Texte – Octave : Sonate à 4 mains

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Texte initialement publié dans La Lettre n° 36 –octobre/novembre 2012-bulletin des adhérents des Ateliers Claude Chassagny.

Octave : sonate à 4 mains ou les mots pour le dire

Florence Collin, orthophoniste

 

Octave adore les lettres : ça tombe bien, moi aussi !

Depuis longtemps, elles le fascinent. Elles lui permettent d’écrire à l’infini des guirlandes de mots mais aussi de reconnaître toute une ribambelle de noms comme celui de son Papa. Ainsi là-bas, au bled, il retrouve vite sa tombe dans le dédale des allées du cimetière. Ce Papa parti bien trop vite, installé là-haut dans le ciel et dont lui parle tant sa Maman. Maman inconsolable d’avoir dormi paisiblement aux côtés de son mari alors que la vie quittait ce dernier. Maman si triste qui se met à tout craindre pour Bébé Octave, alors âgé de 8 mois. Bébé Octave boit, mange tout ce que lui donne sa Maman y compris tous ces morceaux d’angoisse mélangés au lait du biberon.

C’est difficile à digérer l’angoisse, alors Bébé Octave se met à crier, hurler, et à 2 ans, il ne sait faire que ça avec sa bouche. Heureusement, les bonnes fées PMI se penchent sur sa poussette, poussée discrètement par sa Maman: « Allez-donc voir au CMPI (tiens, presque les mêmes fées !). Elles prendront soin de vous ».

Là, le jeune Octave et sa mère rencontrent Dame Christiane, infirmière de son état. Doucement, patiemment, cette dernière va écouter, accompagner, soutenir une mère qui, la mort dans l’âme d’avoir perdu trop vite son compagnon, redoutant que La Grande Faucheuse ne l’emporte à son tour, ne sait plus bercer son enfant de mots sucrés et de douces comptines, ne sait plus dire « non » de façon bienveillante aux colères intempestives de son petit garçon.

Garçonnet, tentant de tout maîtriser pour ne pas laisser toute cette angoisse avalée les envahir et les ravager entièrement, lui et sa Maman. Pendant quelques temps encore, toujours pas de mots, que des cris montant dans les aigus qui, doit-il penser, détournent sa mère de ses propres malheurs. Un jour Dame Christiane crie comme Octave. Celui-ci interloqué, s’arrête net. Alors petit à petit, les paroles apaisantes, mais aussi les « non » de Dame Christiane vont finir par entrer dans les oreilles d’Octave et de sa Maman pour composer une musique harmonieuse.

Octave va d’abord imiter Dame Christiane, répétant ses dires à la façon d’un automate, puis au fur et à mesure les faire siens. Il constate alors qu’ils ont bien plus d’effet que les cris et que parler, c’est bien agréable. De concert, Octave découvre les lettres qui le fascinent : il en couvre des feuilles et des feuilles. Une partition qu’il joue à l’infini, ignorant les dessins et les jeux habituels d’un enfant de son âge. Il fréquente l’école maternelle depuis plus d’une année. Il aime apprendre. Ses talents « d’ écrivant » y sont valorisés.

Avec sa Maman, il continue à crier de sa voix de tête pour n’en faire qu’à sa guise. C’est ainsi que je fais sa connaissance au CMPI. A la fin d’une séance avec Dame Christiane, il hurle en haut de l’escalier, refusant de suivre sa mère. Aucune d’elles ne parvient à le faire descendre. Au bout d’un moment, j’arrive tranquillement derrière lui et lui dis d’une voix plutôt basse : « Ben dis donc, tu en fais du bruit ! ». Il se retourne, me regarde et, terrifié, se précipite dans l’escalier.

A chacun des rendez-vous suivants au CMPI, dès qu’il me croise, il court se réfugier auprès de sa mère. Cependant Dame Christiane souhaite avoir l’avis d’une orthophoniste : Octave, à 4 ans, parle de plus en plus mais a des troubles d’élocution. De plus ses formulations, tel un refrain, s’ordonnent sur un mode souvent mécanique, dans la même tonalité : son phrasé manque de mélodie.

Aussi, je vais le voir un jour dans la salle d’attente, bien avant que je lui aie fixé un rendez-vous, et lui explique que sa chère Dame m’a demandé de le recevoir : pour cela, il serait important qu’il n’ait plus peur de moi. D’abord caché derrièresa Maman, il finit par risquer un œil, puis de plus en plus intéressé par mes propos, s’écarte de sa mère, m’écoute attentivement, me fixant de ses grands yeux noirs. Il acquiesce à ma proposition.

D’emblée dans nos rencontres, il me fait partager sa grande passion pour les lettres et les mots. Nous échangeons avec intérêt et plaisir au travers de celles et ceux qu’il trace : Octave n’est jamais silencieux. Plus tard, il découvre, posé sur mon bureau, tel un lutrin, « L’Orthographe Illustrée ». Il s’en empare, me demande de lui lire les mots, les commente en fonction de l’illustration puis les épelle. Plusieurs de nos séances sont ainsi rythmées, pages après pages effeuillées inlassablement. Le début et la fin de nos rendez-vous se font sans heurts : ni tambour, ni trompette, Octave entre et sort de mon bureau sans anicroche aucune.

Il continue à être reçu par Dame Christiane : elle, c’est la Dame du mercredi et moi je suis celle du vendredi. Alternance, tempo. Le mercredi ça dure une heure. Le vendredi, c’est trois quart d’heure. Le mercredi, il n’y a pas classe. Le vendredi, il manque l’école une demi-matinée. C’est réglé comme du papier à musique et c’est très rassurant pour Octave.

Un vendredi, il arrive et à peine entré, énonce clairement qu’il veut faire de la peinture : « je vais dessiner le train ». Depuis son dernier voyage dans le pays natal de ses parents, il est surtout question de voyages dont il reproduit les itinéraires le mercredi. C’est alors qu’il commence à tracer à la peinture le mot train. Je commente : « Ah, là tu écris le mot train, tu ne dessines pas le train ». Il réplique : « Je ne sais pas dessiner. Dessine-le, toi ! ». J’obtempère. Moi non plus, je ne suis pas très douée dans cette discipline et me concentre alors sur mon travail et mes mouvements.

Au bout d’un moment, lorsque je relève la tête, je vois qu’Octave a recouvert de peinture les lettres préalablement tracées, s’essayant à toute une gamme de couleurs, son regard allant de mon dessin au sien. Je ne dis rien et continue à peindre. Dans la pièce, pour une fois le silence…

Tout à coup une voix basse, toute de musicalité : « Je me sens drôlement bien avec toi ! ». Trémolo de bonheur de ma part : je suis émue et non flattée. Octave se sent certainement bien aussi avec d’autres personnes dont Dame Christiane. Par cette parole, Octave me dit d’une voix bien posée, la sienne propre, qu’il a désormais accès à ses émotions, à ses affects, à son intégrité, à son intériorité et que surtout, il peut se servir « des mots pour le dire ». Il le dit à la Dame du vendredi, celle missionnée pour le conduire sur le chemin des Mots Justes.

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