Texte – Que se passe-t-il à l’intérieur d’une syllabe ?

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Mais que se passe-t-il à l’intérieur d’une syllabe ?

 

Isabelle CANIL, orthophoniste

 

Lui, c’est un petit apprenti dans les 7 ans, un peu plus, un peu moins… Il vient vous voir parce qu’il n’apprend pas à lire comme on l’attendrait. Vous aimeriez beaucoup le guider pour que les lettres lui obéissent et rentrent dans le rang, comme lorsque c’est vous qui traitez avec elles.

Mais on dirait que les lettres lui glissent entre les pattes, fuyantes et impossibles à fixer quelque part. Ou au contraire collantes et visqueuses, elles adhérent et on ne peut plus les détacher. Vous avez tous vu ça en séance, non? Quand la lettre est si instable qu’on y perd son latin, et l’apprenti d’en face le peu d’assurance qu’il ait jamais eue, on se demande… on se demande…

Mais que se passe-il là, sous nos yeux?

Mais qu’y a-t-il à l’intérieur d’une syllabe?

La syllabe m’intéresse et pique ma curiosité.

Bien sûr, la lecture ne se résume pas à un savoir-faire avec la syllabe. Mais, menue, facile à transporter, peu encombrante, maniable et modulable à loisir, elle est incontournable avec son existence bien réelle. Il y en a de complexes, mais celles à deux places, construites sur le modèle consonne-voyelle, ou l’inverse, sont de sympathiques pistes d’essai.

Dès que quelques lettres sont connues, je trouve souvent très attirant et passionnant, de tenter quelques traficotages combinatoires, même s’ils ne portent pas de sens. Même et surtout. Ce non-sens est un de nos privilèges et une de nos libertés, à nous autres, habitants du symbolique. Je n’y résiste pas. Mais force m’est d’admettre qu’il y a parfois dans la syllabe comme une alchimie déroutante, un mystère d’où les non-initiés sont exclus.

J’ai vu Yassine, Morgane, Johan, Lisa et d’autres se débattre avec les lettres et la lecture. Bien sûr ils sont tous différents avec chacun leur histoire singulière, mais si je les rassemble artificiellement, c’est parce qu’il me semble qu’ils ont tous quelque chose en commun. Dans ces rapports ardus qu’ils entretiennent avec la lettre et les lettres, il me semble percevoir comme une difficulté plus large que j’appellerais volontiers une raideur de la fonction symbolique.

Presque tous finissent par se l’approprier, la lecture, mais avec plus ou moins de succès et de plaisir. Plutôt moins que plus. Ils sont trop souvent arrêtés par des cerbères intraitables, gardiens des portes d’accès de notre chère bonne vieille lecture, quand on aurait souhaité pour eux un tapis rouge. Il semble que pour eux la lettre ait du mal à être lettre, et que cette merveille économique du système combinatoire, (quand il peut s’appliquer), ne soit qu’un fonctionnement abscons et capricieux, quand il n’est pas pervers !

La lettre, cette petite unité symbolique, a souvent gardé quelque chose de trop concret, trop réel qui l’entrave et l’empêche de fonctionner comme valeur, élément symbolique. Il est certainement obligatoire que cette lettre ait un corps quand l’enfant fait ses premières rencontres avec elle, et qu’il puisse l’imaginariser à satiété. Mais tout aussi nécessaire que ce même enfant puisse laisser de côté, ce qu’il avait vécu avec elle quand pour lui elle était vivante, un personnage à chapeau, une bestiole nue use, une théière à bec recourbé. Il faut bien qu’il puisse au moins partiellement, renoncer à ce qu’elle évoquait pour lui et à quoi elle pouvait rester liée, l’affiche d’un cirque, une musique, le son d’un mot, adoré, détesté… que sais-je…

En sus des avatars de la lettre à quoi l’enfant doit inévitablement se frotter, il y a aussi le processus, le système, l’opération par lesquels elle peut se combiner à une autre, pour que naisse une syllabe. Pour qu’une lettre fonctionne comme telle et comme abstraction, il faut avoir pu la dépouiller de ses oripeaux imaginaires. Qu’en faire ? Peut-on juste les ranger un moment pour les reprendre de temps en temps, comme on le fait d’un doudou ? Les abandonne-t-on à jamais, pour ne plus y revenir ? Est-ce que ça fait mal ? Ou est-ce qu’on se sent heureux d’avoir pu les déposer ? Les oublie-t-on pour toujours ? Je ne sais pas, moi… Il doit y avoir un champ infini de modalités de cette perte, de ce renoncement, dont on ne garde pas souvenir, ou juste quelques traces énigmatiques. Et un champ infini de climats qui entourent cette période, ce passage.

Pas si simple !

Un R et un S ne feront jamais une syllabe à eux tout seuls. Pourquoi ? demande Yassine. Parce que c’est comme ça. Les sons des lettres R et S ne feront jamais bon ménage. Ni mauvais d’ailleurs. Aucun ménage pour ces deux là dans notre langue. En revanche, un R et un I, oui ! Un ménage attirant, séduisant je trouve, et facile à comprendre. C’est ce que je crois un instant avec Morgane qui se réjouit d’avoir perçu l’intimité de cette syllabe bien accouplée.

Mais quand enhardie par ce succès, je troque le I pour un A, Morgane s’écrie : ça fait… PAEh non, ça ne fait pas PA, puisque ça fait RA. Et je prends les lettres mobiles pour composer PA. Elle est d’accord. C’est bien cette syllabe-là qui se dit PA. Mais l’autre alors? Et là va se dérouler un scénario que d’avance je connais peu ou prou…P, A se dit bien PA, et R, A se dit… PA… heu non…. heu… RI, non PA… je sais pas….

On dirait que le P est resté collé et qu’il persévère. Il fait masse, soudé qu’il est. Il a perdu de sa mobilité. Mais en a-t-il jamais eu ? Nous faisons un détour par les rats et les papas, elle évoque un râteau, nous le dessinons, ainsi que la tondeuse et la pelouse que son père ratiboise les dimanches de printemps. Et si je reprends le P et que je lui accole un O, que se passera-t-il ? D’après Morgane, pas grand-chose. Elle écarquille les yeux, dit OOOO… je sais pas. A ce stade, il est inutile d’enfoncer le clou davantage. Mais la syllabe a révélé combien il pouvait être compliqué de … de quoi ? En gros d’unir et séparer.

 

Quand une lettre s’associe avec une autre, il faut pouvoir la reconnaître et l’identifier, visuellement et phonétiquement. Si on oralise la syllabe, on entend bien que quelque chose est perdu. Un R prononcé tout seul n’a pas les mêmes caractéristiques que quand il est prononcé dans la syllabe RO par exemple. Pourtant, il est bel et bien là, et il reste de lui ce qui est pertinent à repérer, même s’il est plus discret.

Johan ne sait pas entendre le son du L dans LI, ni à plus forte raison le T dans TRA. Il ne les entend pas parce qu’il ne les reconnaît pas. Il n’a que faire de la discrimination auditive, et les jeux phonologiques n’ont pas plus de réalité pour lui qu’un vélo pour un poisson rouge. Reconnaître et identifier un R, c’est lui cerner une existence et une réalité. C’est le soustraire et l’extraire d’un tout, ce qu’il ne peut faire. Sans doute cela a-t-il à voir avec la difficulté de s’extraire soi. De quoi ? D’un tout, d’un confus, du reste, d’un magma, d’une mère…

Faire commuter une voyelle avec une première consonne (dans RI, RO, RA RE, par exemple), suppose qu’on ait réussi à garder ce R, comme une constante solide et résistante. Il ne doit pas ficher le camp et quitter le navire avec la voyelle, ni se faire engloutir par elle. Pour jouer à permuter, substituer, il faut que quelque chose puisse rester. Au moins la place vide. Lisa, devant cette manipulation de lettres qu’on enlève et qu’on troque semble effarée. Quelque chose se délite sous ses yeux, elle est impuissante à empêcher ce naufrage et j’ai vite à cœur de lui en épargner la vue.

Reconnaitre ce R dans toutes les syllabes possibles, a peut-être aussi à voir avec se reconnaître soi dans toutes les situations et environnements. Avec un nom, une maison, une famille, une classe. On doit pouvoir conserver son intégrité même si on change… de maison, de lieu, de coiffure …

 

Écoutons-nous parler de la syllabe : « association de lettres, mariage de lettres, couple de lettres. On les colle, on les met ensemble, on les réunit, on les assemble, on les juxtapose… Et puis on les sépare, on les divise, on en enlève une, on en remplace une, on en met une autre à la place… » Toutes ces façons de dire sont loin d’être neutres. Impossible d’aseptiser le langage ! Toutes sont prises dans un moule imaginaire évoquant des affects comme l’amour, le désamour… Pouvoir résister à cette captation imaginaire suppose que les structures sous-jacentes de chaque apprenti soient suffisamment solides.

Dans le déroulement de la séance, en plein échange, rythmé, rapide, il est difficile de savoir ce qui réellement pose problème. La lettre, en tant que composant isolé, ou l’opération de les combiner ?

M’est avis que c’est souvent les deux à la fois. Tant il est vrai que l’une et l’autre sont au cœur de la fonction symbolique.Je fais un parallèle (abusif !) entre une lettre et un sujet, et entre une syllabe et l’articulation signifiante minimale S1-S2. Ajouter ou enlever une lettre, c’est aussi la faire apparaître ou disparaître. N’y aurait-il pas là quelque lien avec ce que le petit fils de Freud a découvert, quand sa bobine de fil lui a ouvert la voie à la représentation ? Assujettie à son Fort-Da, cette bobine est devenue célèbre, élevant cette paire signifiante à la dimension symbolique et permettant du même coup à l’enfant de maîtriser l’alternance présence-absence de sa mère.

C’était une fois encore, le miracle de la re-présentation. Par ailleurs, de même que le sujet perd un bout de son être à entrer sous la coupe du signifiant pour pouvoir être représenté, de même la lettre, pour l’apprenti, doit perdre de son corps pour devenir lettre tout court (à valeur symbolique). Mais cette perte qui divise le sujet comme la lettre, est la condition sine qua non pour accéder à une représentation, laquelle représentation est à son tour la condition sine qua non de son existence de sujet, gagnée au prix de son aliénation au langage.

Mais comme tout n’est pas perdu, cette existence pourra à nouveau être repérée, sinon saisie, dans une chaîne articulée de signifiants. Il en faudra au moins deux, que le sujet va emprunter, choisir, signant par là son passage, parmi ceux proposés par l’Autre.

Un signifiant unique échouerait, car un signifiant est ce que les autres ne sont pas et à ce titre, il renvoie toujours à d’autres. L’articulation minimale de deux signifiants est donc indispensable, elle est le terreau pour qu’advienne le sujet, et sur lequel il advient, toujours et seulement re-présenté. Une lettre unique resterait lettre morte, tout comme le signifiant unique. C’est par son articulation avec une autre que peut s’incarner un ordre signifiant, du langage. Choisir P et I suppose qu’on peut aussi choisir P et O, puis R et O etc… Il y a donc bien un sujet derrière qui s’amuse. (Ou qui souffre !).

Ce que je m’essaie à dire, c’est que faire et défaire la syllabe sont bien des mises en pratique d’une capacité opératoire hautement structurante et symbolique. Par quelque bout qu’on les prenne, toutes les manipulations de la syllabe ont maille à partir avec les opérations symboliques d’identification, reconnaissance, aliénation, séparation et division que Freud et Lacan ont révélées et théorisées. En ce sens, la syllabe pourrait bien être considérée comme un paradigme possible de Sa Grandeur, La Fonction Symbolique. (Même s’il en est certainement très réducteur !). Quand la fonction symbolique est trop raide, qu’elle manque de jeu, qu’elle « prend mal », il y a gros à parier que la syllabe en pâtira.

Et à l’inverse : quand la syllabe n’est que pierre d’écueil, c’est sûrement que la fonction symbolique est trop corsetée et manque de souplesse. Hélas, je pourrais ajouter : « et voilà pourquoi votre fille est muette ! » Tant il est vrai que devant Yassine, Morgane, Johan, Lisa et les autres, je n’en suis guère plus avancée…

Chacun d’eux aura à charge de tenter d’approcher l’énigme originale et singulière à laquelle il est soudé, de dissoudre le grain de poussière qui freine et enraye le système. Nul ne pourra s’en dispenser.

Je ne peux être qu’une accompagnatrice sur qui s’appuyer pour repérer ce qui rigidifie cette fonction symbolique entravée. Ce n’est déjà pas si mal …

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