Texte – Cadeaux de Kylian

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Les cadeaux de Kylian

Sandrine Lombard, orthophoniste.

Kylian a 4 ans et demi lorsque je le reçois la première fois. Il m’est alors adressé par une psychothérapeute exerçant avec moi au CMPP. Il est accompagné de sa « tata », c’est ainsi qu’il nomme la dame de la famille d’accueil chez laquelle il vit depuis l’âge de 9 mois avec ses deux frères aînés. Il est décrit comme un enfant bougeant beaucoup, plus dans l’agir que dans la parole, elle-même guère intelligible. Il bégaie parfois, s’exprime très peu devant des personnes inconnues mais comprend très bien. Souvent, seul Kévin, son frère aîné, peut traduire ses propos. En présence de sa nourrice Kylian ne me parle pas, attendant qu’elle le fasse pour lui. Après son départ il me sollicite, m’interpelle et répond. Lorsque je deviens un peu plus directive il sort sucette et doudou tel un écran entre nous.

Lors d’une réunion de synthèse, instance de réflexion et de décision du CMPP à laquelle participent tous les membres de l’équipe, j’évoque ma rencontre avec Kylian. Nous décidons alors ensemble de proposer un suivi orthophonique à cet enfant. Je commence donc à le recevoir chaque semaine. Au début du suivi les séances se déroulent toujours un peu sur le même schéma : il arrive, se cache (généralement au même endroit) attendant que je le trouve. Ensuite ses demandes fluctuent mais restent similaires pendant de longues périodes.

Ainsi il a longtemps demandé à jouer au « Chaudron de la sorcière », jeu dont le but est de remettre de l’ordre dans le joyeux bazar semé par une sorcière dans les différents lieux d’une maison. Il manifeste alors sa joie de tout remettre d’aplomb mais surtout de cacher cette petite sorcière apparaissant sur chaque planche et de s’écrier alors : « Ca y est ! On la voit plus ! ». Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle entre ce jeu et ce qui est dit de son comportement souvent difficile, son langage si perturbé et le rangement quasi obsessionnel de sa chambre, un peu comme si cette sorcière représentait ce qui le dépasse, une impulsivité qu’il ne peut contrôler.

Et puis les incontournables parties de « Qui est-ce ? » Et la sempiternelle question du début : « A-t-il les yeux bleus ? », lui qui a les yeux d’un bleu si clair, lui à qui sa mère répète que son père légitime n’est pas son père biologique même s’il porte le même nom que ses deux frères. Il est vrai que la question : « Qui est-ce ? » doit faire écho pour Kylian : Qui est mon père ? Et qui est ma mère ? Ma mère « légitime » n’est pas celle qui m’élève ; celle chez qui je vis m’accueille vraiment mais j’ai tellement peur de devoir la quitter, ma mère répétant sans cesse son souhait de nous « reprendre ». Et dans cette situation des plus complexes la nourrice exprime régulièrement son désarroi face à ces trois garçons qui, à tour de rôle, disent leur souhait de vivre chez leur mère, sauf Kylian qui s’accroche à elle, refusant de dormir ailleurs mais testant en permanence son attachement. Jusqu’où tiendra-t-elle ?

Il est dit de Kylian qu’il est très difficile sur le plan alimentaire. Dans mon bureau il prend et reprend l’imagier des aliments : il trie les photos et constitue des piles, une pour lui (pas très haute car il n’aime pas grand-chose), l’autre pour sa tata (très haute puisqu’elle aime tout !). Les autres membres de la famille d’accueil sont rarement évoqués, ses frères non plus, à la recherche d’une relation exclusive avec cette mère de substitution.

Kylian se montre régulièrement en quête de son « histoire orthophonique » : il ressort tout ce qui se trouve dans son dossier : la pochette des bilans, comptes rendus et entretiens ne l’intéresse pas. Il met également de côté toutes mes notes et « le travail », ainsi qu’il nomme les séries et autres écrits. Et il reprend un à un les nombreux dessins qu’il a faits : le premier bonhomme, la première maison. « T’as oublié de mettre la date, là ». Je dois alors parcourir mes notes pour trouver quand il a été réalisé exactement. Puis il les classe, les range entre deux feuilles qu’il a agrafées ensemble : « pour pas les perdre ».

Langage tordu, tronqué, si peu intelligible. Les finales manquent, sont oubliées, cachées, tues. Petit à petit elles arrivent : Kylian doit les tester, essayer différentes possibilités. Oui, non ? « po » ? C’est quoi ? Poche, pomme, pote, porte ? Il progresse, oui et j’y crois. Pourtant ce n’est pas simple, pourtant je suis souvent désespérée. Je comprends, malgré mon oreille d’orthophoniste et ma connaissance de l’enfant, qu’il se déguise en pyjama pour carnaval alors que c’est en Spiderman !

Je crois à ses progrès, lui aussi, j’en suis sûre. Au début, ils n’ont lieu que dans mon bureau. C’est à moi qu’il lance un « bonjour ! » certes très artificiel tellement l’articulation du « j » lui demande d’efforts sans compter celle du « r ». Aux autres il continue à dire « bon-you ». Ma collègue m’entend m’exclamer depuis son bureau tellement je suis touchée par ses progrès que je vis à chaque fois comme des cadeaux. Heureusement la famille d’accueil « y croit aussi », rapportant l’étonnement des personnes n’ayant pas vu Kylian depuis quelques temps, lui qui ne parlait quasiment pas. Heureusement son enseignante qui le perçoit comme un enfant très intelligent, respecte ses refus : celui de réciter sa poésie devant les autres par exemple.

J’ai tellement besoin de retours comme ceux-ci car c’est long, dur. Parce que je suis tentée parfois de le faire répéter encore et encore les mêmes sons pour qu’il les sorte enfin, parce qu’il serait parfois tentant de dire : « Mais tu le fais exprès ou quoi ? », parce qu’à l’inverse je pourrais me dire qu’avec ce qu’il vit ce n’est pas étonnant, et qu’il ne faudrait peut-être pas se montrer trop exigeant. Mais il y a également l’équipe, l’analyse de la pratique et puis les formations Chassagny. Alors je m’accroche.

Et patatras ! Lors d’une visite médicale scolaire, le médecin dit son inquiétude concernant le langage de cet enfant qu’il rencontre pour la première fois. La nourrice lui explique les progrès de Kylian, là d’où il est parti. « Peut-être mais je vois là où il en est actuellement » lui est-il répondu. Bien sûr un bilan au Centre de référence des troubles du langage est demandé, en vue d’un diagnostic de dysphasie sans doute. L’histoire dont Kylian est tant en recherche et par conséquent son évolution n’ont pas été prises en compte : seuls comptent l’ici et maintenant.

Kylian n’est pas allé au centre de référence. Il est en CM1. Il continue à me rencontrer. Lecture et écriture sont difficiles, même s’il réalise des acquisitions très importantes. Il a lu « Les contes de la rue Broca » en un week-end après que nous en ayons parlé ! Son niveau de compréhension est bon, voire très bon. Il est excellent en mathématiques. C’est en orthographe que cela pêche surtout : confusions, inversions. Il se plaint régulièrement d’avoir plus de mots que les autres à revoir. Mais Kylian aime gagner, veut réussir.

Effectivement il souffre peut-être de dysphasie, dyslexie, dysorthographie et dysgraphie. Une chose est sûre : il n’est pas dyscalculique, ouf ! On l’a échappé belle !

Mais qu’il est difficile de ne pas s’engouffrer dans tous ces examens supplémentaires permettant un diagnostic derrière lequel se retrancher. Chez Kylian il semblait évident que l’accès à la parole, à SA parole était extrêmement douloureux. Au vu de la fragilité de cet enfant liée à une histoire d’abandon tellement violente, mais également de la force qui est la sienne, de son souhait d’être « comme les autres », je reste persuadée qu’un diagnostic de « dys » n’aurait pas été propice à son évolution. Pour lui, plus que pour d’autres sans doute, j’ai résisté pour qu’on ne lui appose pas cette fameuse étiquette trop réductrice au regard de son parcours de vie si douloureux et des questions existentielles qui s’expriment dans son rapport au langage.

C’est avant tout grâce à lui que j’ai pu tenir, parce que, quand le découragement menaçait, quand la complexité de ses difficultés mais également la force des entraves dans lesquelles il se trouvait pris me désespéraient, un nouveau son, un positionnement différent, un abord plus investi de l’écrit apparaissaient comme par magie. Alors, Kylian révélait d’une manière ou d’une autre, souvent avec inventivité, la force de son désir d’avancer et me donnait ainsi l’énergie nécessaire pour continuer de l’accompagner.

 

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