Texte – Comment les nommer ?

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Texte initialement publié dans La Lettre n° 40–octobre/novembre 2013-bulletin des adhérents des Ateliers Claude Chassagny.

Monsieur, Madame, comment les nommer ?

France PETREQUIN, orthophoniste


Que ce soit dans nos écrits : présentations cliniques, courriers, comptes rendus, publications, ou dans nos échanges oraux : réunions d’équipes, réunions avec nos partenaires, synthèses, échanges informels, les parents de nos patients sont forcément constamment présents dans nos propos. Car, nous le savons encore mieux depuis que Winnicott l’a formulé de façon percutante, un enfant, ça n’existe pas sans ses parents.

Une question de sémantique me tient particulièrement à cœur depuis quelque temps. Je me suis demandé quels mots, nous, professionnels, selon les époques et le contexte, utilisions pour nommer les parents. Ne dit-on pas que le diable gît dans les détails ?

Les observations qui vont suivre n’ont pas d’autre prétention que de proposer que l’on s’attarde un court moment sur nos us et coutumes professionnels, avec le recul que nous donne un petit bout de la longue histoire du soin que nous construisons ensemble.

Les orthophonistes font profession de s’intéresser aux mots, pas seulement à ceux des autres mais aussi aux leurs, avec un intérêt tout particulier pour la langue dans son aspect formel. La langue en tant qu’outil, donc, mais avec cette précision importante : l’attention à la forme n’a d’intérêt que dans la mesure où la forme nous dit quelque chose du sens qui y est attaché ; de même qu’elle nous dit quelque chose de celui qui parle. Ainsi, forme, fond et locuteur sont-ils intimement liés.

Tout évolue : les pratiques, les conditions mêmes de nos pratiques, les connaissances, les courants et les modes ; sans compter que les patients changent également…

La langue elle-même est en constante évolution et, de ce fait, les mots pour dire les choses ; avec toutes les variantes individuelles de la part du locuteur – complexes – car elles tiennent à son identité.


Ceci étant précisé, allons-y !

Nous avons le classique « le père, la mère… » et ses extensions : « le grand-père, la belle-mère, le frère… etc ». Mais restreignons volontairement notre champ aux parents de l’enfant ; un enfant que pour la clarté du propos nous prénommerons Dom (le petit d’homme !).

Nous trouvons ainsi : « le père, la mère…sans complément de nom, ou bien avec le complément : « la mère de Dom, le père de Dom… » et, dans le même registre : « les parents » ou : « les parents de Dom ».

Cette forme s’impose manifestement dans les écrits, communications ou publications, mais aussi dans bon nombre de nos échanges oraux : classique, redisons-le.

Nous rencontrons également assez souvent « la maman, le papa… », et sa variante « la maman de Dom… le papa de Dom… » ; ceci plutôt dans nos échanges informels : « j’ai vu la maman de Dom, elle dit que ça va beaucoup mieux…(ou plus mal !) » ou bien : « la maman de Dom a téléphoné, etc. » Il n’est toutefois pas exclu de rencontrer « la maman » et « le papa » dans nos comptes rendus professionnels, informatisés ou non. Notons au passage qu’il n’existe pas de terme spécifique pour dire « les parents » avec la nuance de familiarité « papa, maman… » : « Papa, Maman » sont des individus dont l’intimité est soulignée, ensemble ils redeviennent « les parents », plus à distance.

Il semblerait en règle générale que plus l’enfant est jeune, plus « la maman, le papa… » – avec ou sans complément – s’imposent. Ainsi, si Dom est un bébé, nous aurons tendance à dire : « sa maman, la maman », voire : « cette maman, ce papa » ; ce qui signe probablement une identification au bébé de la part du professionnel.

Car bien sûr si Dom a 4 ans nous aurons tendance à lui dire : « nous allons retrouver ta maman dans la salle d’attente… », tandis que nous lui dirons plutôt : « est-ce que ta mère doit nous rejoindre ? » s’il en a 14. De même qu’il n’est pas indifférent de nous adresser à la mère de Dom en lui disant soit : « votre mari », soit : « le père de Dom », (que les parents soient séparés ou non).

Mais c’est une digression : réfléchir aux mots que nous employons pour nous adresser aux patients est au moins aussi important, mais c’est une autre affaire. Bref. Poursuivons. Notons qu’il n’est pas rare de rencontrer, dans le cours de nos échanges oraux, le couple : « la maman… le père… » au sein d’une même phrase ; alors que jamais, me semble-t-il : « la mère et… le papa… ». La parité ne serait donc pas tout à fait de mise dans nos propos en matière de parentalité, « la maman » dénotant une plus grande intimité auprès de l’enfant que « le père».

Sauf si elle s’éloigne : « depuis le départ de la mère… » semble s’imposer plutôt que « depuis que la maman a quitté le domicile …» !

Dans les écrits, nous rencontrons également très couramment : « Madame D., Monsieur D. » tandis qu’oralement nous dirons« Madame Dupont, Monsieur Dupont… » : autre classique, mêlant aspect pratique et souci d’anonymat.

Notons enfin – et c’est là que je voulais en venir – que nous rencontrons désormais couramment « Madame… Monsieur… » tout court. Sec ! sans nom de famille ni complément. Ceci, que ce soit dans les écrits ou dans nos échanges oraux, voire dans des présentations de cas cliniques : « Madame se plaint de l’agitation de Dom, Monsieur banalise, dit que tous les enfants sont comme ça… etc. » ; « Madame téléphone, inquiète… ».

Je ne saurais dater avec précision l’apparition de cette manière de dire, mais c’est un fait que la formule se répand à grande vitesse, toutes professions confondues. Ce dont je suis certaine, c’est que l’usage en est relativement récent : on ne l’employait pas du tout il y a seulement quelques années ; ou alors, m’a-ton dit, il y a bien longtemps, dans les milieux médicaux. Cette formule serait alors à considérer comme un peu « rétro ».

Tout évolue, redisons-le, qu’on le veuille ou non ; la langue, peut-être encore davantage que le reste, nous échappe et se montre particulièrement contagieuse. Moi-même, je tente de résister à cet usage qui n’était pas du tout dans ma pratique jusqu’à présent. C’est peut-être le motif principal de ma réflexion actuelle : qui sait si un jour « Madame, Monsieur » ne s’inviteront pas malgré moi au détour d’une phrase ou sur mon clavier…

En attendant, pour l’heure, je résiste.

Car j’interrogerais volontiers ces « Madame …Monsieur » tout court, très en vogue actuellement dans nos milieux professionnels.

Sous cette forme, il s’agirait d’un archétype, de personnes abstraites qui se distingueraient uniquement par le genre et la maturité : « Madame, Monsieur » sont des adultes, femme ou homme. Tout comme « le père, la mère » désignent également des adultes distincts par le genre, mais avec la différence qu’il est précisé qu’ils sont parents.

Sous la forme « Madame, Monsieur », ni le nom de famille, ni le lien avec Dom ne figurent. Le lien de parenté avec Dom reste sous-entendu : il va de soi, dans le contexte, que « Madame » est la mère de Dom et que « Monsieur » est son père.

« Madame, Monsieur… » me semblent marquer une distance : c’est le « Madame est servie… Monsieur rentrera tard … » des domestiques, ou encore, de façon plus actuelle, l’usage dans les relations commerciales : « pour Madame, ce joli collier en promotion… si Monsieur veut bien signer au bas de ce document … ».

Faudrait-il s’inquiéter d’une résonnance avec les termes employés actuellement à l’hôpital, où il n’est plus question de « patients » mais de « clients » ?

Cette formulation reflèterait-elle un changement dans la position clinique que nous occupons vis-à-vis de nos patients ? En effet, d’un point de vue clinique, il me semble que l’on ne se penche pas tout à fait de la même manière sur « le père de Dom » que sur « Monsieur ».

On peut s’interroger, du côté de la défense, sur ce que cette tournure apporte de neuf ; en d’autres termes, ce qui fait son succès actuel.


On peut y voir une tentative plus ou moins volontaire et consciente de prendre de la distance, une recherche d’objectivité professionnelle supplémentaire.

On peut supposer que ce serait un effet indirect du « dossier informatisé du patient » : peut-être un souci plus ou moins obscur de protéger l’anonymat de nos patients dans nos écrits sur l’ordinateur de l’hôpital ou dans les comptes- rendus adressés au médecin-conseil : des écrits qui restent toujours bien difficiles à rédiger dans le respect de l’intimité des patients et du cadre confidentiel dans lequel ils s’adressent à nous. Car même si l’habitude est prise de livrer notes et réflexions personnelles à un assez vaste lectorat, les scrupules demeurent, peut-être, plus ou moins à notre insu.

Et qu’en est-il des écrits que nous communiquons aux parents eux-mêmes ? (Lu, dans le compte-rendu d’une psychologue en cabinet libéral, adressé aux parents : « vous êtes les parents d’un garçon né le tant, prénommé Dom, qui présente tel trouble… etc. » : comment s’habituer à une formulation aussi ridicule ?).

Il se peut aussi tout bonnement que « Madame, Monsieur » répondent à un souci d’efficacité : il est en effet plus simple et plus rapide d’écrire « Mme. M. » que « la mère de Dom ». Mais dans ce cas, pourquoi l’utiliser également oralement ? Par assimilation de l’écrit à l’oral ?

Peut-être, dans le fond, ne faut-il y voir aucun sens particulier : juste un changement pour le changement, pour pallier à l’usure des mots car la mode, c’est ce qui se démode.

Pourtant, les mots ne sont pas innocents ; nous-mêmes ne le sommes pas non plus, bien sûr ! Ceci, nous le savons depuis Adam et Eve, (ou plutôt devrions-nous dire « depuis que Monsieur a croqué la pomme que lui tendait Madame » ! Un geste qui devait nous ouvrir les portes de la connaissance du bien et du mal). Tolérance, me dis-je pour finir : dans le fond, à chacun et à chaque époque ses préférences, ses choix et habitudes.

Toutefois, pour peu qu’on ait le goût des mots, on peut, et même on doit réfléchir à leur usage.

Et je serais bien curieuse et intéressée de savoir, chers collègues lecteurs, comment vous-mêmes résolvez cette affaire-là.


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