Extrait de La Lettren°13 – Février 2007
Kérian et le Roi Grenouille
ou comment un enfant s’approprie la lecture en entendant des contes
France PETREQUIN, orthophoniste
Kérian est un petit garçon de six ans plein d’énergie. Il est très communicatif,s’exprime volontiers et parle très bien, si ce n’est un léger zozotement qui nuit à son imagede petit dur, zozotement qui est le premier motif de la demande d’orthophonie.
Sa mère est venue consulter au CMP lorsqu’il avait cinq ans, à la suite de la mort à la naissance d’un bébé de son père, ne sachant comment lui en parler. Les parents sont séparés.
Par la suite, après un trimestre de CP, Kérian n’arrive pas à apprendre à lire comme les autres. C’est ainsi qu’une rééducation orthophonique va s’engager, tandis que sa mère poursuit de son côté les entretiens avec la psychologue du CMP.
Afin d’essayer de comprendre ensemble ce qui se passe pour Kérian, je vous invite à une des premières séances d’orthophonie. Ce jour-là, Kérian entre en courant et se précipite sur les craies pour dessiner au tableau, me tournant le dos, tout en commentant avec animation son dessin. Je me dis qu’il préfère sans doute nous maintenir à distance, mes exigences et moi. Il sait en effet, maintenant, ce que je vais lui proposer : qu’il choisisse une histoire dont je lui ferai la lecture, avant d’essayer à son tour de déchiffrer et d’écrire des lettres, des syllabes et des mots.
En attendant, il occupe la scène. Je patiente et m’intéresse à ce qu’il me raconte. Il dessine des immeubles, très hauts, pleins de fenêtres, avec une tête dans chaque fenêtre. Il insiste particulièrement sur le fait qu’il ne faut pas tomber « sinon, on peut se tuer ». Il enchaîne sur le récit d’un film qu’il a vu la veille, où un monsieur, « le séri d’une dame », était mort écrasé par une voiture. La dame a été évidemment bien triste, et même « la dame-sorcière-qui-avait-des-pouvoirs» n’a pas pu le faire revivre, me dit-il. Alors que je lui reformule simplement ce que j’ai compris de ses propos, Kérian se retourne, me regarde enfin, et peut accepter de s’intéresser à ce que je demande.
Il choisit l’histoire du Roi Grenouille. C’est l’histoire d’une fille de roi qui, jouant avec la balle en or que son père lui a offerte, la fait tomber par mégarde au fond de l’eau. Une grenouille accepte de la lui rapporter à condition que la jeune fille lui permette de partager sa vie. La jeune fille promet. Mais la compagnie de cette grenouille qui la suit nuit et jour la dégoûte. Elle se trouve cependant bien obligée de surmonter sa répugnance car elle doit tenir sa promesse, ainsi que le lui rappelle fermement le roi son père. Mais un jour, exaspérée, dans un mouvement de colère, elle va la fracasser contre le mur de sa chambre. C’est alors que par enchantement la grenouille redevient le prince qu’elle était auparavant et lui propose de l’épouser.
Je lis cette histoire à Kérian à haute voix, en suivant le texte du doigt. Je n’ai pas de mal à capter son intérêt: il suit mon doigt des yeux et m’interrompt parfois pour faire ses propres commentaires. Lorsque je lis : « Veux-tu m’épouser ? », Kérian se bouche les oreilles : il n’aime pas entendre ça, me dit-il. J’en prends acte, et nous poursuivons tranquillement la lecture.
Ensuite, je lui propose de repérer dans ce texte des lettres, des syllabes ou des mots qu’il reconnaîtrait. Il renverse la tête en arrière et dit sur un ton tragique: « oh non, z’aime pas voir les mots ! ». Il va cependant accepter et même se prendre au jeu, cherchant à en repérer le plus possible, tandis que j’écris la liste des syllabes qu’il sait lire. Il pourra ensuite relire seul cette liste, puis l’écrire sous dictée, et finalement écrire une petite phrase chargée de sens : « le roi se fâcha. » Pourtant, Kérian n’a pas l’air fier de son travail, et j’ai même l’impression qu’il vit cette concession à mes exigences comme une capitulation.
Il dit qu’il est fatigué et qu’il veut dessiner. Il dessine un Pokémon qui a des pouvoirs : en cas d’attaque, « i lance de l’itricité ». Tout en dessinant, Kérian parle d’abondance et soupire : « moi, z’aime pas l’amour. L’amour c’est beurk, c’est dégoûtant. Des zens qui se bavent dessus, c’est dégoûtant. Et tu le diras pas à ma maman, que ze t’ai dit ça, z’ai pas envie que tu le dises. »
Je le rassure sur l’étanchéité du cadre, et lui dis sans doute quelque chose qui va dans le sens d’une généralisation à propos de ce qu’on peut éprouver à son âge au sujet de l’amour entre adultes. Je tiens surtout à tenir le cadre horaire, car Kérian ne s’arrêterait plus de dessiner encore et encore des Pokémons et ne partirait plus.
Kérian, donc, ne veut pas voir et pas entendre : pas voir les lettres, pas entendre les mots. Peut-être, à l’inverse, veut-il au contraire trop voir et trop entendre et, menacé d’un trop-plein d’excitation, se protège-t-il, comme le font ses Pokémons « en cas d’attaque ». Sa mère, qui vit seule avec lui, se plaint en effet que son fils l’épuise quand il essaie de traiter d’égal à égale avec elle. Par ailleurs, on peut s’interroger sur la manière dont il reçoit ces mots que je lui lis « Veux-tu m’épouser ? » alors qu’il est manifestement en pleine période œdipienne. Il me semble qu’au cours de cette seule séance, Kérian nous livre beaucoup. Il nous indique une partie de ce qu’un enfant aurait à admettre avant de pouvoir apprendre à lire.
Citons un peu en vrac :
– Quand on est mort, c’est pour toujours.
– Face à la mort, les adultes comme les enfants partagent la même impuissance.
– La magie, il va peut-être falloir y renoncer.
– L’amour, est-ce vraiment si dégoûtant? Dans ce cas, pourquoi en parler et même y revenir, pourquoi le lire, l’écrire et le chanter ?
– Sa propre mère, il faut pouvoir la tenir un peu à l’écart de ce qui vous « travaille » pour pouvoir travailler.
– Pour apprendre, il faut laisser un peu de place à l’autre et, pour ce faire, se sentir suffisamment assuré de la sienne, se sentir compris et écouté avant de pouvoir comprendre et écouter autrui.
Ainsi que René Diatkine nous l’a appris : « Aborder la langue écrite nécessite d’être capable de supporter de jouer avec le jeu proposé par un autre. » Et également : « Être scolarisé, c’est pouvoir s’intéresser à ce qui ne vous concerne en rien. »
Un an et quelques séances d’orthophonie plus tard…
Que s’est-il passé ?
Kérian a beaucoup dessiné. Tout d’abord des combats, combats destinés à se défendre des attaques puis, un jour, une mariée, dessin qu’il tient à montrer à sa mère :
– Devine c’est qui ?
– C’est moi ? dit sa mère.
– Non, mais ça pourrait…C’est une mariée !
La mère de Kérian se montre touchée, me regarde, l’air de me demander ce que j’en pense.
Je dis simplement que Kérian grandit. Peut-être en parlera-t-elle à la psychologue. Pour ma part, j’imagine après-coup qu’il manifeste peut-être ainsi son souhait de voir sa mère remariée, ce qui lui permettrait de se libérer de son propre désir inconscient de devenir son époux. C’est possible…
L’important est aussi, comme à chaque séance, de ne pas déborder du cadre horaire. En effet, Kérian a toujours beaucoup de mal avec les limites, les frontières, les séparations, ce qui me demande une vigilance accrue : il y a les dessins qu’il a commencés dans la salle d’attente et qu’il voudrait continuer dans mon bureau, ceux qu’il a faits en séance et qu’il voudrait emporter ,les dessins qu’il n’a pas eu le temps de terminer alors que c’est l’heure… Kérian ne renonce pas si facilement, ne se lassant pas de vérifier que je n’ai pas changé d’avis. Je suis ferme et précise sur ces questions, lui signifiant ainsi que nous sommes également soumis, lui et moi, au passage du temps.
Une petite demi-sœur est née chez son papa. Kérian m’explique bien que c’est le bébé de son papa, pas celui de sa maman. Il a « oublié » le prénom de cette petite fille ( tiens …) mais ce qu’il sait en tout cas c’est qu’elle porte le même nom de famille que lui. A l’occasion d’un de ses dessins, il m’a dit que si lui-même avait des pouvoirs comme les Pokémons, il redonnerait la vie à son papi ( le père du père ) qu’il n’a, comme il le dit « jamais rencontré» parce qu’il est mort avant sa naissance. Il ne sait pas de quoi, et il ne l’a pas demandé à sa mamie parce qu’à son avis elle ne le sait pas non plus. Au cours des séances, il a également joué : des jeux où l’agressivité et la destructivité sont à l’œuvre, où ses petits personnages ont à se défendre des nombreux dangers qui les menacent. J’ai continué à lui lire des contes de son choix, auxquels il a pris peu à peu grand plaisir.
Il commence à déchiffrer les syllabes, et il sait maintenant, ainsi que me l’a dit un autre enfant « marier les lettres ». (Tiens, encore une histoire de mariage…). Il commence à lire lui-même des passages de l’histoire, à sa demande « attends, attends, le dis pas, laisse-moi lire ! ». Un jour, sa mère demande à me voir : l’institutrice est inquiète, Kérian ne sait pas séparer les mots, c’est pourquoi elle me fait parvenir des photocopies de ses dictées.
A vrai dire, je suis plutôt contente de constater que Kérian, qui est maintenant en CE1, n’écrit pas si mal sous dictée, même si, effectivement, il n’est pas admis d’écrire « nous gagnlabataill » ou « vous rentrelebétail » ! Je dis à sa mère que c’est une étape, soulignant tout ce qui est déjà intégré : la syllabe et la phonétique sont respectées. Je parle de la nécessité de distinguer le temps de l’exigence scolaire du temps de grandir de Kérian.
Ce qui me permet de répondre comme ça, c’est d’avoir à ce moment-là en tête, plutôt que le mot « dyslexie », les mots de Claude Chassagny « conflit d’investissement des mots ». En effet, les termes que nous utilisons ne sont pas neutres, je crois qu’ils organisent nos actions.
A la séance suivante, Kérian demande si sa mère peut assister à la séance. Ce n’est pas habituel mais pourquoi pas, si celle-ci est d’accord. Un peu intriguée, je propose de mener la séance comme d’habitude. Kérian choisit (tiens?): « Le Roi Grenouille ». Aujourd’hui, c’est lui qui commence, dit-il. Il va finalement lire cette longue histoire jusqu’au bout, lentement mais sûrement, en suivant mon doigt que je déplace au rythme de sa lecture. Ça y est, on peut dire qu’il sait lire. Il jette des petits coups d’œil pleins de fierté à sa mère qui l’encourage et salue sa réussite. Quand il se trompe, il rectifie spontanément d’après le sens et s’intéresse à l’histoire, ce qui témoigne d’une lecture authentique. Très vivant, il fait des commentaires et anticipe, disant à sa mère : « tu vas voir, en fait, la grenouille c’était un prince… et après, la princesse, elle va la jeter contre un mur… » etc…
La mère s’étonne que son fils connaisse ce conte qu’elle-même ne connaît pas : « mais comment tu le connais ? Tu l’as lu à l’école ? Chez la nourrice ? Quelqu’un te l’a raconté ? ». Kérian est évasif : non, il ne sait pas, il la connaît, voilà tout, il laisse entendre qu’il ne sait ni comment ni pour quoi ni d’où, et que ça n’a pas d’importance…. Quand à moi, je garde un silence prudent.
Lorsqu’il arrive à la fin, et qu’il lit :« Veux-tu m’épouser ? La princesse accepta et ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre», il manifeste un peu de dégoût :« Baaah ! », mais rien d’aussi fort que l’année précédente. D’ailleurs, l’émotion qui emporte tout, aujourd’hui, c’est surtout ce moment de grâce que nous venons de partager. Est-ce cela, l’entrée dans la période de latence ? Pour ma part, je reste remplie d’étonnement devant l’amnésie sélective de Kérian : il a vraiment oublié que c’est moi qui lui ai lu cette histoire, alors qu’il se souvient très bien de l’histoire elle-même.
Cette surprise me permet d’ajouter quelque chose à mes réflexions de l’année précédente : pour apprendre, une certaine amnésie serait nécessaire. Il conviendrait d’oublier, comme pour s’alléger. Oublier l’origine, oublier ses dettes, ses emprunts, mais aussi ses rancœurs, laisser place à ses réminiscences: « j’ai peut-être lu ça quelque part, mais où ? ».
Lire, c’est en effet tout à la fois s’approprier un code qui nous est commun, et accéder à des textes qui constituent notre patrimoine à tous. S’approprier cet héritage nécessiterait de s’en attribuer la découverte, d’en être les « inventeurs », en quelque sorte, ainsi que l’on nomme, joliment, ceux qui ont découvert un trésor. Inventeurs de trésors, inventeurs de textes, en tant que lecteurs ne sommes-nous pas aussi les auteurs de nos lectures, les recréant et leur donnant vie par la singularité de notre regard.
Ça me rappelle ce que Virginie Amoureux a écrit pour « La Lettre n° 1 » à propos du livre de Bernard Schlink, « Le Liseur» : « Chacun touche son mystère, fait parler un peu de son silence à travers l’expérience de la lecture …».
Et également, Alberto Manguel : « Lire ne consiste pas en un processus automatique d’appréhension du texte comparable à la manière dont un papier photosensible est impressionné par la lumière, mais un étonnant processus labyrinthique de reconstruction, commun à tous mais néanmoins personnel. ( …) Le rôle des lecteurs consiste à rendre visible ce que l’écriture suggère par des allusions et des ombres».
Cette idée me paraît entrer en résonance lointaine avec le concept de « trouvé créé » de Winnicott. Si j’ai bien compris, lorsque le nourrisson hallucine le sein maternel puis le rencontre, il aurait l’illusion que c’est lui-même qui l’a créé, alors que, comme nous le savons, c’est bien parce que le sein est déjà là, et qu’il en a l’expérience et le souvenir, que le bébé a pu s’en faire une représentation. C’est à la faveur de l’illusion de ce « trouvé créé » que peut se constituer une première aire transitionnelle qui va peu à peu s’élargir et s’enrichir tout au long de la vie avec le jeu, l’accès à la culture, et la créativité personnelle.
Histoire de grenouille, histoire d’enfant, de lecture et d’orthophonie, histoire qui demande en tout cas à être partagée, car c’est bien ce type d’heureuse surprise qui nous encourage à continuer à pratiquer cette orthophonie-là, avec patience et conviction. Une pratique qui laisse place au doute et à la pensée et qui nous permet de nous laisser aller à nos rêveries et inspirations, nourries de nos propres lectures. Une pratique qui prend appui sur des lectures, celle de Freud, Winnicott, Diatkine, Chassagny et bien d’autres, chercheurs mais aussi écrivains et poètes, afin qu’à notre tour nous puissions « trouver créer » avec la force que nous puisons chez ces auteurs et la confiance que nous accordons à nos jeunes patients restés momentanément entravés dans leur cheminement pour des raisons toujours complexes et toujours singulières.
- Nadja. Contes de fées. Écoledes Loisirs.
- Langage et activités psychiques de l’enfant avec René Diatkine. Éditionsdu Papyrus.
- Alberto Manguel. Une histoire de la lecture.