Texte – Les maux du langage

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Conférence présentée aux journées d’étude vidéo-psy ,« ce que parler veut dire », Montpellier, 19-20-21 mars 2019

Les maux du langage :

au cœur de la pratique orthophonique

Emmanuelle MACHEBEUF-SERBOUT, Orthophoniste

 

 

Je vais commencer par vous résumer rapidement mon parcours, pour situer d’où je parle, et j’évoquerai la théorie du langage qui soutient ma pratique. Ensuite, je vous présenterai deux situations d’enfants, que j’accompagne dans le cadre de mon travail au CMPP, et je partagerai avec vous le cheminement sur lequel m’ont conduit ces rencontres.

J’ai fait mes études dans les années 90, après avoir rencontré des orthophonistes qui  exerçaient dans un CMPP, se revendiquant d’un étayage psychanalytique. D’un cours à l’autre, je me suis sentie balancer entre des enseignants se référant à une vision uniquement instrumentale du langage et d’autres venant nous parler de la psychanalyse, tout en nous disant bien souvent qu’elle ne nous concernait pas.

L’étude de la linguistique m’a permis de découvrir le travail d’Emile Benveniste, qui a poursuivi une réflexion globale et humaniste du langage et a écrit cette phrase essentielle : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet »[1]. Ce qu’il dit, avec la terminologie linguistique, me renvoie au « parlêtre » de Jacques Lacan[2], dans le champ de la psychanalyse. C’était décidemment bien cette réflexion-là, sur le langage, qui m’animait.

Je me suis alors retrouvée confrontée à cette absurdité : les orthophonistes devraient accompagner des personnes aux prises avec des difficultés de langage, cette fonction humaine éminemment complexe, en appliquant des techniques, comme s’il ne s’agissait que d’un simple outil à réparer.

J’ai donc recherché des orthophonistes formées à la PRL[3], pour un stage bien éloigné de certains enseignements universitaires et pourtant dans une constante réflexion et remise en question. Ceci s’est avéré un véritable grand écart, guère confortable, mais indispensable et déterminant pour mes choix ultérieurs.

Et puis je me suis retrouvée avec un diplôme me permettant d’exercer l’orthophonie. Mais quelle orthophonie ? Que m’avaient appris mes études?

Que je ne savais rien, ou pas grand-chose.

Que je possédais plein de techniques, et que mes connaissances fraîchement acquises associées à du bon sens pouvaient me permettre d’en inventer d’autres. Mais que celles-ci pouvaient s’avérer inutiles voire périlleuses pour les patients si on cherchait à faire disparaître leurs symptômes.

Que j’étais moi aussi, en tant qu’être parlant, prise dans le langage, quelque chose de complexe, qui me passionnait mais n’avait pas fini de me poser des questions et que je n’étais certainement pas là par hasard…

Ma formation ne faisait que commencer, ou peut-être pouvait-elle enfin commencer. L’appui de la PRL et l’association des Ateliers Claude Chassagny qui la dispense, a été très précieuse pour mon cheminement professionnel, articulé à un cheminement personnel. Nous sommes en effet tous pris dans le langage.

Le langage est donc cette fonction humaine symbolique, qui nous pré-existe, et dont on se saisit, par l’intermédiaire de la langue, qui elle, est un ensemble de règles et de codes que l’on apprend, que ce soit le français, l’arabe, le japonais…. Et ceci nous permet de prendre la parole, avec le contexte de son occurrence, ce que Benveniste nomme l’énonciation, définie par les protagonistes, le moment et le lieu.

Dans cet acte d’énonciation se trouvent notamment toutes les dimensions de l’adresse : qui parle à qui ? C’est bien cela qui nous permet de sentir où en est un enfant de son appropriation du langage, qui nous permet d’entr’apercevoir le rapport singulier qu’un sujet a construit avec le langage.

Le langage ne s’apprend pas. Si on enseigne des termes de vocabulaire, des expressions, des règles pour construire des phrases, à quelqu’un, c’est qu’on lui donne un cours de langue.

La parole ne s’apprend pas non plus, elle se prend, elle se vit. Elle permet de dire, mais aussi de taire, de rappeler, de mémoriser, de mettre à distance une émotion, mais de la revivre aussi, de partager quelque chose avec l’autre, de jouer. Mais la parole nous échappe, à tous, y compris à ceux qui possèdent une certaine maîtrise de la langue, et à ceux qui ont fait ce choix d’un métier de langage.

Comment dès lors accompagner les personnes souffrant de nœuds dans leur  rapport au langage? Claude Chassagny, au fil de son expérience faite d’un parcours scolaire difficile, du choix de devenir lui-même pédagogue et de sa rencontre avec Françoise Dolto et Jacques Lacan, a élaboré un outil fabuleux : il s’agit de la Technique des Associations. Cette façon d’écrire permet de vivre l’échange de parole, sur un mode pré-discursif, ouvrant le champ aux évocations qui jaillissent des mots pour chacun, tout en respectant, avec beaucoup de pudeur, dans un espace blanc à côté des mots, ce qui se glisse entre les associations et qui n’appartient qu’au sujet. A travers cette dimension symbolique peuvent alors venir se tisser la forme et le sens.

Et c’est cette expérience que je peux offrir aux personnes qui viennent me voir quand elles sont en difficultés avec le langage, dans un bureau d’orthophoniste devenu « atelier », où l’on peut bricoler avec les mots, les observer, les manipuler, les regarder vivre parfois aussi. Et ceci, justement parce que c’est une expérience de vie, ne peut se faire que dans une relation humaine, entre deux personnes qui se rencontrent, autour du langage.

Les troubles, retards, et autres difficultés langagières, viennent dire quelque chose, nous font penser, en tant qu’elles sont une construction d’un sujet, cette organisation singulière qu’il a trouvé, dans sa rencontre avec l’Autre[4], pour faire avec le langage. Les inversions de sons dans les mots peuvent évoquer une histoire de place : place des lettres, place des uns et des autres, place à construire pour grandir, s’inscrire comme sujet… ou d’une difficulté à différencier et identifier les choses, les détails de la langue, soi, les autres…

Ce qui permet de comprendre les difficultés de langage, c’est bien la manière dont le sujet construit son propre rapport au langage, avec ce qu’il est, son histoire et la façon dont elle se noue avec celle de ceux qui l’ont précédé, de celles et ceux qui l’entourent et la vivent avec lui, histoire éventuellement faite d’entraves organiques à l’appropriation du langage.

 

Parler, c’est perdre

Je vais commencer par vous parler du long travail, encore en cours, avec Hédi, que j’ai reçu lorsqu’il avait 4 ans et qui en a actuellement 9.

C’est un enfant que je connais au départ, au travers de ce qu’en racontent mes collègues en réunion de synthèse : la manière dont il s’est roulé en boule dans le placard du psychologue qui l’a rencontré, ses difficultés relationnelles relevées par la psychomotricienne, les paroles du pédopsychiatre. Ce dernier reçoit en entretien le père, qui parle de surprotection maternelle et relativise les difficultés de son fils et la mère qui a l’impression de les « porter seule ». Hédi a un retard de langage, et il a également du mal à être en relation, il ne supporte pas le changement, l’imprévu, il développe des intérêts restreints. L’équipe se pose la question de l’autisme.

Je reçois dans un premier temps Hédi et sa mère, je rencontrerai son père plus tard. Au premier entretien, la mère me semble essayer de se rassurer, m’expliquant que, comme l’aurait dit le médecin du CMPP, il ne s’agit que d’un retard de langage.

Les parents sont originaires du Maroc. Ils parlent le marocain et le français à la maison. Tous deux ont fait des études supérieures et ont beaucoup d’exigences pour leurs enfants.

La mère d’Hédi explique qu’il était un bébé très calme. Il tombait souvent et parlait peu, semblant préférer les gestes aux mots. C’est avec l’école que sont apparues des fortes colères dans les moments de frustration.

Il a un frère aîné, qui a trois ans de plus. Plus tard, naîtra un troisième garçon.

J’observe qu’il peut être dans l’échange, même en prendre l’initiative, et qu’il semble avoir du plaisir à jouer. Il m’imite et nous pouvons partager des moments d’attention sur le même objet. En revanche, parfois, il me semble s’extraire de l’interaction.

Il s’exprime verbalement avec des petites phrases plutôt construites, mais ne dit pas « je », se nommant encore par son prénom.

Je note d’emblée la singularité avec laquelle il utilise les mots qu’il connaît : il peut utiliser un signifiant pour plusieurs représentations : « écrase », par exemple, est le mot qu’il utilise pour nommer sa douleur physique, mais également sa tristesse et sa colère. Au contraire, il a du mal à généraliser le signifiant « mna-mna », qui est une expression marocaine pour désigner la nourriture pour les tout-petits, et il refuse que sa mère l’utilise pour certains aliments. Les liens signifiants/signifiés semblent parfois trop lâches, parfois trop serrés…

Ayant repéré la dînette, il la redemande à chaque séance. Il joue à manipuler des petites fèves et reproduit exactement ce que nous avons fait la fois précédente. En revanche, il accepte chaque fois le petit écart que je propose. Il dit à sa mère, sur le trajet vers le CMPP : « on va manger », semblant repérer le faire-semblant de nos activités, mais me ré-interroge à chaque séance sur cette dimension symbolique : « ça ne se mange pas, hein? » en montrant la pâte à modeler.

A l’issue de nos premières rencontres, il me semble important d’accompagner Hédi dans son appropriation du langage et nous convenons d’installer un suivi hebdomadaire. Je le reçois avec sa mère pendant quelques temps, puis il viendra seul.

La présence de la mère aux séances, dans les premiers temps, facilite le nouage des différentes représentations d’un mot sous un même signifiant : un dessin de chien, le chien playmobil, le chien des voisins qui fait si peur à Hédi…

Il choisit souvent les playmobils, nommant l’un par son propre prénom, d’autres par ceux de camarades et il rejoue inlassablement les différents temps de classe.

Quand un mot arabe surgit dans la séance, Hédi rit, semble gêné. La mère m’explique le choix qu’elle a fait avec le père d’Hédi, de ne pas lui parler le marocain, du fait de ses difficultés de langage. En même temps, il l’entend puisque ses parents le parlent entre eux et avec le grand frère dans une relation familiale de laquelle il est alors exclu. Alors que c’est justement dans la relation aux autres que se situent ses difficultés. Je m’interroge sur la difficile transmission à cet enfant de la langue maternelle. Peu à peu, les parents décident de lui parler aussi un peu en marocain.

Il avance dans son appropriation du langage et je remarque qu’il emploie le « je » pour se nommer.

Il est très créatif et il se met à construire des bus, des routes, des panneaux et des feux de circulation, ses intérêts de prédilection. Il les ramène chez lui et en refait à chaque séance d’autres, presque identiques.

Il me semble alors que plusieurs aspects se travaillent :

D’abord, Hédi refuse de laisser dans le bureau ce qu’il a fabriqué pendant la séance. Il pleure et je sens qu’il ne peut se séparer de ce qu’il a produit : cela serait un effondrement. L’objet semble comme une partie de lui. Comment nommer l’objet s’il n’est pas ? Nous sommes bien au cœur des difficultés de langage et ce n’est qu’au cours d’un long cheminement que Hédi accepte de laisser des constructions.

La première séparation d’Hédi et sa mère se fait pendant le séjour à la maternité de celle-ci pour la naissance du petit frère. Ils en parlent très souvent en amont et cette séparation semble vraiment redoutée tant par la mère que par l’enfant.

Plus tard, Hédi ne supporte pas qu’elle parte pendant la séance, ce qu’elle fait progressivement, en le prévenant. La première fois, il passe la séance à la fenêtre, à guetter son retour, ne pouvant s’intéresser à autre chose. Quelle permanence a Hédi de l’autre en son absence ?

Ensuite, il trouve que tout ce qu’il fait est raté, il s’énerve, pleure, déchire et jette ses créations à la poubelle. Nous en parlons : je verbalise ce que cela m’évoque, ce que l’on pourrait nommer le rapport à l’erreur, certains aiment dire l’errance… et la perte qu’elle implique. La mère fait le lien avec ses exigences et celles du père sur les réussites de leur fils, mais également sur sa propre difficulté à accepter le tâtonnement.

Le père, face au maintien de son fils en GS, le fait travailler pour lui apprendre à lire. Hédi entre peu à peu, avec cette demande paternelle, dans la lecture et l’écriture, d’abord d’une manière assez mécanique, puis avec un peu plus de sens.

Il fait des apprentissages à l’école mais les interactions avec les autres enfants restent difficiles. Il semble toujours vivre l’altérité comme une effraction.

Un groupe d’art-thérapie, animé par deux collègues, se met en place au CMPP, et il nous semble intéressant de proposer à Hédi ce travail avec un petit groupe de pairs. Il m’en parle un peu. Comme les objets qui circulent d’un lieu à l’autre, de la séance à la maison, quelque chose circule d’un bureau à l’autre, entre absence et présence, une parole qui peut se raconter à celui qui n’y était pas et fait transition entre deux espaces, permettant de penser l’absent.

Quelque chose se travaille également autour de la place, celle que l’on se construit. Hédi arrive un jour très en colère contre son père. Je comprends que ce dernier s’est énervé face à la place prise par les constructions de son fils, qui occupaient la table de la salle à manger familiale. Hédi s’étendait, prenait toute la place, jusqu’à ce que le père y mette un terme, le ramenant à sa place de petit garçon, acceptant qu’il conserve quelques constructions mais dans sa chambre. J’accueille la colère de Hédi qui termine la séance en disant que son père sera fier de lui.

Hédi voudrait laisser les jeux comme il les a installés pendant la séance. Il me demande pourquoi il faut les ranger et associe : « Après, j’vais mourir »! Sa propre permanence semble décidément directement reliée à celle de l’objet.

Petit à petit, les histoires qu’il raconte avec les playmobils semblent plus construites, plus compréhensibles et partageables. Je transcris ses paroles, ce qui leur donne une certaine stabilité : nous pouvons les relire.

Un jour, je lui montre un livre dans lequel des petites fenêtres à soulever permettent de faire apparaître ou disparaître des personnages. Il joue longuement avec, puis il reproduit ce jeu dans la salle d’attente, en plaçant ses mains sur le visage de son petit frère et en le faisant tour à tour apparaître et disparaître. De la même manière que dans le jeu de la bobine décrit par Freud[5], Hédi me semble jouer cette alternance d’absence et de présence de l’autre. Il a pu se saisir de ce petit jeu dans lequel il est actif et peut avoir une certaine maîtrise de la séparation dont il cherche probablement là à dépasser l’insupportable.

Hédi commence à jouer à des petits jeux de société où l’on retrouve la même linéarité que dans la parole : à toi, à moi, chacun son tour. Mais il a encore bien du mal à prendre en compte l’autre face à lui.

Alors qu’il faisait toujours ses constructions seul, il accepte un jour le chauffeur que j’ai fabriqué pour son bus. Ensuite, il arrive que nous fabriquions des choses ensemble. Quelques temps plus tard, il s’adresse à moi directement, me nommant avec le « tu » de la seconde personne : « Toi tu t’occupes de la maison, et moi je m’occupe du matériel de la voiture ». Le pronom « je » qu’il emploie entre enfin en contraste avec le « tu » auquel il s’adresse, contraste dans lequel la conscience de soi peut s’éprouver. Il faut un « tu » pour dire « je » et un « il », celui qui est absent, qui peut-être leur donne ce contraste.

Un jour il me demande si j’ai moi aussi des origines arabes, car il a repéré une affiche avec de la calligraphie arabe dans mon bureau. Je note qu’il peut non seulement me prendre en compte mais également projeter des choses sur moi.

Il m’interroge très fréquemment sur la signification de mots, s’étonne face aux expressions qu’il entend. Il ne comprend pas pourquoi on parle de « musique classique », alors que, pour lui, « classique » veut dire « normal ». Son frère aîné l’a traité de « poule mouillée », et lui se demande où est la poule quand on parle de « poule mouillée ». L’accès à la polysémie lui est difficile.

De même il a du mal à repérer que plusieurs mots peuvent désigner le même signifié. Quand, parallèlement aux travaux faits par son père à la maison, il construit un volet roulant pour les playmobils et que je nomme le « caisson », Hédi me corrige : « ça s’appelle un coffre ».

Je lui propose alors un travail avec ce qu’on appelle des séries éclatées : à partir d’un mot central, on cherche toutes les évocations qui nous viennent, et la manière dont les mots se nouent, se tissent entre eux, s’inscrit ainsi sur la page blanche. Hédi participe, propose des mots que j’écris, en écrit quelques fois lui-même.

Il investit ce travail et j’observe bientôt qu’un mot peut avoir plusieurs sens pour lui : du tableau électrique il me dit : « Un tableau, ça s’appelle comme ça ! » et « C’est pas un tableau comme à l’école ».

Il apporte sa trousse et ses crayons : des objets peuvent maintenant également circuler de l’intérieur de la maison vers le bureau d’orthophonie.

Du petit d’homme qui s’engouffrait dans le placard, dans un « caisson », Hédi devient un enfant qui commence à pouvoir faire avec la dimension symbolique.

Il voudrait accompagner son père qui part au Maroc et m’en parle comme d’un projet concret devant sa mère qui rétorque que ça n’est pas possible et qu’en ce moment son fils semble confondre ses désirs et la réalité. Plus tard, il me parle d’un serpent ailé, nommé le « Queen seco », issu d’un dessin animé qu’il aime regarder. Nous imaginons face au planisphère un voyage sur ce serpent ailé. En sortant du bureau il annonce à sa mère qu’il va partir au Maroc. Devant son étonnement, il ajoute en souriant : « ben oui, avec mon Queen seco ». Hédi peut donc maintenant utiliser le langage pour imaginer. Il sait qu’on peut dire des choses qui ne sont pas vraies, faire des blagues.

Le jeu de dînette devient un jeu de restaurant. Hédi garde toujours son prénom réel. Un jour, je choisis d’être un petit garçon dans le jeu, verbalisant la différence entre le réel et l’imaginaire. Pour la première fois, il décide de changer de prénom. C’est une séance pleine d’émotions : il crie, rit très fort… et met une fève dans sa bouche pour de vrai. Plus tard, dans le jeu, il signe d’un nom inventé qu’il modifie pour finalement le faire disparaître et écrire son vrai nom de famille. Le « pour de vrai »/ « pour de faux » s’expérimente dans des allers-retours entre l’accès à l’imaginaire, la crainte de s’y perdre et le constat d’une permanence.

Je note que la parole d’Hédi est de plus en plus prise dans un mouvement créatif. Les histoires de playmobils s’enrichissent nettement.

Il investit l’espace de la maisonnette sur laquelle j’ai accepté, quelques temps auparavant, qu’on laisse accrochés les stores qu’il avait fabriqués. Il conçoit des vitres avec du scotch, puis des murs. Les limites entre intérieur et extérieur se construisent. Mais ces constructions sont, comme celles qu’il avait faites chez lui, bien envahissantes… Je tâtonne. Il ne me semble pas cohérent d’accepter de laisser accrochés certains éléments et pas d’autres. En même temps, je ne peux le laisser envahir cet espace et je décide de lui demander d’enlever les murs fabriqués à la fin de la séance. Il me semble que c’est un espace commun qui peut se créer : un peu de soi, un peu des autres, la place de chacun. C’est bien toujours cette altérité qui est au travail, et la conciliation qu’elle implique.

Puis Hédi choisit des petites bandes dessinées. Il accepte que nous les lisions ensemble. Nous nous répartissons les rôles. Il joue à exagérer les intonations, à moduler la hauteur de sa voix. Nous nous enregistrons. Il jubile en s’écoutant, rit en découvrant qu’on peut changer sa voix, imiter quelqu’un et rester soi.

Ce travail de lecture ensemble, en petits rôles, me paraît intéressant pour l’aider dans ce cheminement vers l’altérité, vers l’écoute de l’autre, vers l’écoute aussi de sa propre parole qui seule pourra lui permettre de différencier les mots et les sons qu’il confond encore parfois.

La mère rapporte les paroles de l’enseignante qui parle de difficultés de compréhension. Mais qu’est-ce que comprendre, « prendre avec » étymologiquement, si ce n’est prendre les mots de l’autre, les incorporer, les laisser cheminer en soi, les faire siens sans y perdre son identité, y entendre du sens, l’interpréter, en se confrontant à cette impossibilité de saisir tout à fait ce que l’autre veut dire ?

Hédi demande à changer de dossier. Il écrit son prénom sur une nouvelle pochette : une page se tourne, le travail se poursuit, autrement, dans sa continuité.

On voit que pour Hédi quelque chose se joue autour de cette difficulté à accepter la séparation, à saisir jusqu’où va la perte. Que perd-il quand il perd une partie de jeu ? Quand il laisse une création, une trace, un écrit, une parole ? Pour que la fève de la dînette devienne une pâte carbonara dans le jeu, il faut une certaine distance qui lui permette de revêtir son rôle de « pâte carbonara ». Elle reste cependant une fève et c’est bien cette permanence qui permet distance et jeu.

C’est, il me semble, ce sentiment de permanence qu’Hédi doit construire pour pouvoir accéder à cette « capacité de langage » dont parle Benveniste, cette « forme la plus haute d’une faculté inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser »[6].

C’est bien le parcours d’appropriation de sa condition d’être de langage, qui est si long et difficile pour Hédi. Et ce trajet de subjectivation, nécessaire à l’humanisation, passe par la séparation d’avec son premier Autre, bien qu’il ait commencé par dépendre entièrement de lui.

Au niveau de la langue, Hédi ne peut accéder à la polysémie et la métaphore, et cela questionne la nature même du mot dans sa vitalité et sa sonorité. Jean-Pierre Lebrun écrit « La langue est seulement celle de la métonymie comme l’enfant est seulement celui de la mère, les mots se suivent les uns les autres en comptant sur cette contiguïté toujours présente pour escamoter l’absence, la coupure, l’inter-dit qui pourtant fonde l’efficace et même l’essence de la langue elle-même. »[7]

C’est bien cet écart qu’il doit inscrire, comme tout homme, pour s’approprier le langage. C’est à cet écart que je pense dans les jeux, les échanges avec Hédi, naviguant entre l’impression parfois, que pour lui, il est impossible, et au contraire, à d’autres moments, l’intuition que quelque chose s’ouvre du côté de la symbolisation, du côté de ce « trou », comme le dit Lebrun, qu’il doit faire d’avec l’Autre. C’est ce sentiment d’ouverture qui me permet de continuer à l’accompagner et à trouver un sens à ce que je fais avec lui.

Ce cheminement d’humanisation nécessite pour l’enfant, mais aussi pour la mère, de renoncer à la jouissance de ce qui est leur part commune, c’est à dire « qu’ils se déprennent du maternel »[8], ce qui fait écho, pour moi, aux paroles récentes de la maman d’Hédi me décrivant les symptômes de leurs allergies communes : « le soir, on a du mal à respirer », comme s’ils n’avaient que deux poumons, qu’un corps commun, mère-enfant.

L’interdit de l’inceste est, d’après Lebrun, « l’impossible sur quoi se fonde l’humanisation », qui permet la loi et la culture. « En ce sens, interdit (impossible) de l’inceste et entrée dans le langage sont donc quasiment synonymes »[9].

Qu’en est-il pour Hédi?, qui a tant de mal à se construire comme individualisé de l’Autre. L’interdit de l’inceste est-il encore à inscrire ou bien est-ce que la structuration qu’il permet, suivant Lacan, a déjà eu lieu, mais avec la persistance de la difficulté, pour Hédi, d’en assumer les conséquences ?

 

Ecrire… une parole adressée à l’absent

Je vais maintenant vous parler de Maelle, qui a 9 ans lorsque nous nous rencontrons. Sa mère l’a accompagnée au CMPP car elle est en difficultés pour lire et pour écrire. Elle est en classe de CM1.

Elle m’explique venir pour bien reconnaître les lettres qu’elle confond surtout quand c’est la maîtresse qui les écrit, car elle écrit en script. La mère relie les difficultés à la méthode de lecture du CP et elle ajoute que sa fille lit lentement et a aussi du mal à intégrer certains concepts mathématiques.

Maelle est issue d’un couple mixte, son papa, d’origine asiatique, est décédé subitement peu avant sa naissance. Elle porte le prénom qu’il avait choisi pour elle pendant la grossesse, et dont il est dit qu’il a une signification dans sa langue d’origine.

Elle a une grande sœur de 14 ans.

La mère évoque le bébé souriant, calme et tranquille qu’a été la fillette. Maelle s’est bien développée et a rarement été malade. Le premier mot qu’elle aurait prononcé serait « gâteau », ce qui est articulé, dans le roman familial, à la légendaire gourmandise de Maelle qui, bien que très fluette, aurait un grand appétit comme son père.

Elle a du mal à s’endormir et dort souvent avec sa mère.

Pendant l’entretien Maelle dessine des fillettes/chats, dont le visage est moitié blanc/moitié noir, m’évoquant la dualité du Yin Yang, et dont une moitié (notamment un œil) est caché par ce noir. Sur une autre feuille, plus tard, elle dessine des robes mais il n’y a personne dedans. On ne sait pas qui est dans cette robe-peau ? Je ne peux m’empêcher de penser que dans sa construction, cette petite fille est en effet confrontée à une part d’origine qui reste dans l’ombre (dans le noir)… Mais nos origines, comme part de notre vérité, ne sont-elles pas toujours dans cet « arrière-pays » inaccessible ?

Maelle est une enfant bougeant beaucoup, dynamique, débrouillarde, liante, facilement leader dans le groupe, mais plus à l’aise avec les enfants qu’avec les adultes… Seule avec moi, elle se montre d’abord très timide.

Elle peut prendre la parole mais plus en réponse à mes questions que d’elle-même, ce qui tranche avec la spontanéité décrite par sa mère.

A la fin du second rendez-vous elle me tend, d’un geste rapide et sans mot dire, un petit chocolat qu’elle avait dans sa poche. C’est probablement la manière qu’elle a trouvée, elle, pour dire son investissement de ce lieu, qui ne pouvait se dire avec des mots. Prendre la parole avec des mots, même lorsqu’on maîtrise le code qu’est la langue, peut être difficile.

Maelle a bien investi la langue, mais elle a conservé certaines façons de prononcer les mots et certaines expressions de petite. Elle dit « une mezamime », parle de « jongle » pour nommer une balle pour jongler. Elle reste dans sa langue propre, retardant l’entrée dans la réalité de la langue commune. Il faut lâcher cette intimité, cette langue première, comme le décrit Michel Leiris dans Biffures[10], pour que « de chose propre à moi, (le mot) devienne chose commune et ouverte », participant à cette réalité qu’est le langage commun.

Lorsqu’elle lit, Maelle confond certains mots proches : elle lit par exemple « steak » à la place de « sketch ». Identifier, différencier tous ces éléments de la langue semble difficile. Mais pour se différencier et s’identifier, il faut déjà se séparer. Quand elle écrit, Maelle a souvent du mal à individualiser les mots. Elle écrit par exemple « un noisillon ».

Je note qu’elle a également du mal à manipuler les marques de temps dans la langue. S’ancrer dans le temps en tant que sujet propre nécessite de prendre distance avec le moment dont on parle. Elle raconte un évènement passé et dit « la semaine prochaine » pour « la semaine suivante » : elle parle en se situant au temps de l’énoncé, comme si elle ne pouvait se distancier du moment dont elle parle, prendre en compte le temps de l’énonciation, le temps où « je » dis « je ».

Elle lit de manière fluide et elle comprend ce qu’elle lit. Mais elle ne perçoit pas l’humour de l’histoire que nous lisons ensemble, ce qui impliquerait de prendre en compte le non-dit et les aspects implicites du langage. Et cela aussi nécessite la capacité à prendre une certaine distance : se distancier des mots, accepter le ratage inhérent au langage.

Sans doute est-ce cela qui se joue aussi en mathématiques : il faut, pour entrer dans la langue mathématiques, accepter que les mots puissent dire autre chose que dans la langue commune : une opération, autant, un rapporteur… tant de mots qui sont polysémiques.

Lorsque nous écrivons avec la Technique des associations, j’observe qu’elle peut prendre la parole et associer des mots. En revanche, elle n’a pas investi l’orthographe et la grammaire en tant qu’elles sont porteuses de sens. Même le « s » du pluriel, qu’elle connaît forcément, n’est pas suffisamment relié à l’idée de pluriel, aux évocations que l’on peut avoir en lisant/écrivant les mots, pour qu’elle l’utilise.

Je note également qu’elle confond le « b » et le « d ». Il s’agit bien là aussi d’une difficulté de symbolisation,  difficulté à dépasser le rond et la barre, « le b de bébé »,  pour accéder au symbole arbitraire qu’est la lettre « b », qui va se différencier du « d » et permettre d’écrire des mots, « dépasser l’imaginaire de la forme de la lettre », comme le dit Jeanine Pirard le Poupon[11], « pour accéder à la lettre porteuse de sens ».

Maelle se tend en lisant, elle gigote, se frotte les mains. Elle sollicite souvent mon aide quand elle écrit et je vois de nombreuses petites coupures entre les lettres, traces de ses hésitations… Il lui est bien difficile d’oser se lancer.

En revanche, elle adore jouer aux jeux de société, se saisit de l’espace que je lui propose et choisit le jeu « Qui est-ce ? » pour notre première rencontre. Qui est ce personnage dont je vois des lunettes? Des yeux noirs? Qui es-tu, toi, autre, face à moi ? Qui suis-je ? Ces questions identitaires sont bien en lien avec ce que je perçois du rapport au langage de Maelle, tout comme la capacité d’accepter cette errance nécessaire pour apprendre au risque de perdre.

La fillette va utiliser ainsi ses séances pour se confronter, au fil de nos parties, à cette expérience de prise de risque, de ratage et de perte.

A l’issue de ces premières rencontres, qui constituent pour moi «le bilan orthophonique», je lui propose un travail avec la Technique des associations et les jeux de société. Maelle est partante et sa mère en comprend tout à fait le sens.

Très vite, dans les premières séances, Maelle se montre très vivante, parlant dès son arrivée dans mon bureau, racontant des événements de son quotidien avec spontanéité, osant dire ce qu’elle a envie de faire. Certaines demandes de jeux de Maelle me paraissent régressives par rapport à son âge et à un côté mature qu’elle peut aussi présenter.  Dans l’écho aux formules parfois enfantines qu’elle emploie, je m’interroge : ce passage est-il nécessaire pour le cheminement de Maelle? Mon rôle d’accompagnante me semble alors d’en être témoin, avec le mouvement de pensée que cela me fait vivre.

Dans le travail avec la Technique des associations, elle peut associer spontanément quelques mots, souvent en lien avec l’école.

une évaluation

-la géographie

-un désert

-du lipaz

J’essaie de proposer un peu de vie dans ce qui me semble la restitution d’une leçon, et lui propose :

-de l’eau

-la soif

Peu à peu, j’observe qu’elle prend plus la parole et peut associer plusieurs mots. Par contre, je note que les mots de Maelle sont comme une liste, des substantifs, certes en lien les uns aux autres, mais bien souvent inanimés.

-un arbre

-des branches

-des feuilles

-des brindilles

-des bourgeons

-des fleurs

Je propose donc un peu d’action et j’associe :

-des herbes

-il les ramasse

-son bec

-un nid

-il le fabrique

-il sera bientôt prêt

Souvent, nous parlons aussi de formes grammaticales ou orthographiques : comment fonctionne le « il/ille », la différence entre son/sont, etc., mais au gré des mots qui viennent, donc toujours en lien avec le sens.

L’écriture de Maelle change : les lettres sont plus reliées, le geste plus fluide. Elle semble se faire plus confiance.

Un jour, elle propose d’écrire « tout ce qu’il y a dans la maison ». Spontanément, j’essaie de lui expliquer le fonctionnement de la Technique des associations. Mais, bien-sûr, il s’agit plus de la vivre, cette parole écrite, que d’en avoir des explications. Et cela peut prendre du temps… Maelle écoute mon explication, et décide alors de changer de thème, pour écrire une autre liste, avec, dans l’ordre, des pious-pious au chamois, tous les niveaux de ski pour les enfants.

Je me dis alors que ce vide-là, il faut peut-être aussi parfois l’expérimenter et je décide de la laisser aller au bout de sa liste :

-les piouspious

-les oursons

-le flocon

-la première étoile

-la deuxième étoile

-la troisième étoile

-la flèche

-le chamois

La semaine suivante a lieu une séance qui me semble déterminante dans le travail de Maelle.

Elle est malade, très enrhumée et elle a plusieurs aphtes sur la lèvre qui lui font mal dès elle parle. Elle ne s’exprime pas verbalement, montrant, quand je la questionne, les aphtes qui l’empêchent de parler, mais elle me semble également plus fermée, dans sa posture et son regard. Nous écrivons ensemble, comme à notre habitude. A la fin de la série, elle écrit sa demande dans l’espace blanc : « Je peux avoir une feuille ? » C’est donc dans la douleur du corps, au niveau des lèvres, lieu de l’oralité, de la succion et du nourrissage, mais aussi lieu de la parole orale, que Maelle se saisit de l’écrit pour parler.

Sur la feuille que je lui tends  Maelle écrit :

si je parle je parle pas mes j’écri

Parler, prendre la parole, une parole orale, une parole écrite… se tissent au fil des lettres que Maelle trace, et viennent prendre place et sens.

Maelle arrive peu à peu à une parole écrite plus vivante. Puis elle réussit à associer des mots, laissant ainsi une pensée se dérouler. Devant la stagiaire qu’elle rencontre pour la première fois et à laquelle je lui propose que nous montrions le travail avec la Technique des associations, Maelle prend vraiment la parole par écrit :

-elle démarre

-le moteur

-il est cassé

-je le répare

-un faux départ

La distance symbolique est bien là : ce n’est pas elle, Maelle de la vie réelle, qui répare le moteur, pourtant elle peut dire « je ». Nous sommes bien loin des listes de mots de la dernière leçon de l’école…

Dans cette dynamique à trois, la stagiaire, Maelle et moi, elle me semble comme « grandie » : elle  apporte des jeux de chez elle : « Mito » un jeu où il faut mentir… Elle m’annonce également qu’elle a fini le livre que nous avions commencé ensemble, toute seule, chez elle. J’entends qu’elle n’a plus besoin de moi pour se lancer et lire des livres entiers.

Avant la coupure des grandes vacances, nous faisons le point, avec sa mère, sur cette partie du travail. La mère de Maelle trouve que sa fille a fait beaucoup de progrès, qu’elle prend beaucoup plus la parole, à l’oral et à l’écrit. Cela va également mieux à l’école et la fillette me tend fièrement son très bon bulletin scolaire.

Maelle souhaite poursuivre son travail d’orthophonie. Dans les séries, je note que ses associations sont encore souvent collées à son vécu ou qu’au contraire, elles deviennent parfois complètement surréalistes : trouver la distance, entre ces deux extrêmes, est encore difficile, une autre partie du travail s’engage…

 

Quelque chose se joue, pour Maelle, comme pour Hédi, du côté de la distance. Tous deux ont bien du mal à se déprendre de cette relation à l’Autre maternel, à s’individualiser pour consentir à l’écart, à la perte et entrer dans la fonction symbolique. Cependant, on voit que les difficultés d’Hédi viennent interroger la structure avec laquelle il peut se construire, alors que Maelle ne rencontre pas la même difficulté à se construire dans sa conscience propre, et le retrait qu’elle montre au premier abord est plus celui de l’inhibition.

Son appropriation du langage est tout autre, de même que l’investissement de la langue et sa parole.

C’est finalement plus avec l’entrée dans le langage écrit, qui implique l’absence de l’interlocuteur, qu’apparaissent ses difficultés au niveau de la fonction symbolique. Ecrire, c’est adresser une parole à l’absent.

On note pour Maelle, une certaine présence, ou une prévalence du père, malgré son absence, dont je fais l’hypothèse qu’elle se fait notamment du fait de la nomination. Lebrun écrit : « Ce n’est pas son enfant qui est l’enfant du père, c’est celui qu’on nomme son enfant »[12], et Maelle est nommée enfant du père, tant dans le choix du prénom qu’il a fait pour elle avant sa mort, que dans le roman familial rapporté par la mère.

Mais il faut ce passage par la douleur physique de la bouche, lieu des douceurs du nourrissage et de la relation à la mère, mais également de la parole orale, immédiate, pour que Maelle puisse prendre également la parole par écrit. C’est comme si cette parole adressée à l’absent, ne pouvait se prendre que dans la douleur du lieu de la parole que l’on adresse à celui qui est présent. Il faut qu’elle en passe par là, la douleur, dans la blessure de l’aphte, trou dans la chair, pour pouvoir « faire le trou » d’avec le premier Autre, pour pouvoir se saisir de cette parole-là, la parole écrite, qui justement suppose l’absence de l’autre, la séparation, le trou.

Ainsi se fait le cheminement de Maelle vers la fonction symbolique.      

J’ai cherché à vous montrer, à travers ce travail, où il me semble que se situe ma place d’orthophoniste, dans l’accompagnement d’un sujet, quelles que soient ses difficultés avec le langage et quelle qu’en soit l’origine, dans son cheminement de sa langue intime, nouage singulier dans la rencontre avec l’Autre, vers la langue partagée, chemin sur lequel s’articulent la distance à prendre, l’identité à construire et la conciliation à accepter.

« C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde », dit Benveniste, « un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme »[13].

Cette mise en perspective des difficultés de Hédi et de celles de Maelle, montre que, tout en étant très différentes, elles se nouent dans cette nécessité humaine à se déprendre de l’Autre. Elles viennent nous parler de notre condition de parlêtre, à nous, humains, qui gardons tous en nous la trace du nécessaire renoncement à cette jouissance pour pouvoir s’approprier le langage, cet « ombilic langagier » dont parle Lebrun, cette « promesse de l’aube » jamais tenue dont parle Romain Gary[14] et tant d’autres qui, à leur manière, avec leur parole singulière, tentent de dire ce que parler veut dire…

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[1]  Emile BENVENISTE, « Problèmes de linguistique générale, 1 », Gallimard, p259.

[2]  Jacques LACAN, «Joyce le Symptôme», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.565.

[3]  Pédagogie Relationnelle du Langage : formation visant la construction d’un cadre de travail à travers une élaboration clinique groupale, autour d’une conception humaniste du langage, élaborée par Claude CHASSAGNY

[4]  Il s’agit là du grand « Autre » que Lacan définit comme le « trésor des signifiants », qui peut être tour à tour le père, la mère, les thérapeutes, permettant à l’enfant de nouer le corps, le langage, la parole et le désir.

[5]  Sigmund FREUD, « Au-delà du principe de plaisir » (1920), dans « Essais de psychanalyse », Paris, Payot, 1981

[6]  Emile BENVENISTE, ibid, p261.

[7]  Jean-Pierre LEBRUN, « Les couleurs de l’inceste, se déprendre du maternel », Denoël, 2013, p21.

[8]  Jean-Pierre LEBRUN, ibid.

[9]  Jean-Pierre LEBRUN, ibid, p24.

[10]  Michel LEIRIS, Biffures, “La règle du jeu I, Biffures », Paris, Gallimard, 1948, p12. 

[11]  Jeanine PIRARD LE POUPON, « Le symptôme objecteur du sujet dyslexique », Conférence Journées Théorico-clinique des ACC, Paris, 2002

[12]           Jean-Pierre LEBRUN, ibid, p 81

[13]           Emile BENVENISTE, ibid, p 259

[14]           Romain GARY : « Avec l’amour maternel, la vie nous a fait à l’aube, une promesse qu’elle ne tient jamais »

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