Texte – Une orthophoniste à l’ITEP

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Alors qu’elle s’apprêtait à quitter l’institution où elle avait travaillé durant 13 ans, Caroline Lehman a entrepris de décrire le travail mené au sein d’un Institut Thérapeutique Educatif et Pédagogique (ITEP). Une orthophoniste à l’ITEP est un témoignage de ce qui peut se jouer au sein d’une institution spécialisée pour adolescents souffrant de troubles du comportement, quand l’orthophoniste s’efforce d’accueillir et d’écouter les mots, les silences, les impossibilités, les avancées de ses patients, inventant pour chacun les aménagements techniques qui permettront la rencontre avec l’autre et avec l’écrit. Afin de témoigner d’une clinique authentique sans trahir la confidentialité des séances, tous les prénoms ont été modifiés.

 

UNE ORTHOPHONISTE A L’ITEP

Caroline LEHMAN, orthophoniste, (juin 2013)

 

L’orthophonie est un métier aux multiples facettes, de par la diversité des pathologies rencontrées, des âges des patients, et des contextes dans lesquels l’orthophoniste est amenée à exercer (libéral, hôpital,institutions et services divers). Cet écrit a pour objet d’évoquer la fonction d’orthophoniste dans un ITEP (Institut Thérapeutique, Educatif et Pédagogique) pour adolescents. Cet établissement comprend une école spécialisée, des ateliers pré professionnels, un internat, un service social et un service de soins composé d’une équipe pluridisciplinaire (pédopsychiatre, psychologues, psychomotricienne, orthophoniste, infirmière).

Précisons par ailleurs que l’orthophonie est au carrefour de plusieurs disciplines: neurosciences, linguistique et psycholinguistique, psychologie, pédagogie, ce qui lui donne une identité à la fois riche et complexe, de laquelle découlent des courants très différents. Il n’existe donc pas une orthophonie mais des orthophonies, qui s’appuient sur des modèles théoriques différents et rendent la représentation de ce métier parfois difficile pour l’extérieur: l’orthophonie est-elle du côté du scolaire ou du côté du soin ? Le langage se rééduque-t-il ? Parle-t-on d’acquisition ou d’appropriation du langage ? L’orthophonie est-elle scientifique comme on l’entend dire de plus en plus ? Où l’orthophoniste est-elle attendue ? Et quelle place prend-elle au sein d’un ITEP ?

Je crois que l’orthophoniste occupe nécessairement sa place de manière singulière, en fonction de ses choix professionnels, de son éthique de travail, de sa personnalité, mais aussi en tenant compte du fonctionnement et de l’histoire de l’institution.

Cependant, un certain nombre de particularités se dégagent d’un ITEP :

– le public accueilli (adolescents qui présentent des troubles du comportement)

– le travail d’équipe et les différentes articulations nécessaires, y compris avec les familles, afin de rendre la prise en charge cohérente

– les différents types de suivis envisageables autour de la question du langage.

J’illustrerai ces différents points de quelques situations cliniques.

 

Le public accueilli

L’ITEP accueille des adolescents de 12 à 18 ans qui sont en échec scolaire et qui présentent des troubles de la conduite et du comportement. S’entremêlent donc plusieurs dimensions que nous devons prendre en compte: celle de l’adolescence, celle de l’échec scolaire, celle des difficultés sociales et familiales.

De sa place, l’orthophoniste doit tenir compte, dans son appréhension des troubles du langage, de toutes ces dimensions. Chez ces adolescents, la parole est parfois vécue comme dangereuse, peu fiable,trompeuse, interdite. Comment alors s’autoriser à exprimer une parole propre, une parole juste ? Comment oser laisser une trace écrite qui est avant tout un engagement de soi ? Bien souvent, l’univers de l’écrit n’a pas été porté dans l’enfance. Pas ou peu de livres à la maison, pas d’histoires lues. Pas d’ancrage affectif de la lecture et de l’écriture. Non, essentiellement de la douleur:échec scolaire, échec relatif des rééducations, dévalorisation de soi, découragement. Il arrive aussi que les parents soient eux-mêmes en grande difficulté à l’écrit et qu’il ne soit pas envisageable pour l’adolescent de les dépasser.

Comment, à cet âge-là, assumer de ne pas savoir lire et écrire couramment dans une société où cette dimension paraît naturelle, évidente, et indispensable à une bonne intégration sociale ? Comment supporter le regard de l’autre, de l’adulte, de celui qui sait ? Comment aller voir l’orthophoniste ? Comment dire qu’on ne sait pas, que c’est douloureux, qu’on n’y croit plus, qu’on en a marre, qu’on est inquiet, qu’on a honte, et qu’on aimerait vivre dans un monde sans écrit ? Comment quitter la lourde carapace défensive qu’on s’est construite pour survivre, pour tenir ?

L’orthophoniste, face à ces jeunes, a elle aussi des questions:

Comment travailler la question du langage (écrit en particulier) avec des adolescents qui, pour la plupart, ont de nombreuses années d’orthophonie derrière eux, et qui sont souvent réticents?Comment faire en sorte que le suivi orthophonique soit suffisamment porté institutionnellement et parles parents pour que l’adolescent puisse s’y engager ? Comment travailler l’élaboration de la demande?C’est l’objet du travail d’équipe, à la fois laborieux et passionnant.

 

Les articulations, le travail d’équipe.

La première question qui se pose est celle de la demande. Qui demande réellement ? Qui porte un désir de réparation ? Quelles injonctions de soin, aussi bienveillantes soient-elles, les jeunes subissent-ils parfois ? Comment peuvent-ils s’approprier quelque chose du désir de l’autre?  Quel sens le soin prend-il ?

Il me semble indispensable, en institution, que cette demande ne soit pas directement adressée à l’orthophoniste, mais qu’elle fasse l’objet d’une élaboration, d’une réflexion pluridisciplinaire qui tienne compte de la globalité de l’adolescent: le croisement des regards de l’enseignant, de l’éducateur, de l’éducateur technique, de celui des professionnels du pôle thérapeutique, et parfois d’une orthophoniste ayant suivi le jeune auparavant, permet en amont d’un éventuel bilan orthophonique, de penser les difficultés de langage au sein d’une problématique beaucoup plus large.

De par leurs symptômes, notamment à l’écrit, la plupart des adolescents accueillis ici pourraient bénéficier d’orthophonie. Mais bien d’autres enjeux, à mon sens, doivent entrer en ligne de compte: le jeune souffre-t-il de ses difficultés ? Est-il en demande de soin? Quel sens le langage, oral ou écrit prend-il pour lui ? Quels projets a-t-il ? De quels soins bénéficie-t-il par ailleurs? Comment peut-il investir un soin de ce type ? A-t-il déjà eu de l’orthophonie auparavant ? Avec quelle évolution? L’orthophonie est-elle la bonne porte d’entrée pour ce jeune-là à ce moment-là? Qu’en pensent les parents ?

Il est souvent difficile pour un adolescent d’aller demander de l’aide. Lorsqu’un suivi s’engage, il est important qu’il soit porté institutionnellement par l’éducateur, l’enseignant, le psychologue référent. La difficulté est alors de parvenir à soutenir, sans tomber dans une injonction de soin dans laquelle le jeune n’a pas le jeu indispensable à l’appropriation de la démarche. Les absences aux rendez-vous sont parfois nécessaires, toujours porteuses de sens. Elles font partie du travail. Elles peuvent être reprises à l’oral, par écrit, par l’orthophoniste ou par d’autres professionnels qui sont alors en position de faire tiers.

Voici un exemple qui illustre la nécessité de l’errance. Elle permet parfois une appropriation de la demande:

Sophie a une quinzaine d’années. Elle est en très grande difficulté d’appropriation du langage écrit: la lecture (déchiffrage et compréhension) est très laborieuse, la transcription écrite peu construite. Par ailleurs, le langage oral est pauvre. Toutes ces années d’échec scolaire sont lourdes à porter. Aborder ces sujets est douloureux. Le suivi est chaotique; les absences nombreuses. Nous avons du mal à créer un lien de confiance suffisant.

Les absences répétées de Sophie, qui parvient à échapper, à se faire oublier des professionnels, me posent question. Ce suivi est-il opportun ? L’orthophonie est-elle une bonne porte d’entrée pour aider Sophie? Le travail que je lui propose est-il trop frontal? Est-ce le bon moment?

Je fais le choix de ne pas l’appeler en classe ou en atelier. Il me semble que cette jeune est capable de se repérer et que ses «oublis» parlent d’autre chose. Je choisis parallèlement de lui écrire de temps en temps pour lui rappeler notre cadre de travail, lui dire que je suis là, que je l’attends.

Après plusieurs mois d’attente (et de doutes!), Sophie vient me voir à l’heure de son rendez-vous. Elle entre, s’assoit et me demande:

– Qu’est-ce que vous faites quand je ne viens pas à mes rendez-vous?

– Je suis là, je t’attends.

– Vous ne voyez pas un autre jeune?

– Non, ce temps-là est pour toi, je te le réserve.

– C’est vrai?

– Oui

A partir de ce jour, Sophie est venue à toutes ses séances. Il aura fallu tout ce temps pour qu’elle éprouve que malgré ses attaques, le cadre tenait, qu’elle y était attendue et accueillie comme elle était, avec sa douleur et ses difficultés. Le travail autour de l’écrit a alors pu commencer. Une des difficultés pour moi était de trouver des supports écrits très simples, sans qu’ils soient vécus comme infantilisants. Sachant que SOPHIE s’occupait souvent d’un petit cousin de trois ans, je lui ai proposé d’apporter en séances des histoires pour tout-petits et de les travailler ensemble afin qu’elle puisse ensuite les raconter à son cousin le week-end, ce qu’elle accepta. Cela a permis de décaler les choses: Sophie était rassurée sur sa place de grande; la lecture prenait sens parce qu’elle était adressée à un autre et partagée dans un rapport affectif avec ce petit garçon. Le travail en séances permettait que Sophie soit suffisamment sûre de sa lecture pour pouvoir l’assumer à l’extérieur. Le rapport à l’écrit et à l’échec en a été modifié.

J’entends souvent dire d’un jeune qu’il est (ou non) motivé par un suivi orthophonique. Cet exemple me rappelle à quel point la question de la demande est complexe, tant les jeunes accueillis ici sont pris dans des enjeux multiples.

L’orthophonie doit être à la fois différenciée des autres espaces (classe, atelier, internat ou externat) et bien articulée avec eux. Il n’est pas souhaitable de tout partager, mais nécessaire d’échanger lors des réunions de projets (ce qui n’est malheureusement pas toujours possible et fait alors cruellement défaut), des réunions du pôle thérapeutique, ou de rencontres plus informelles avec l’enseignant, le coordinateur de projet, le psychologue référent, rencontres dont les jeunes sont toujours informés,avant comme après.

Lorsque ces articulations sont possibles, les effets sur la prise en charge orthophonique sont indéniables. Il en est de même pour les rencontres avec les parents, que je rencontre au moment du bilan orthophonique et environ une fois par an.

En voici deux exemples:

1- Marie vient très régulièrement à ses séances d’orthophonie auxquelles elle se montre particulièrement agitée: elle parle fort, exprime de l’agressivité, fait de grands gestes, a un comportement déplacé. Elle est extrêmement défensive face au langage écrit. Mais elle pense seule à venir, toujours à l’heure, ne ratant pas un seul rendez-vous, tout en refusant la plupart du temps ce que je lui propose. Le passé d’échec est douloureux. Marie a déjà été suivie en orthophonie, mais les difficultés de langage sont toujours là. Je comprends aussi que la parole en famille est vécue comme dangereuse. Marie m’en livre parcimonieusement quelques bribes, suffisamment pour que je m’en inquiète et jamais assez pour que j’en comprenne quoi que ce soit. Elle joue à cache-cache par sa parole mais aussi en cachant des objets ou en se cachant derrière le calendrier posé sur mon bureau. Comment, dans ce contexte, aborder un travail autour du langage écrit?

La seule façon d’entrer en relation avec Marie est de passer par différents jeux de langage ne mettant pas en jeu sa parole propre. Celle-ci mise à distance, Marie semble se sentir plus en sécurité. Elle ne choisit que des jeux qu’elle maîtrise, qui la rassurent et mettent en valeur ses compétences (lexique,évocation, méta phonologie, etc.).

Quelques mois plus tard, nous parvenons à inventer des jeux ensemble: jeu de l’oie, devinettes,charades (cette fois, ce sont des mots que l’on cache). Je tente à plusieurs reprises de proposer des jeux d’écriture, un travail en séries associatives, mais non, Marie flaire très bien mes tentatives d’approcher une parole qui soit la sienne et elle résiste immédiatement. Elle la maintient à distance et s’enferme dans des jeux répétitifs d’une séance à l’autre.

C’est un suivi qui me fait beaucoup douter. Le contraste entre l’assiduité de cette adolescente et sa difficulté tenace à entrer dans le travail est saisissant. Il y a quelque chose d’énigmatique pour moi, que je ne parviens pas à dénouer. J’éprouve le besoin de faire le point avec son enseignante. J’en parle à Marie: je souhaite relier scolaire et orthophonie pour mieux comprendre, pour chercher de nouvelles pistes. Marie est d’accord.

A la suite de cette rencontre, je reçois Marie à l’heure habituelle. Avec un grand sourire, elle me dit: «Je sais, vous avez parlé de moi, ma prof me l’a dit !». Je lui fais à mon tour un retour de cette rencontre.Marie prend conscience que nous avons échangé sur ses difficultés, mais aussi sur ses capacités perçues en classe comme en orthophonie. Ce jour-là, pour la première fois, Marie a écrit un texte personnel,texte qu’elle a souhaité emporter en classe pour le montrer à son enseignante. J’apprendrai par la suite qu’elle a demandé à le lire à toute la classe, avec une certaine fierté.

Il y a eu pendant ce suivi quelques moments d’ouverture comme celui-ci qui m’ont permis d’entre voir que l’écrit était à la fois possible et mieux construit que je ne l’imaginais. Ces moments ont été suivis de longs mois où les choses se refermaient, tant la parole était nouée, la situation familiale difficile, et l’estime d’elle-même fragile. Mais cet exemple montre à quel point il est important que le suivi soit porté psychiquement par une équipe, dans une globalité.

2- Damien demande lui – même à me rencontrer. Il a environ 16 ans et s’inquiète des conséquences de ses difficultés à l’écrit sur son avenir professionnel. Il souhaite préparer un CAP, se montre très compétent d’un point de vue pratique. Il se trouve à la charnière entre école et vie professionnelle où la nécessité de lire et d’écrire prend un sens différent, et il n’est pas rare à l’ITEP de voir émerger des demandes d’orthophonie à ce moment-là, même chez des adolescents qui, parfois, ont refusé cette aide quelques années auparavant.

Je le rencontre donc pour un bilan, à l’issue duquel je lui parle de mon intention de rencontrer ses parents (ce que je fais systématiquement après un bilan). Damien se fige. Il ne veut pas que je rencontre ses parents; il ne leur a pas parlé de sa démarche et craint leur regard:«S’ils savent que je suis venu vous voir, ils vont penser que je suis nul.» me dit-il.

Je lui dis alors à quel point je trouve sa démarche courageuse. Je sais qu’il est difficile d’assumer ses difficultés de langage écrit lorsqu’on a 16 ans; je loue aussi sa détermination professionnelle qui le pousse à venir me demander de l’aide. Peut-être ses parents seront-ils fiers d’apprendre cela.

Du coup, Damien accepte ma proposition. Lors de l’entretien avec ses parents, Damien a entendu de leur part un soutien qu’il ne soupçonnait pas. Parents étonnés, fiers de leur fils, de sa démarche, de sa responsabilité face à son avenir professionnel. J’ai vu le visage de Damien s’éclairer d’un large sourire.Outre la volonté de cet adolescent, c’est ce soutien parental, ce regard reconnaissant qui a permis au travail orthophonique de s’enclencher.

 

Le suivi orthophonique

Le travail autour du langage, et notamment du langage écrit pour lequel je suis le plus souvent sollicitée,peut prendre différentes formes, souvent individuelles, parfois groupales. Les difficultés rencontrées face à ces adolescents m’ont poussée à chercher d’autres façons de travailler. Les formations continues et l’analyse de la pratique ont été des outils précieux pour moi pour comprendre, avancer, évoluer. Il me semble important de ne pas centrer le travail orthophonique sur la langue (confusions, inversions de sons par exemple), mais de resituer les symptômes dans un contexte plus large (quel est le rapport au langage, à l’erreur, à l’autre, à la loi?). Les difficultés de langage sont toujours prises dans des enjeux plus larges, dans une problématique globale.

Rien n’est magique. La plupart des suivis s’arrêtent (ce qui est nécessaire, un suivi sans fin deviendrait invivable pour l’adolescent) alors que tout n’est pas résolu. Il s’agit pour moi que ces adolescents fassent un bout de chemin, qu’ils puissent se servir de l’écrit sans réticence, sans honte même s’il est imparfait, que cet écrit ait valeur de pensée et d’échange (qu’il soit donc suffisamment intelligible), qu’il cesse d’être un objet uniquement scolaire (d’échec scolaire), qu’il soit un moyen d’expression.

 

Les suivis individuels.

J’ai choisi, pour parler des suivis individuels et de ma manière de travailler, les quatre situations cliniques suivantes:

1- Karine demande elle-même à me rencontrer parce qu’elle confond le «m» et le «n». Lors du bilan, j’observe, derrière le symptôme avancé, que Karine ne comprend pas ce qu’elle lit. Malgré un déchiffrage fluide, précis, et une bonne compréhension orale, le lien entre la forme (le mot écrit) et le sens ne se fait pas. Forme et sens sont déconnectés, alors que cette adolescente, sur d’autres supports que celui du langage écrit, a de bonnes capacités de représentation mentale. Nous en parlons, et après discussion au sein du pôle thérapeutique, un suivi orthophonique se met en place, avec l’accord de l’adolescente.

Pourtant, rapidement, Karine est absente à ses rendez-vous. Elle invoque un problème d’horaire. Mais malgré plusieurs propositions, l’horaire ne convient jamais… Comme souvent, le problème est ailleurs.C’est l’enseignante, aidée de l’infirmière, qui permet à Karine d’oser venir me rencontrer à nouveau. Elle frappe à ma porte, ouvre et entre dans mon bureau à reculons en disant d’une voix forte :

« J’veux pas venir ! »

Je lui propose d’entrer, de venir s’asseoir et de m’expliquer pourquoi. Dans un premier temps, seule la question de l’horaire peut s’exprimer, jusqu’au moment où je promets à Karine de prendre le temps de régler cette question après. Je lui dis mon sentiment que derrière cette question s’en cachent d’autres. Au bout d’un long moment, Karine lâche brutalement :

« Si je viens vous voir, c’est que je suis nulle ! »

Le nœud est là: quelle reconnaissance peut-on lire dans le regard de l’autre si on accepte de dire qu’on ne sait pas ? Comment tenir soi-même sans sa carapace, sans la défense qui consiste à masquer ses difficultés ?

Comme soulagée, Karine arrive alors à dire ce qu’elle ressent face au langage écrit. Elle m’entend aussi lui parler de ses capacités sur lesquelles elle peut s’appuyer et à partir desquelles je lui propose de travailler. En fin d’entretien, Karine accepte de commencer un travail en orthophonie. L’horaire n’est alors plus un problème. Elle viendra régulièrement à ses séances. Nous travaillerons pendant plusieurs mois sur d’autres supports que l’écrit afin que Karine prenne confiance en ses capacités de représentation mentale (elle parvient parfaitement à se représenter mentalement et à mémoriser images, récits, films, scènes de la vie courante, etc.). Elle fera alors facilement le lien avec l’écrit, qui, loin d’être un objet purement scolaire et un objet d’échec, deviendra pour elle une matière vivante, matière à penser, à imaginer, à échanger.

Karine construira ce lien entre déchiffrage et compréhension, entre forme et sens. Nous nous quitterons au bout d’un an environ.

 

2- Amandine présente d’importantes difficultés d’appropriation du langage écrit, dans le contexte d’une forte inhibition. Elle est particulièrement passive lorsqu’elle vient me voir. Elle n’exprime aucun désir,inhibe sa pensée et présente par ailleurs tous les symptômes classiques de dyslexie-dysorthographie(confusions, inversions, omissions de lettres, mauvaise individualisation des mots, difficultés de compréhension). Je lui propose le travail suivant, appelé «séries associatives» (technique des associations de Claude Chassagny): une feuille, deux stylos, une adolescente et une orthophoniste face à face.

Nous partons d’un mot, le premier qui passe dans l’une de nos têtes. A partir de ce mot qu’Amandine écrit, les associations sont libres, chacune proposant ses mots, comme ils viennent. Les mots, d’abord dits oralement, sont ensuite écrits par Amandine sur la feuille, en colonne. Même s’il s’agit de mon mot, c’est Amandine qui l’écrit, ce qui permet, par la trace de l’écriture, qu’elle s’en approprie quelque chose. Si le mot est mal orthographié, je le raye et le réécris à côté sans m’attarder sur l’orthographe. Simplement, pour que le mot puisse nous faire penser, il est nécessaire d’avoir un code commun, celui de la langue sociale, celui du dictionnaire, sinon on ne se comprend pas. Il ne s’agit plus de «fautes d’orthographe», mais de pensée et de partage possible dans une relation à l’autre. C’est un travail sur le pouvoir évocateur des mots, sur le lien, comme disent les linguistes, entre le signifiant (la forme) et le signifié (le sens). Il s’agit de s’approprier les mot écrits, de les relier à ce qu’ils représentent pour soi, pour l’autre. Il s’agit aussi de pouvoir se laisser toucher par les mots de l’autre, de supporter le regard de l’autre, d’accepter de se soumettre aux lois du langage, de supporter l’erreur (nécessaire à toute construction).

Au début de notre travail, Amandine ne peut évoquer aucun mot, ni associer d’autres mots à partir de ceux que j’évoque. Le vide. Pas de pensée possible. Au bout de quelques temps, elle se met à nommer,énumérer des objets présents dans la pièce, mais n’y associe aucune idée, aucune expérience, aucune vie. Les mots semblent secs, non reliés. Mais Amandine parvient à les nommer et à les écrire. C’est un premier pas. De mon côté, je suis amenée à beaucoup nourrir la pensée en associant d’autres mots à partir des siens (un téléphone, un crayon, une gomme, peuvent faire penser à des quantités de choses,de situations, de vécus, etc.). Amandine les écrit. Dans sa passivité, elle se laisse nourrir et écrit.

Au bout de nombreux mois de ce travail lourd à porter tant l’inhibition est forte chez cette jeune fille,j’observe de nouveaux mots apparaître, des mots vivants cette fois: des mots qui parlent de la vie à l’internat ou en classe, des mots chargés d’émotion. La pensée s’ouvre doucement. Les mots d’Amandine sont peu à peu plus nombreux. Elle commence aussi à rebondir sur les mots que je propose. Nous sommes plus en lien, les mots de l’une font penser l’autre. C’est aussi à ce moment-là que les confusions, inversions, omissions de lettres diminuent sensiblement, sans que l’on n’ait jamais travaillé directement dessus. Lorsque l’écrit prend sens, lorsqu’il devient vivant, la forme(l’orthographe) peut se structurer d’elle-même.

Ce travail en séries associatives est souvent long, laborieux, parfois impossible avec les adolescents que je rencontre. Je crois qu’il peut être vécu comme trop frontal, trop intime. Il suscite alors de fortes résistances. Il est dans ce cas nécessaire de trouver d’autres modes d’approche de l’écrit.

 

3- Clarisse arrive dans l’institution au cours du premier trimestre. Elle vient d’une sixième de collège ordinaire. Rapidement, elle dit s’ennuyer en classe où le niveau lui semble trop bas, tellement bas qu’elle refuse de travailler, prétextant qu’il s’agit d’un travail de gamin. Lors de la réunion de projet qui a lieu un mois environ après son arrivée, l’enseignante se pose la question du bien-fondé de son orientation et demande l’avis de l’orthophoniste quant au niveau de compréhension et de langage écrit de cette adolescente.

Je reçois donc Clarisse qui me tient le même discours: «tout est nul ici, trop facile; j’étais bien mieux au collège, etc.» Pourtant, elle accepte de commencer un bilan orthophonique et le peu qu’elle laisse entrevoir révèle des difficultés massives en lecture (déchiffrage et compréhension) et en transcription écrite. Clarisse s’est construit une solide carapace de déni de ses difficultés. Reconnaître ses erreurs,prendre le risque de se tromper, demander de l’aide lui est insupportable. Elle accepte cependant de me rencontrer régulièrement. Il faudra environ un an de travaux d’approche, de mise en confiance, de tâtonnements, d’apaisement de la colère et de l’agressivité pour que Clarisse s’ouvre peu à peu au langage écrit.

Nous commençons alors à travailler en séries associatives. Ce travail va permettre à Clarisse de décaler son rapport si douloureux à l’erreur et à la loi. Comme je l’ai expliqué précédemment, partant de l’idée qu’il est indispensable en matière de langage d’avoir un code commun pour pouvoir se comprendre,pour que les mots de l’autre puissent nous toucher, nous faire penser, on ne laisse pas un mot mal orthographié dans ce travail. Dans un premier temps, Clarisse ne supporte pas que je raye son mot pour le réécrire correctement. Elle raye alors à son tour avec virulence (la feuille en est presque trouée!) le mot que je viens de réécrire, et s’écrie:

– Mais moi, je l’écris comme ça!

– Si tu l’écris comme ça, je ne pourrai pas te comprendre. On ne fait pas une dictée, c’est ta pensée qui m’intéresse. Je veux comprendre ce mot que tu m’adresses. Mais tu sais, ce n’est pas moi qui décide, c’est le dictionnaire.

– Ah bon ?

– Si tu veux, on va regarder ce qu’il en pense.

Si c’est le dictionnaire qui décide et non l’orthophoniste, c’est différent ! Nous sommes soumises à la même loi, il n’est plus question de savoir qui a le pouvoir puisque c’est le dictionnaire qui tranche. Il fait tiers entre nous.

Un autre jour, j’hésite réellement sur l’orthographe d’un mot, que je vérifie donc dans le dictionnaire. Clarisse, qui voit qu’il ne s’agit pas d’un leurre, prend alors conscience – et elle en parle – que l’orthophoniste ne sait pas tout : elle doute, elle cherche, elle demande de l’aide au dictionnaire. Cela nous met d’un seul coup sur un pied d’égalité: non seulement l’orthophoniste est elle aussi soumise aux lois du langage, mais en plus, il lui arrive de se tromper! Quel soulagement!

A partir de ce moment-là, Clarisse m’a laissée rayer ses mots (lorsque c’était nécessaire bien sûr). J’ai vu peu à peu son regard se pencher discrètement sur l’orthographe des mots. Elle est entrée dans un processus d’acceptation de ses difficultés. Elle a pu être en lien, lire devant moi, écrire, penser.Clarisse parlait souvent de sa honte, à l’extérieur, de ne pas maîtriser le langage écrit. Elle évoquait les stratégies qu’elle devait mettre en place pour cacher cet état de fait. Un jour, elle est arrivée en me disant:

– Ce week-end, j’ai joué au Trivial Pursuit avec des copains. Je leur ai dit que j’avais du mal à lire et je leur ai demandé de l’aide. Ils ne se sont pas moqués de moi. J’ai lu les cartes, ils m’ont aidée, et j’ai pu jouer avec eux pour la première fois.

Au terme de cette prise en charge, malgré des progrès indéniables, la dyslexie-dysorthographie de Clarisse était toujours bien présente, mais le rapport à l’écrit avait totalement changé: Clarisse n’avait plus honte, elle acceptait ses difficultés et savait qu’elle pourrait vivre avec. Elle avait par ailleurs de bonnes capacités pratiques en atelier, et montrait une grande ténacité au travail. Elle lisait et écrivait suffisamment pour pouvoir se débrouiller dans la vie quotidienne.

 

4- Paolo est suivi en orthophonie depuis de nombreuses années pour d’importantes difficultés d’appropriation du langage écrit. La demande de la famille, comme celle de l’enseignant est forte. Je reprends à mon arrivée un suivi en cours.

Lors de nos premières rencontres, Paolo est particulièrement fermé. Il nie ses difficultés: tout va bien, il ne voit pas pourquoi nous nous rencontrons. Tout ce que je lui propose est trop facile pour qu’il daigne s’y pencher. La carapace est épaisse.

Paolo vient pourtant plusieurs fois de suite et accepte peu à peu de laisser transparaître ses difficultés à l’écrit. Le regard de l’adulte est alors difficile à supporter. Paolo s’énerve vite, se met en colère, se braque, se ferme, voire part en claquant la porte. Je ne parviens pas toujours à contenir suffisamment sa colère pour l’apaiser.

S’en suit une série de présences et d’absences à ses rendez-vous. Parfois, dans des moments de jeux,qui mettent suffisamment à distance une parole propre encore vécue comme trop risquée, Paolo s’ouvre, prend plaisir. Un début de relation se construit, fragile, ponctué par des retraits. Peu à peu,Paolo peut dire qu’il va mal, par des mots et par des pleurs. La carapace se fend… L’enjeu est de contenir suffisamment, d’étayer et d’avancer doucement pour préserver ce lien ténu. Les absences sont encore régulières; elles sont parlées dans l’après coup, ou par courrier (déjà un premier lien avec l’écrit). Pendant plusieurs mois, le rapport à l’écrit, à l’erreur, reste extrêmement douloureux, avec des périodes d’investissement et de désinvestissement du travail en orthophonie.

Peu à peu, Paolo s’autorise à chercher, à donner du sens à ce qu’il lit, à demander de l’aide. A l’écrit,après n’avoir pu laisser une trace de ses mots, de sa pensée qu’au tableau – trace éphémère -, Paolo souhaite conserver ses séries associatives sur papier, dans son dossier. Quelque chose s’inscrit durablement. Trace de ses mots, des miens, mémoire de notre travail.

Puis, les choses se referment. Absences à nouveau. Ou présences obligées lors desquelles Paolo est complètement fermé. Il s’agit pour moi de trouver une autre porte d’entrée. Je décide alors de nourrir Paolo par des histoires sans rien lui demander. A chaque séance, je lui lis des livres: de brèves histoires humoristiques, de courts romans. Partager une histoire à trois, lui le livre et moi. Ne pas questionner sur sa compréhension, ni demander de lire.Non. Lire pour instaurer un autre rapport à l’écrit. Lire pour rêver. Lire pour entendre à deux l’histoire d’un autre. Écrit porté par la voix. Valeur de cette trace vivante laissée par l’écrivain.

Paolo revient à ses séances régulièrement. Je sens naître une appétence pour ces histoires qui finissent par constituer le fil de nos rencontres. Jusqu’au jour où Paolo souhaite lui-même me lire une histoire. S’installe alors une sorte de tour de rôle spontané, chacun offrant une histoire à l’autre. Plus de honte,Paolo assume sa lecture encore hésitante; il est dans le texte, dans les mots. La nécessité de comprendre lui permet alors de demander de l’aide sans crainte. Il sait que mon regard n’est pas centré sur ses erreurs et que mes oreilles écoutent l’histoire.

Suite à ce travail, il a été à nouveau possible, et de manière durable cette fois, d’aborder l’écriture, de penser, d’imaginer, de partager, de laisser une trace et d’avoir du plaisir, de temps en temps, à regarder tous ces écrits ensemble, à sa demande.

A l’issue de ce travail (trois ans environ), l’orthographe était loin d’être parfaite, mais les écrits de Paolo étaient devenus intelligibles et vivants. Un plaisir perceptible ainsi que de l’humour émergeaient des jeux d’écriture. Les textes étaient courts, mais construits; la parole écrite beaucoup plus libre. Paolo a pu s’approprier quelque chose de cette langue écrite si nouée au départ.

 

Le travail de groupe

Parfois, un suivi individuel est vécu comme trop frontal, trop violent. Le travail de groupe peut être plus contenant, l’adolescent pouvant s’étayer sur ses pairs et ne pas se retrouver seul face à l’adulte. Le travail de groupe donne aussi l’occasion à l’orthophoniste de travailler en co-animation, soit avec un autre membre du pôle thérapeutique, soit avec un collègue d’un autre pôle (éducatif, pédagogique). Je parlerai ici succinctement d’un groupe conte et d’un projet d’atelier d’écriture.

  • Le groupe conte :

J’ai animé pendant une dizaine d’années un groupe conte, en co-animation avec la psychomotricienne.Ce groupe s’adressait à quatre ou cinq jeunes arrivant à l’ITEP et qui présentaient des difficultés de représentation, de mentalisation et étaient beaucoup dans l’agir. L’objet de ce travail était, pendant un an, de nourrir l’imaginaire par le partage d’histoires empruntées au répertoire universel et racontées oralement, sans support écrit, alternativement par la psychomotricienne et l’orthophoniste. Les contes parlent de ce que les hommes ont de tout temps vécu, ressenti. Ils permettent à ces adolescents d’entendre parler indirectement de leurs propres peurs, jalousies, amours, haines, abandons,désespoirs, courage, ruses, etc., et de les partager, à travers l’histoire, au sein du groupe, lors des discussions qui suivent le temps d’écoute. Il s’agit aussi de trouver sa place au sein d’un groupe, d’oser prendre la parole, de s’engager par la parole, d’arriver à respecter celle des autres. Il s’agit de partager avec les autres ce que l’on ressent en écoutant ces histoires.

Nous avons souvent observé à quel point les jeunes se laissaient happer par le conte, par la voix qui le portait. Les temps de parole qui suivaient l’écoute étaient souvent plus difficiles, et suscitaient de l’agitation. Ils nécessitaient de contenir ces mouvements, de veiller à la place de chacun, à la circulation de la parole.

  • L’atelier d’écriture:

Avant de prendre la décision de quitter l’ITEP, je travaillais depuis un an environ à la mise en place d’un atelier d’écriture. Ce projet s’orientait, cette fois, vers une co-animation avec un enseignant. Il me semble intéressant, pour certains adolescents, de travailler l’écrit de manière groupale: décaler l’écrit du scolaire, y introduire du jeu, travailler la question de la trace, de la mémoire, apprivoiser les mots – les siens, ceux des autres -, imaginer, créer, découper, coller, écrire, construire seul ou à plusieurs, entendre les textes des autres, faire partager les siens,…

Il existe des quantités de jeux, de consignes d’écriture très variés, certains ludiques, d’autres plus profonds.

Je ne donnerai finalement pas corps à ce projet qui me tenait pourtant à cœur. Peut-être trouvera-t-il un jour un prolongement grâce à d’autres professionnels ?

 

Conclusion

L’adolescence et les troubles du comportement, souvent liés à un contexte familial et/ou social difficile donnent une tonalité singulière aux suivis orthophoniques en ITEP : les dimensions du rapport à l’autre,à l’erreur, à la loi, y sont présentes de façon très intense.

La cohérence du travail institutionnel, hélas pas toujours présente et objectivement difficile à tenir, a de fortes répercussions sur le travail orthophonique en lui-même, que ce soit au moment de la demande,de l’arrêt, ou au cours de la prise en charge.

Enfin, le travail avec ces adolescents est souvent long, laborieux, pas toujours fructueux (parfois même,la rencontre s’avère impossible). Mais ces rencontres, aussi difficiles soient-elles, sont toujours enrichissantes, vivantes, passionnantes. Elles font l’objet de nombreuses remises en question etp ermettent d’avancer sur le chemin de l’orthophonie et de la relation d’aide.

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