimente le fait qu’on ne peut pas tout à la fois. Elle expérimente le cadre de la séance, le temps qui lui est imparti, et mon inflexibilité…

Julie choisit souvent un jeu de dés où tout est difficile pour elle. Établir une règle de jeu et la tenir. Lancer le dé, qui roule plus souvent sous la table que dessus, même avec la piste de dé que je lui propose comme contenant. Maîtriser son impulsivité et attendre son tour. Ne pas choisir pour moi le jeton que je gagne. Perdre…. la plupart du temps, d’ailleurs, Julie arrête le jeu si elle perd ou si elle pense perdre. Ce travail occupera bien des séances.

Quand il s’agit de situation où elle peut jouer seule, Julie s’arrête dès qu’elle sent qu’elle peut se tromper, dès qu’il y a une difficulté qui demanderait aide ou explication, où la présence d’un autre serait nécessaire. Je dois insister, soutenir pour qu’elle n’abandonne pas. Par exemple, Julie se lance dans un jeu de cubes, où il s’agit de construire l’une après l’autre, des figures de plus en plus complexes. Elle ne réussit pas l’étape 9, essaie de l’éluder, pour passer directement à l’étape 10, ce que je refuse. C’est un moment difficile,tendu. Elle finit par recommencer, réussir, et elle s’épanouit. Elle vient de faire l’expérience de sa survie malgré l’erreur, de l’apprentissage nécessaire pour avancer, pour comprendre, apprentissage auquel nous sommes tous confrontés. Mais la fois suivante, même scène avec un puzzle…

Julie est en GSM. Elle ne veut pas dessiner, n’est jamais satisfaite de ses dessins, qu’elle trouve « moches ». Elle voudrait déjà savoir écrire, comme sa sœur de deux ans son aînée, et s’y essaie souvent, acceptant plus ou moins et plutôt moins que plus, les modèles de mots qu’elle me demande pourtant, toujours dans le schéma « pas besoin de l’autre pour savoir ».

Au fur et à mesure des séances, Julie clarifie sa parole, prononce la fin des mots, mais reste encore confuse : pas de r, pas de l, pas de diphtongue… Je la comprends mieux, mais c’est pas encore ça.

A la maison, les choses se tendent. Julie grandit, n’est plus un bébé. Et le fait qu’ « elle fait toujours comme elle veut, quand elle veut » me dit sa mère, devient plus difficile à vivre. La préparation pour l’école le matin notamment devient conflictuelle. Les repas sont pénibles. Julie ne quitte plus sa sucette hors de mon cabinet. Elle mange même avec, et là, passe les bornes de ce que peut supporter sa mère.

Juste avant les congés de Noël, des résolutions sont prises : plus de sucette pendant les repas et punitions si trop de caprices ou d’exigence de la part de Julie.

Retour des vacances, la parole de Julie est transformée. Encore quelques difficultés d’articulation, mais je comprends tout.

Notre travail continue cependant. Julie supporte au fil du temps mes reformulations, supporte de perdre. Elle accepte de quitter sa langue singulière pour entrer dans la langue de tous et s’essaie à des points articulatoires qu’elle n’utilisait pas (r, l) et qu’elle s’approprie très rapidement.

Fin juin, Julie est une petite fille vive, gaie, bavarde, souvent boudeuse, encore très impulsive, mais avec une parole claire et compréhensible par tous… Lui reste un zozotement, très prononcé, comme une trace de ses difficultés antérieures. Peut-être que Julie ne peut pas tout abandonner de sa langue maternelle, de la maîtrise qu’elle y exerçait. Avec ce zozotement, elle imprime alors sa marque dans la langue de tous. A moins qu’elle ne le garde pour sa maman qui le trouvait si mignon ?

Nous décidons donc de l’arrêt des séances. Je me demande cependant comment Julie va supporter le cadre du CP et la frustration que va lui demander l’entrée dans l’écrit.

Février, appel de Mme B. Il y a des soucis à l’école. Julie se rebelle, ne fait pas ce que la maîtresse demande, ne veut pas « plier la nuque » dit sa maman. Ce en quoi, on peut penser que Julie a raison. Si parler et écrire c’est plier la nuque, autant se taire… beaucoup d’enfants sont dans ce schéma là. Ils vivent la parole et l’écrit comme une soumission. Mais si c’est une soumission, c’est aussi une grâce dit Lacan quelque part. Je dirai une liberté, une prise possible sur le monde. C’est ce qu’ils ont à découvrir.

Je reçois donc à nouveau Julie, qui parle maintenant très bien, avec un vocabulaire riche, des structures syntaxiques élaborées ce qui lui permet un maniement de la langue fin et souple… Mais, je la retrouve dans son dilemme d’il y a quelque mois : elle veut savoir sans avoir à faire le chemin qui permet de savoir, sans rien apprendre de l’autre.

Je travaille avec elle une seule séance, en série associative, une manière particulière d’aborder l’écrit que les Ateliers Chassagny développent. Cette séance me permettra de me rendre compte que Julie, dans sa manière d’aborder l’écrit, met en évidence, là encore, la fragilité de la construction de son identité et son rapport difficile à la castration. Julie continue à vouloir faire et vouloir être sans l’autre.

Comment cela se traduit-il ?

Julie, qui a compris comment marche le code, a du mal à en respecter les contraintes. Respecter l’ordre des lettres lui est difficile : elle met volontiers tout en vrac. Mes remarques à ce sujet (il y a une place pour chaque lettre personne n’a le droit d’y déroger) l’insupportent, comme mes reformulations lors de son appropriation de la langue orale.

Ne pas connaître une graphie, (et donc se heurter à « l’inconnaissance »), se tromper (je barre le mot mal orthographié, pas de gomme chez moi, l’erreur est nécessaire et ne s’efface pas…), la blesse.

Julie ne voudrait écrire que ce qu’elle veut, les mots qu’elle choisit elle-même. Écrire les mots que je lui propose, moi, lui est difficile. Elle rechigne à tenir compte de ma propre pensée, de ma différence. Me laisser une place lui coûte.

Elle ira jusqu’à me dire, alors que j’essayais de l’aider à trouver un son qu’elle connaissait mal : « tu peux pas t’arrêter de parler, s’il te plaît ? Tu me déranges… ». La question est là, chez les enfants de la toute puissance, la question de l’altérité. L’autre les dérange… Ils en ont peur. Peur s’ils se laissent aller à la rencontre, d’y perdre leur intégrité, leur savoir propre. Avec la question de l’altérité, les enfants-roi posent la question de leur identité. Un enfant-roi est un roi nu, sans sceptre, ni couronne… qui confond avoir et être. L’enfant tout-puissant veut croire qu’il se construit de tout ce qu’il obtient, de tout ce qu’il possède, jusqu’à n’utiliser que ses propres mots.

Il s’agit alors qu’il éprouve que le seul chemin pour être au monde, c’est d’y être avec et grâce à l’autre.

Parler, lire ou écrire n’est rien d’autre que cela : découvrir d’autres constructions du monde qui nous font prendre conscience de notre propre manière d’être au monde. S’enrichir de ces diversités, s’y heurter, sans s’y perdre. Et c’est ce vers quoi, douloureusement, avec des accrocs, comme cela est le cas pour nous tous, Julie est en marche.

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