Texte – Pourquoi je joue au squiggle ?

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Texte initialement publié dans La lettre n°19 – Juillet 2008-bulletin des adhérents des Ateliers Claude Chassagny

 

Pourquoi je joue au squiggle (en séance d’orthophonie) ?

Claire de Firmas, orthophoniste

 

 

Souvent je propose avec gourmandise en fin de séance :

– Il nous reste cinq minutes… On fait un squiggle ?

Chacun choisit un crayon de couleur différent. Celui qui commence ferme les yeux et gribouille: il laisse son crayon se promener librement sur la feuille, sans du tout le diriger. Puis il rouvre les yeux et découvre le tracé qu’il a produit. Il tend alors la feuille à son partenaire qui transforme en un dessin signifiant tout ou partie du gribouillage, selon ce qu’il y voit. Puis, nouvelle feuille blanche, nous échangeons les rôles. Bien souvent, nous quittons à regret ce jeu auquel nous consacrerons une grande partie des séances suivantes, tant il est riche de plaisirs et de découvertes.

La règle du jeu est simplissime, c’est sa première qualité. Nul besoin de matériel particulier, de test étalonné, les plus piètres dessinateurs se découvrent capables de faire surgir un objet, un personnage, un animal, à partir de rien. Mais pour accéder à ce plaisir, il faut se laisser aller sous le regard de l’autre, oser la confiance, en soi et en l’autre, aller au devant de l’errance, mus par la curiosité de l’inconnu qui va advenir. Chacun sent bien que le seul vrai risque qu’il prend en se livrant à ce jeu, c’est d’apercevoir le grelot du chapeau de son diable d’inconscient: une évocation inattendue, une représentation surprenante, amusante, dérangeante, inconvenante, charmante…

Pour contenir ce presque rien et cette errance, j’ai institué un rituel: celui qui gribouille commence par inscrire en haut et à droite de la feuille ses initiales, accompagnées d’un fier numéro 1 pour signifier qu’il a ouvert la partie. Ensuite il lui faut fermer les yeux, en présence de l’autre. Cela provoque toujours un petit frisson. Je vois certaines paupières se plisser sous l’effort de ce retrait, certaines clignotent et ne peuvent se résoudre à se clore tout à fait, il y faut quelquefois le secours d’une main, pour s’empêcher de filer un regard curieux à travers les cils… et puis c’est parti, le crayon s’élance sur la feuille blanche et on dirait que plus rien ne pourra l’arrêter. Il tourne en rond, fait des loopings, des vagues, des traits rageurs… Il est rare qu’on se contente pour son premier squiggle d’une simple ligne emmêlée de quelques courbes. C’est alors au «transformeur» de laisser courir son imagination pour voir dans cette forme créée par tant de fils entremêlés une scène, une posture, un mouvement. Enfin il écrit le nom de ce qu’il a vu surgir et tenté de rendre visible à l’autre. Ainsi chacun voit sa part marquée de sa couleur et de ses lettres.

Comme dans le jeu des devinettes, les deux partenaires alternent les deux positions, chacune ayant ses charmes et ses contraintes: il est quelquefois bien tentant d’interférer dans la partie de l’autre, pour lui imposer une représentation qui n’est pas la sienne; il y a des traversées désertiques, sans inspiration; des moments de bouillonnements où il est bien difficile de choisir entre toutes les images qui surgissent; des instants proches du rêve où les images s’évanouissent avant qu’un mot ait pu les arrimer à cette rive du réel. Parfois le mot échappe, celui par lequel nommer une forme qui s’impose: un fer à repasser (trop prosaïque)… un bateau à moteur (trop bruyant)… une barque (qui glisse silencieusement sur l’eau verte du marais)… La chaîne associative reste dans le non-dit. C’est la magie de ce jeu de maintenir en suspens le précipité de la représentation, juste le temps de mettre en route la fonction symbolique, d’éprouver ce que Winnicott nomme l’espace transitionnel, pour se découvrir créateur.

Le nom de squiggle exprime si bien ce paradoxe du poids du signifiant sur nos représentations et sur notre pouvoir créatif. De nombreux dictionnaires anglais ne donnent pas de définition de ce mot et ne proposent que des termes approchant, déjà riches d’évocations, tels que «wriggle» qui signifie frétiller, gigoter, se trémousser, ou «wiggle», se tortiller,se trémousser, ou «scribble»: gribouillage, crayonnage, barbouillage, griffonnage, et finalement «squiggle», qu’un dictionnaire propose comme équivalent de notre expression française: pattes de mouche. Finalement, c’est la définition anglaise du motqui me parle le plus : a short line that curls and loops in an irregular way.

Je ne sais l’attrait qu’a ce mot sur les anglophones… Je sais que mon attachement à ce jeu passe par la consonance de son nom, qui fonctionne comme une onomatopée.

«Squiggle» m’évoque à la fois élan et lâcher-prise. Je n’aurais sûrement pas pu dire cela au commencement, avant qu’il ne s’étoffe de tant de moments partagés. Je n’aurais pas non plus adopté ce jeu sans la profonde estime que je porte à son inventeur, à qui je l’ai emprunté pour en faire ce qu’on pourrait nommer une «ouverture thérapeutique». Ce texte est comme une reconnaissance de dette. C’est de Winnicott que je tiens nombre de mes outils thérapeutiques, alors même que j’en fais tout autre chose que lui… Ledestin de ce signifiant est finalement celui de tous les mots, que nous utilisons chacun à notre façon singulière bien qu’ils nous aient été transmis par quelqu’un d’autre… Je sais que d’autres orthophonistes se sont emparés comme moi du squiggle, séduits par l’évidente simplicité de cet outil de création. Il condense les principaux ingrédients de la parole, tout en étant essentiellement non-verbal: la puissance de la fonction symbolique, alimentée par le désir de se rencontrer, peut transformer n’importe quelle trace en signifiant.

Extrait de La Lettre n°19 –Juillet 2008

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